Réclusion dans les bois
23 août 2021

Bien que nous soyons près de huit milliards d’individus à peupler la Terre, il était difficile de savoir à qui s’adresser, de savoir à qui accorder sa confiance. La parure bienveillante qu’arboraient la plupart des gens cachait souvent un bien mauvais fond.
Cependant, à côté de ces innombrables personnes égoïstes pouvaient se trouver des personnes formidables, bienveillantes et possédant de nobles valeurs. Malheureusement, pour le moment, personne n’avait encore inventé une machine permettant de les détecter au premier regard…
*
Tout avait commencé dans une petite ville au nord de la France. Dans cette tranquille commune vivait une demoiselle du nom de Luna Oliveira.
Luna avait trente-deux ans et était une Franco-Portugaise qui était une informaticienne très douée dans son travail. Personne ne savait pourquoi, mais la jeune femme n’avait — selon les ouï-dire — aucune amitié. Elle était réticente envers tout le monde et ne s’approchait quasiment pas de ses collègues. Par ailleurs, l’entreprise dans laquelle Luna travaillait organisait régulièrement des déjeuners dans le but de solidifier les relations entre les collaborateurs. Néanmoins, Luna n’y participait jamais. Pour cause, elle avait toujours quelque chose de mieux à faire. Personne ne pouvait lui reprocher cela, car elle était libre de faire ce qu’elle voulait tant que cela respectait le règlement de l’entreprise ; et rien ne l’obligeait à déjeuner avec les autres.
Luna était donc une pure solitaire et personne ne savait quasiment rien d’elle. Tout le monde était d’accord pour dire qu’elle avait de sérieux problèmes relationnels. Les rares collaborateurs qui avaient tenté de devenir amis avec elle avaient tous échoué ; même pour discuter de choses banales.
Finalement, elle reçut le prestigieux surnom de « bloc de glace ». Au début, c’était une ruse mise en place par ses collègues de bureau dans le but de l’aider à se défaire de ce surnom espiègle. Lui donner un surnom bizarre allait sans doute la déranger, pouvait s’en plaindre, et allait forcément être obligée de s’adresser aux autres.
Qu’à cela ne tienne ! Ça n’avait pas eu le résultat escompté. En fait, Luna se fichait complètement du surnom qu’on pouvait lui attribuer, que ce soit « bloc de glace » ou tout autre sobriquet. Tout ce qui l’importait, c’était de venir à l’heure, faire le travail pour lequel elle était payée, et retourner à la maison.
*
Dans son quotidien, Luna était constamment gênée par le monde qui l’entourait, et les relations interhumaines étaient épuisantes. Un matin, elle vint au boulot comme d’habitude, quand elle fut confrontée à une situation inhabituelle. Son chef la convoqua de suite dans son bureau. Luna était agacée d’avoir à s’entretenir avec son patron, mais elle fit quand même l’effort d’y aller.
Devant la porte du bureau de son patron, elle toqua.
— Entrez.
— C’est à quel sujet ?
— Bonjour, mademoiselle Oliveira. Comment allez-vous ? demanda humblement son chef.
— Je vais bien. Vous vouliez juste me dire si j’allais bien ? demanda froidement Luna.
Le chef fut légèrement choqué, car il s’attendait à une conversation plus ou moins normale, ce qui n’était pas le cas. Il décida donc d’aller droit au but en évitant les formalités.
— Je vous ai fait venir ici parce que vos résultats sont en baisse. Je ne vous ai jamais convoquée ici pour cela, car jusqu’ici, vos résultats étaient largement satisfaisants. Mais là, ils sont en constante baisse.
Après avoir dit ces mots, le chef resta silencieux, s’attendant à des explications, mais la jeune femme ne répondit rien. L’homme, un peu mal à l’aise, reprit la parole :
— Vous êtes l’une de nos meilleures informaticiennes et je n’aimerais pas que vous vous fassiez virer à cause de cette baisse de performances ces dernières semaines. Si vous avez besoin d’aide, nous pouvons vous l’apporter, mais il faut impérativement que vous fassiez un effort.
