Thérapie podo-relationnelle
22 mai 2025
La salle d’attente du Dr. Éléonore Pinson respirait une tranquillité presque solennelle. Aucun magazine éventré ne jonchait la table basse en verre fumé ; les fauteuils club, d’un vert amande apaisant, semblaient n’avoir jamais connu l’empreinte d’une anxiété humaine. Les murs, d’un blanc immaculé, renvoyaient la lumière douce d’un matin de printemps qui filtrait à travers les stores vénitiens à demi-clos. Seul le tic-tac discret d’une horloge murale, au design suisse minimaliste, osait troubler ce silence. La salle était vide, si ce n’est la présence d’un jeune homme qui était arrivé avec une avance frisant l’indécence.
Arthur se recroquevillait sur le bord d’un des fauteuils, comme s’il craignait d’en souiller la perfection. Sa nervosité était palpable ; elle émanait de lui en petites vagues électriques. Ses poignets fins étaient ornés d’une collection hétéroclite de bracelets, de perles colorées et de lanières de cuir fatiguées. Il avait également un tee-shirt blanc banal, et une paire de jogging. Et quel jogging ! Un bleu de cobalt somme toute banal, si ce n’est l’imprimé criard d’une jeune fille manga aux yeux disproportionnés et à la chevelure rose bonbon qui s’étalait sur sa cuisse gauche, affichant le traditionnel signe V avec une main et un large sourire.
L’homme, lui, n’affichait pas un large sourire. Sous son tee-shirt, on devinait une poitrine qui se soulevait au rythme accéléré de sa respiration, ce qui ne faisait qu’accentuer son allure de moineau inquiet.
Il jeta un nouveau coup d’œil circulaire à la pièce, ses prunelles claires balayant les diplômes encadrés et la pile de prospectus sur la pleine conscience, comme s’il cherchait une issue de secours ou, à défaut, un signe que tout cela n’était qu’un mauvais rêve contrastant avec les couleurs acidulées de son pantalon. Son cœur cognait dans sa cage thoracique avec la ferveur d’un batteur de heavy metal découvrant la double pédale.
*
Soudain, la porte de la salle d’attente s’ouvrit dans un léger grincement qui fit sursauter Arthur. Sur le seuil se tenait le Dr. Éléonore Pinson.
— Bonjour, monsieur Nunez ! (Elle sourit chaleureusement.) Venez, suivez-moi
— B-bonjour… Oui.
La psychologue portait une robe légère, parsemée d’un motif floral aux couleurs vives – des coquelicots d’un rouge éclatant et des marguerites d’un blanc naïf dansaient sur un fond vert prairie. La coupe, simple et élégante, s’arrêtait juste au-dessus de ses genoux, dévoilant des jambes fines et bronzées. À ses pieds, une paire de sandales compensées en cuir brun, ajoutant une touche estivale à son allure professionnelle. Sa taille était fine, délicatement soulignée par la coupe cintrée de la robe. Sa chevelure était bien entretenue : de très longs cheveux bruns, lisses comme de la soie, cascadaient librement sur ses épaules et descendaient bien au-delà de sa taille, brillant sous la lumière artificielle du couloir. Un léger parfum, un mélange subtil de vanille et de fleur d’oranger, flotta un instant dans l’air lorsqu’il se leva pour la suivre jusqu’à son cabinet.
*
Une fois arrivés dans le cabinet, Eleonore invita son patient à s’asseoir d’un geste de la main vers un fauteuil confortable. Il s’installa avec précaution, le dos raide, les mains toujours agitées, cette fois sur ses genoux. La psychologue, quant à elle, prit place dans son fauteuil en face de son patient. Elle croisa les jambes avec élégance, sa robe à fleurs s’arrangeant en plis harmonieux.
Un instant, elle le contempla avec une attention bienveillante, laissant le silence s’installer, comme pour lui donner l’espace de respirer. Puis, ses lèvres esquissèrent un nouveau sourire.
— Alors, Arthur, comment allez-vous depuis notre dernière séance ? Comment se sont passées ces deux dernières semaines ?