Luna ne dit toujours rien. Elle fixait à présent le chevalet de bureau sur lequel était écrit « James Russo, CEO ». Elle regardait l’objet métallique plusieurs secondes. Encore une fois, le chef se sentit obligé de prendre la parole :
— Écoutez… commença-t-il avant de se faire interrompre par Luna :
— Je démissionne, finit-elle par lui répondre en se levant de la chaise sur laquelle elle était assise.
— Quoi ?
— J’ai dit que je démissionne.
Luna sortit précipitamment du bureau, se rendit dans le sien, rangea quelques bricoles dans son sac à dos et sortit des locaux de l’entreprise sans adresser la parole à qui que ce soit.
À présent, Luna n’avait plus de boulot, et cela lui était bien égal. Pour elle, les gens allaient travailler, car ils avaient besoin d’argent, mais elle, elle en avait déjà, de l’argent.
Alors, quoi ?
Une fois dans son appartement, elle s’allongea dans son lit, les yeux rivés sur le plafond de sa chambre. Elle réfléchit à sa situation en se demandant ce qu’elle allait bien pouvoir faire de tout ce temps libre. Après une heure, la demoiselle n’avait toujours aucune réponse concrète.
La jeunette se leva pour aller regarder la télévision. Luna n’appréciait guère la télévision, mais cette machine était l’une des rares distractions dont elle disposait pour tuer le temps. Dès qu’elle alluma la télévision, une journaliste présentait les informations du jour. Luna pouvait entendre ceci : « […] assassiné dans la nuit par deux hommes non identifiés. D’après quelques témoins, la victime aurait été vue quelques heures plus tôt dans l’un des bars à proximité du lieu du crime. C’est après cela que ses agresseurs se ruèrent sur lui jusqu’à lui […] ». Luna était agacée par cette information. Cela renforçait en quelque sorte sa décision de ne pas se mélanger aux gens. Elle zappa sur une chaîne de sport diffusant un match de football. « Onze idiots qui courent derrière un ballon, génial », soupira-t-elle en zappant à nouveau de chaîne. Après la chaîne de sport, elle se retrouva sur une chaîne diffusant une télé-réalité. De pis en pis. « Encore une émission débile remplie des Français les plus cons de France et diffusée pour les écervelés de ce pays d’attardés », pesta-t-elle en se frottant les yeux.
Finalement, Luna éteignit la télévision et jeta la télécommande contre le mur en face avant de tomber sur le parquet avec la pile qui se délogea. « Pas plus mal », grogna-t-elle en restant allongée dans son canapé et savourant ce moment qu’elle passa seule, loin du grand monde, sans rien ni personne pour déranger sa quiétude.
*
Cela faisait maintenant cinq jours que Luna n’avait plus de boulot, mais cela n’avait pas l’air de la gêner. Elle vivait assez bien et n’avait pas l’air si inquiète. C’est même dans cette période qu’une idée lui traversa l’esprit. L’idée était d’aller passer quelques semaines dans le chalet de sa mère qui se trouvait dans les bois, isolé du monde. Luna adorait souvent aller dans cet endroit, car là-bas, elle pouvait avoir la paix et la tranquillité dont elle avait besoin. Il était dix heures du matin quand elle prit sa voiture pour se diriger vers le chalet de sa mère. Elle devait faire une escale dans un supermarché afin de prendre quelques vivres qui allaient lui permettre de tenir durant quelques semaines sans avoir à y retourner.
Une fois dans le supermarché, Luna prit un caddie et commença par visiter les rayons afin de prendre les différents produits sur sa liste. Faire les courses était l’une des choses que Luna détestait. Cette tâche était souvent l’occasion de rencontrer des gens indiscrets et impertinents qui cherchaient à tisser des liens. Elle n’avait pas tort, car en visitant le rayon des produits laitiers, elle vit un homme qui ne cessait de lui jeter des coups d’œil. Gênée, Luna faisait de son mieux pour ignorer cet inconnu. Mais il en fallait bien plus pour décourager l’homme à la chevelure blonde qui, visiblement, voulait discuter avec la demoiselle. Le type poussa donc son caddie et, par mégarde, ce dernier cogna légèrement celui de Luna.