Le jeune homme prit une inspiration saccadée. Ses yeux, qui jusqu’alors avaient soigneusement évité le contact direct, se fixèrent un instant sur un stylo oublié sur le bureau avant de revenir, hésitants, vers le visage de la thérapeute.
— Eh bien… (Il passe une main sur sa nuque.) Pas de grand changement, j’ai bien peur. C’est toujours pareil, vous savez. Dès que je suis dehors, ça commence. (Il réfléchit un instant.) Les ruminations. Elles sont toujours là, surtout quand il y a du monde, ou même quand je suis seul dans la rue, j’ai l’impression que…
Son regard, en quête d’un refuge loin de la douceur des yeux d’Éléonore, glissa malgré lui vers les sandales compensées qu’elle portait, révélant des orteils mignons, vernis d’un corail discret. Il s’y attarda sans le vouloir, comme on s’accroche à une image tranquille pour ne pas vaciller. Leurs semelles épaisses en liège lui semblaient si…
— Et quand je suis dans les… les transports en commun, c’est… c’est encore pire. Le bruit, le… les regards… et puis, ces… ces chaussures… elles sont… euh…
Éléonore Pinson, rompue à l’art subtil de décrypter les non-dits et les signaux corporels, ne manqua pas le changement de cap dans le discours et le regard de son patient. Un fin sourire étira ses lèvres.
— Arthur ? (Sa voix était douce.) Vous semblez avoir perdu le fil. Serait-ce mes chaussures qui vous distraient à ce point ?
Son ton était teinté d’une pointe d’amusement, dénué de tout jugement. Pris en flagrant délit d’admiration podologique, Arthur sentit une nouvelle vague de chaleur lui monter aux joues. Il aurait voulu disparaître sous le fauteuil bleu canard.
— Oh ! Euh… oui, pardon. (Il rougit.) C’est juste que… je… j’aime bien le style. Elles sont… jolies.
Le sourire d’Éléonore s’élargit, sincère et désarmant.
— Ah, merci beaucoup ! C’est très aimable !
Au lieu de ramener la conversation sur les rails thérapeutiques, elle se pencha légèrement en avant, comme pour partager une confidence.
— Vous savez, Arthur, c’est toute une histoire, ces sandales ! (Elle tapote doucement la lanière du bout de l’ongle.) Je les ai vues dans la vitrine d’une petite boutique indépendante, celle qui fait l’angle de la rue des Tisserands, vous voyez ? (Elle dessine l’angle de la rue avec ses doigts.) J’hésitais terriblement. Il y avait une autre paire, des espadrilles plates, très sympas aussi, avec des rubans à nouer autour de la cheville. (Elle mime le geste de nouer un ruban autour de sa cheville.) Un dilemme cornélien, je vous assure !
Elle inclina légèrement la tête, faisant onduler ses longs cheveux bruns autour de ses épaules.
— La vendeuse n’arrêtait pas de me vanter les mérites des espadrilles, « tellement plus pratiques pour l’été, mademoiselle, et si romantiques ! ».
— Ces talons… sont vraiment… craquants. Moins fermés. Enfin, pas que j’aie un problème avec les espadrilles. Elles ont leurs mérites. (Il se gratte la nuque.) Mais quand on a des pieds aussi... mignons que les vôtres, c'est bien de... de les montrer...
— Ah ah, merci ! (Elle cligne d’un œil.) En tout cas, ces sandales ont ce petit côté à la fois rétro et audacieux, non ? Et puis, cette hauteur ! J’adore être un peu en hauteur, ça me donne l’impression de dominer légèrement le monde, ou du moins, le rayon chaussures. (Elle glisse doucement ses doigts dans ses cheveux pour dégager son visage.) Finalement, j’ai craqué. Un pur achat coup de cœur. Je me suis dit qu’un peu de fantaisie aux pieds ne pouvait pas faire de mal.
Arthur la regardait avec beaucoup d’attention. Ses ruminations mentales s’étaient éclipsées par ce monologue inattendu sur les aventures de sa psychologue qui venait de lui offrir une parenthèse de légèreté dans sa séance.
— Je peux… je peux la regarder de plus près ? Le… la chaussure, je veux dire.
— Bien sûr ! (Elle fait un large sourire en fermant les yeux.) Avec plaisir. Ce n’est pas tous les jours qu’on me demande ça.
Elle retira une sandale et la lui tendit comme si c’était une pantoufle de verre.
— Je dois dire que c’est rare de croiser un homme qui remarque vraiment les chaussures. C’est rafraîchissant.
Arthur attrapa la sandale comme on recueillerait un oisillon tombé du nid.
— Vous savez, vous êtes un patient redoutable. (Elle fait un rire léger.) Dix minutes et je parle davantage de mes sandales que de votre anxiété ! (Elle fait une petite moue.) J’espère que… que vous ne m’en voudrez pas…
— On peut reporter l’anxiété à la semaine prochaine. Là, de ce que je vois, on est sur… (Il plisse les yeux.) Du cuir de vachette à bride souple… C’est très classe !
— J’adore quand quelqu’un remarque les détails. C’est bien du cuir de vachette ! Et la bride souple, c’est ce qui fait tout. Et puis ce petit décroché au niveau du talon… Regardez-moi ça ! (Elle pointe du doigt la bride.) Ça fait TOUTE la différence !
Arthur l’écoutait, un demi-sourire sur les lèvres, fasciné par l’aisance avec laquelle elle parlait de ses chaussures comme d’une grande passion. Il y avait chez elle quelque chose d’enfantin et de tellement sincère. Et lui, assis là, avec une sandale dans les mains, se demandait vaguement s’il n’était pas en train de vivre la séance de thérapie la plus étrange – et la plus sympa – de toute sa vie.
Arthur pencha un peu la tête, comme pour mieux capter la lumière sur la courbe du cuir. Un rayon doré, filtré par les stores à demi baissés, traversait la pièce en oblique, effleurant le parquet et dessinant sur la sandale des reflets chauds. Il caressa du bout des doigts la bride, testa son élasticité avec le sérieux d’un collectionneur d’antiquités, comme si le moindre détail recelait une histoire à ne pas brusquer.
— Le point de couture est impeccable… Le maintien doit être excellent. Je veux dire, euh… pour marcher. Enfin… logiquement.
— Très bon œil, Arthur ! Je suis montée quatre étages ce matin sans m’arrêter une seule fois. Un exploit pour une sandale. Ah ! Vous savez quoi ? (Elle se penche, comme pour partager un secret.) J’ai failli mettre des baskets ce matin ! Vous imaginez ?
— Il ne faut pas porter de baskets ! Ce serait dommage de cacher… enfin… vous avez des pieds… (Il se gratte la nuque.)... vraiment mignons.
— Ah ah ah ! (Elle rit de bon coeur.) Je vais finir par vous demander de m’accompagner dans un magasin.
Arthur sourit, baissa les yeux vers la sandale qu’il tenait encore, et la reposa avec précaution sur le tapis, comme s’il rendait un trésor.
— Et dire que j’étais venu pour de l’anxiété. Comment allez-vous facturer cette séance ?
— Ah, je vous adore ! Je pourrais… vous proposer un paiement en… massage de pieds ? (Elle chuchote la phrase comme une confidence entre deux enfants qui font une bêtise.) Enfin, juste pour cette fois, hein. Je ne le noterai pas dans votre dossier, promis.
Arthur sentit ses joues s’enflammer, un rouge profond envahissant tout son visage. Sa gorge se noua, et il déglutit avec difficulté, complètement déstabilisé par la proposition. Il ne s’y attendait vraiment pas, mais un petit plaisir discret brillait dans son regard, même s’il gardait ça pour lui.
— Euh… vous voulez dire… vraiment ? (Il bafouille, cherchant ses mots.) Je… Je suppose que… enfin, je...
— Vos yeux ne trompent pas ! (Elle lui fait un clin d’œil.) Je parie que vous y avez déjà pensé, Arthur.
— Oui... Enfin, non ! Euh... Je… je peux vraiment ?