— Oh, désolé, mademoiselle. Qu’est-ce que je suis maladroit ! s’exclama le bel inconnu qui voulait s’excuser de son geste afin de démarrer une conversation.
— Oui, vous pouvez le dire. Vous êtes maladroit, répondit sèchement Luna avant de se concentrer à nouveau sur le choix de ses produits.
— Waouh ! dit l’homme totalement dépassé par la réponse de la jeunette. Vous venez souvent faire vos courses dans ce supermarché ? demanda-t-il.
Bien que Luna ait entendu cette question, elle fit comme si de rien n’était. Elle laissa le blond debout dans cette allée et sélectionna avec soin les produits qu’elle allait consommer une fois au chalet.
— Désolé, je ne me suis pas présenté. Je suis Henry Cahill, et vous ? demanda-t-il poliment.
— Bon, je vais être plus clair avec vous. Je n’ai pas envie de discuter. Tout ce que je veux, c’est faire mes courses et rentrer chez moi. Je n’ai pas envie de papoter avec vous, d’accord ? Vous pouvez comprendre ça ? Je suis sûr que vous pouvez. Alors, prenez votre caddie, poussez-le et allez discuter avec quelqu’un d’autre, dit sèchement Luna.
Le jeune homme n’en revenait pas. Dans son visage pouvait se lire de la honte. Il poussa donc son caddie pour s’éloigner de cette femme très désagréable qu’il regrettait d’avoir voulu rencontrer.
— Ces gens, toujours à vouloir discuter avec les autres, marmonna-t-elle. Jamais je n’arriverai à comprendre cette attitude.
Luna avait fini de choisir ses produits laitiers et il fallait à présent choisir des fruits. Elle se dirigea donc vers les étagères. Luna était soulagée, car près des étagères des fruits et légumes, il n’y avait personne. Elle pouvait donc faire tranquillement ses courses sans avoir à papoter. Elle était là, en train de sélectionner quelques fruits, quand un homme vint près d’elle. Ce dernier se mit également à choisir ses produits. Au fond, Luna était contente, car il n’avait pas à parler avec lui. Cela était visiblement une conclusion tirée bien trop tôt. L’homme, en effet, après avoir pris une pomme sur laquelle était indiquée « produits bio », se retourna vers Luna pour engager la discussion.
— Produit bio, produit bio, mon œil. Ils bourrent les plantes de produits chimiques, mais pour les poser dans les grandes surfaces, ils marquent « bio ».
Luna fit un léger sourire dépourvu de tout sentiment, en espérant que l’homme ne dise plus rien par la suite.
— Ah, vous avez suivi le match des loups hier ? Ces gars sont tous des débiles. Comment mener par deux buts et se faire rattraper au score à dix minutes de la fin ? Ce coach devrait être viré avec quelques joueurs d’ailleurs, surtout le numéro 6.
— Oui, dit Luna qui tentait tant bien que mal de montrer son désintéressement à son interlocuteur.
— Tu comprends, n’est-ce pas ? Nous avons besoin d’une équipe défensivement solide, mais avec ce que nous avons là, nous ne risquons pas de finir dans le top 10 du championnat.
Luna était agacée par l’insistance de ce monsieur qui lui parlait d’un sport dont elle n’en avait rien à foutre. Pour ne plus répondre, la jeune femme prit quelques fruits sans rien vérifier, les déposa dans son caddie et s’éloigna de l’homme passionné de football.
Par la suite, elle fit le tour du magasin en faisant le reste de ses courses. En dernier, elle devait prendre des produits de soin de la peau. En face du rayon dans lequel elle devait prendre les produits, elle vit deux hommes qui discutaient. Cela était bien suffisant pour que Luna rebrousse chemin. Elle ne voulait pas s’aventurer près d’eux et être embarquée dans une énième discussion. Elle alla donc à la caisse afin de payer ses achats. Elle les embarqua dans son véhicule et prit la direction de son chalet.