Éléonore se pencha légèrement pour retirer sa seconde sandale, qu’elle déposa à côté de l’autre. Puis, avec un sourire amusé, elle plia les gambettes, et posa ses petons avec précaution sur les genoux d’Arthur, comme si elle lui confiait un secret fragile.
— C’est… c’est un privilège, ces pieds-là…
— Ah, vous savez, ils ont de la chance. (Elle croise les doigts en souriant.) Ils sont entre de bonnes mains, maintenant !
Il resta figé une seconde, puis se décida à poser ses doigts sur ses petons. Il commença à les masser avec une maladresse pleine de délicatesse, comme s’il essayait à la fois de bien faire… et de ne pas fondre en larmes d’émotion.
Éléonore, elle, bascula légèrement la tête en arrière et ferma les yeux, un rire léger secouant ses épaules.
— C’est très agréable, Arthur. (Elle s’enfonce un peu plus dans son siège.) Vous avez déjà fait ça avant ?
La porte claqua soudainement, faisant sursauter Arthur et Éléonore.
Le psychiatre, en costume gris impeccable, fit irruption, un dossier serré sous le bras. Il s’immobilisa sur le seuil, les yeux fixant Arthur, qui avaient les mains posées sur les pieds nus de la psychologue.
— N-non, ce n’est pas du tout ce que vous pensez ! balbutia Arthur, rouge comme une tomate.
— Ah si si. C’est exactement ce que vous croyez. (Elle rit comme une petite fille.) C’est… une technique thérapeutique… innovante, bien sûr.
Le psychiatre passa une main sur son menton.
— Bon… D’accord. On va dire que je n’ai rien vu.
Il déposa le dossier sur le bureau et ressortit en fermant la porte. Arthur et Éléonore échangèrent un regard gêné. Elle se mordit la lèvre, puis éclata de rire.
— Il va m’en parler pendant six mois. Ou bien faire semblant que c’est jamais arrivé. Ce qui est pire.
Arthur, lui, n’osait plus bouger. Il fixait les pieds qu’il tenait encore dans les mains, comme si c’était eux les coupables.
Mais à peine le silence retombé que la poignée tourna à nouveau.
— Je suis désolé, j’ai oublié un document, lança le chef en repassant la tête par l’entrebâillement.
Il se figea de nouveau, cligna des yeux.
— Ah. Vous y êtes encore. Eh bien. Prenez votre temps.
Il attrapa son dossier sur le bureau, fit un petit geste de tête en guise de salut, puis referma la porte, cette fois un peu plus lentement.
Arthur inspira longuement. La psy, elle, se recala dans son fauteuil, toujours les pieds sur les genoux de son patient, l’air absolument pas perturbée.
Mais à peine trois minutes plus tard, nouveau grincement. Le chef entra pour de bon cette fois, tenant une petite tasse de café. Il s’assit sans un mot sur la chaise destinée habituellement aux accompagnants. Long silence. Il sirota une gorgée de café.
— Écoutez… continuez. Moi je veux juste voir si ça marche, cette méthode.
— Vous voulez dire… je continue… le massage ?
Le chef haussa les épaules.
— Je dois dire être intéressé de voir cette technique thérapeutique innovante à l’œuvre.
La psychologue explosa de rire, les joues rouges. Arthur hésita, les mains figées sur la plante des pieds de sa psychologue. Il lança un regard furtif au psychiatre, toujours assis là, tasse en main, le regard neutre.
— Bon, ben… d’accord, murmura-t-il.
Il reprit son massage avec lenteur, comme s’il devait soudain faire un exposé sur chaque geste. Ses pouces glissèrent le long de l’arche du pied, puis, un peu maladroitement, il s’attaqua aux orteils, les massant tout doucement entre ses doigts comme des petits coussinets. Ils étaient si mignons.
— Aïe ! (Elle fait une grimace exagérée.) Non, je plaisante. C’est parfait. Continuez, continuez. Je me sens comme une princesse chouchoutée, vous savez, celle qu’on dorlote jusqu’au bout des orteils !
— Très bien, très bien… (Le psychiatre sort un calepin de la poche de sa chemise.) Une stimulation proprioceptive… Intéressant.
Arthur releva les yeux, interloqué.
— Vous notez vraiment ?
— Toujours. On ne sait jamais quand une révolution thérapeutique peut apparaître. Continuez les orteils. Ça semble activer le nerf vague. Fascinant.
— Le nerf vague ? répéta Arthur, un peu paumé.
— Oui. Ou alors c’est juste que vous êtes doué.
Éléonore éclata de rire, ses pieds remuant légèrement sous l’effet du fou rire. Arthur, un peu intimidé par cette réaction, ajusta la position de ses mains. Il plaça ses pouces sous la voûte plantaire et traça doucement de petits cercles, remontant lentement jusqu’à la base des orteils. Ses gestes, d’abord hésitants, prenaient un rythme régulier, presque instinctif. Il se concentra sur chacun de ses mouvements, comme s’il suivait une partition invisible. Du bout de l’index, il dessina une boucle autour de l’os du gros orteil, puis glissa le long des phalanges en étirant délicatement les petits coussinets, un à un.
La psychologue laissa échapper un soupir de contentement, les yeux mi-clos. Elle s’enfonça un peu plus dans le fauteuil, la tête renversée en arrière, un sourire béat accroché au visage.
— Vous avez vraiment les pieds tout doux.
— Eh oui ! Tous les soirs, un bain de pieds dans une infusion tiède de pétales de rose et de lait d’avoine.
— C’est… c’est vraiment très beau ce que vous faites pour eux. Je suis sûr qu’ils le savent.
Ses doigts continuaient leur travail avec une douceur appliquée, comme s’il redoutait de rater un détail. Il massait maintenant avec les paumes, alternant pressions légères et effleurements, remontant parfois jusqu’à la cheville dans un élan presque affectueux.
— Il est adorable, non ? affirma Éléonore à son chef. Je vous parie qu’il va finir masseur professionnel à la fin de nos séances.
Arthur ne répondit pas. Il était rouge comme une tomate, les mains toujours en contact avec ses orteils, pris entre la gêne et un bonheur indicible. Il souriait bêtement, les yeux baissés.
— On devrait breveter ce truc, ajouta le chef en se levant. "Thérapie podo-relationnelle intégrative". Ça claque, non ?
Et il sortit à nouveau, comme s’il venait d’assister à une conférence TED.
Le silence revint, mais ce n’était plus le même. Il avait changé de texture. Plus dense, plus confortable. La lumière de fin d’après-midi baignait la pièce, dorant doucement les meubles et les visages.
Arthur, concentré, passait maintenant le bout de ses doigts sur les coussinets de ses orteils, les massant un à un avec tendresse, comme s’il pressait des petits marshmallows. Ils étaient chauds, doux, comme une promesse de calme. Il s’appliquait. Peut-être même un peu trop.
Éléonore entrouvrit les yeux. Son rire était passé. Il ne restait plus que ce petit souffle tranquille, ce demi-sourire accroché à sa joue.
— Vous savez, dit-elle doucement, je crois que c’est la première fois que je me laisse aller comme ça en séance.
— Moi aussi, souffla Arthur. Enfin… je veux dire… je suis plutôt du genre crispé, d’habitude. Même avec les gens qui me connaissent depuis longtemps.
— Et là ?
— Là, j’ai l’impression que je suis dans un rêve bizarre. Mais un rêve… gentil. Du genre qu’on n’ose pas trop raconter aux autres parce que c’est trop étrange, mais qu’on garde en soi pour les jours gris.
Éléonore ne répondit pas tout de suite. Elle fixa le plafond, pensive, les orteils remuant légèrement sous ses mains.
— J’espère que vous ne croyez pas que je fais ça avec tous mes patients.
— Je serais un peu triste si c’était vrai.
— Pourquoi ?
— Parce que… j’aimerais croire que ce moment-là, il n’existe qu’ici, avec vous. Que c’est un truc un peu fragile, un peu unique, qu’on n’offre pas à tout le monde. Et j’en ai pas eu beaucoup, des moments comme ça.
— Est-ce que ça vous fait du bien, Arthur ?
— Le massage ?
— Non. D’être là. Avec moi. Comme ça.
Arthur s’arrêta un instant, les mains posées sur ses chevilles comme s’il cherchait les bons mots dans la chaleur de sa peau. Il leva doucement les yeux vers elle. Elle avait cette expression tranquille, presque rêveuse, comme si elle aussi se tenait dans un espace hors du temps.
— Oui… beaucoup, murmura-t-il.
Il marqua une pause, une ombre de sourire glissant au coin de ses lèvres.
— C’est comme… une parenthèse douce dans ma tête. Y a plus de bruit, plus d’inquiétude. Juste vous. (Il hésite un instant.) C’est rare… d’avoir un endroit où on se sent bien sans avoir besoin de faire semblant.
Ses doigts reprirent leur mouvement, plus lentement, comme pour accompagner le poids léger de ses mots. Elle le regarda sans dire un mot, ses yeux brillants d’une certaines tendresse.
Éléonore se redressa légèrement dans son fauteuil, ses pieds toujours sur les genoux d’Arthur, mais sa posture devint un peu moins distante. Elle pencha la tête sur le côté, comme pour mieux le voir, non pas comme un patient, mais comme qui il était vraiment.
— Vous savez, ce genre de moment ne m’arrive jamais avec un homme. (Elle baisse les yeux.) La plupart ont toujours des idées derrière la tête, mais vous… vous êtes adorable.
Elle esquissa un sourire timide qui contrastait avec sa nature vive. Un silence s’installa entre eux, mais un silence tranquille, celui qui n’a pas besoin d’être comblé. À travers la fenêtre, on entendait juste le bruissement léger des feuilles. Le temps semblait suspendu.
Le soleil déclinait lentement derrière les stores vénitiens, dessinant sur le parquet des bandes de lumière dorée qui semblaient s’allonger au rythme du silence.
Éléonore consulta d’un œil distrait l’horloge murale, puis soupira doucement – pas de lassitude, juste ce petit pincement qu’on ressent lorsqu’un bon moment touche à sa fin.
— On va devoir s’arrêter là, Arthur.
— Ah oui ?
Il releva légèrement la tête, un peu surpris de voir le temps s’échapper si vite.
Elle retira lentement ses pieds de ses genoux, prenant soin de ne pas briser la délicatesse du contact. Ses doigts effleurèrent encore l’air un instant, comme pour garder la trace d’une chaleur fugace. D’un geste tranquille, elle remit ses sandales, les boucles tintant doucement, puis redressa sa jupe d’un mouvement naturel, presque automatique.
— Je ramène une bassine et du lait d’avoine pour la prochaine séance ? demanda Arthur.
Le regard du jeune homme pétillait, un mélange d’humour et de tendresse, comme si ce rituel devenu secret entre eux avait pris une place inattendue.
— N’oubliez pas les pétales de rose ! (Elle sourit avec malice.) Ça fait vraiment la différence.
— Comptez sur moi, je ramènerai tout le kit.
Arthur se leva doucement, ses mains cherchant à enfiler sa veste, ralentissant le geste comme pour repousser l’échéance. Il jeta un dernier coup d’œil autour du cabinet, comme pour imprimer dans sa mémoire chaque détail, chaque silence partagé.
— Merci, Éléonore.
Sa voix était douce, pleine d’une sincérité presque fragile.
— C’était un plaisir.
Elle lui rendit son regard, un éclat complice et chaleureux au creux des yeux.
— Et… merci à vous aussi.
Ils échangèrent un dernier regard, aussi léger qu’un au revoir murmuré au bord d’un quai. Un regard qui contenait tout ce qui n’avait pas été dit, mais se ressentait profondément.
Puis, Arthur ouvrit la porte et sortit.
Dehors, l’air avait le goût d’un début de quelque chose. Arthur marcha lentement, les mains dans les poches, un sourire discret accroché aux lèvres, comme s’il portait un secret qu’il n’était pas encore prêt à partager. Chaque pas semblait un peu plus léger, comme si les moments partagés avec sa psychologue avait laissé un peu de son anxiété au fond du cabinet… et emporté avec lui un petit morceau de douceur.