*
Quand Luna ouvrit la porte du chalet, son regard s’illumina comme jamais. Elle venait de comprendre toute la paix qu’elle aurait loin de toute cette chienlit. Elle aurait donc du temps à consacrer sans qu’un voisin perturbateur ne cherche coûte que coûte à discuter, dialoguer ou pinailler. Le chalet était situé en plein milieu de la forêt, ce qui faisait donc qu’il n’y avait personne à plus de trois kilomètres à la ronde. L’habitat était à ranger, car les parties non couvertes étaient recouvertes de poussières. En rangeant le bordel, elle vit une balle de tennis. Cette balle jaune était l’un des faits marquants de sa jeunesse. Elle adorait jouer avec cette balle et cette dernière pouvait largement remplacer les amis qu’elle ne voulait pas avoir.
— Ah, ma petite balle. Tu vas me tenir compagnie, rit-elle en lançant la balle vers le sol.
La balle revint dans ses mains.
— Si obéissante ! Tu n’es pas comme tous ces humains qui ne font que déranger. Toi, tu suis les ordres, tu sais te tenir tranquille quand il le faut, tu vas là où je t’envoie, et tu reviens quand les conditions sont réunies. En tant que balle, tu es bien meilleure que les hommes, affirma-t-elle en lançant la balle contre un des murs de la maison avant de la rattraper sans peine.
*
Durant les jours qui suivirent, Luna n’avait entretenu de contact avec personne. Bien qu’il y ait du réseau téléphonique dans cet endroit isolé, elle n’avait appelé personne et n’avait cherché à ne prendre des nouvelles d’aucune de ses rares connaissances.
— Bon, franchement, pourquoi vais-je chercher à prendre des nouvelles des autres ? demanda-t-elle à la balle avec qui elle discutait souvent. Les gens sont mieux comme ils sont et je suis bien comme je suis. Je n’ai pas besoin d’eux pour vivre et c’est réciproque. Je ne vois donc pas pourquoi je devrais appeler des gens et faire comme si je me souciais d’eux.
Après un court moment de silence, elle enchaîna :
— Tu vois, n’est-ce pas, j’ai bien raison. Mon monde me plaît tel qu’il est et je n’ai besoin d’absolument personne. Enfin, à part toi, bien sûr ! finit-elle par dire à son compagnon.
Luna resta assise dans un des canapés de la salle de séjour à discuter avec sa balle de tennis. Subitement, son téléphone, qu’elle venait de rallumer après plusieurs jours, venait de sonner. C’était l’un des sept numéros qu’elle avait enregistrés dans son téléphone. Sur l’écran, elle pouvait lire « Maman ».
— Oui, allô ? dit-elle en rappelant le numéro.
— Oui, Luna, comment tu vas ? Nous nous sommes inquiétés pour toi. Je suis venue à ton appartement et je n’ai vu personne. On s’inquiète pour toi, ma fille, s’insurgea sa mère un peu colérique, mais plutôt heureuse de pouvoir joindre sa fille.
— Je vais bien, maman. Ne t’inquiète pas pour moi. Je suis devenue grande, maintenant…
— Ne me dis pas cela, Luna. Je suis ta mère et rien ne peut m’empêcher de m’inquiéter pour toi ! dit-elle en haussant le ton. Alors tu es où, ma chérie ? demanda la mère quelques secondes plus tard.
— Quelque part.
— Bon, je vais voyager d’ici quelques heures. À mon retour, penses-tu que l’on puisse se voir ?
Luna sentit que la discussion allait tourner au sentimentalisme et qu’elle serait obligée de consacrer du temps à sa mère. Elle décida donc de se créer une échappatoire afin d’écourter la discussion.
— Maman, j’ai un truc au feu et je crois que ça brûle. Je te rappelle plus tard, souffla-t-elle en raccrochant sans même attendre la réponse de sa mère.
Après avoir raccroché, elle poussa un grand « ouf » de soulagement comme si elle venait de se débarrasser d’un lourd fardeau qui la pesait.
— Tu vois ce que je dis, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à son compagnon inanimé posé sur la table basse.
*
Les jours et les semaines passaient et Luna se confortait de plus en plus dans sa position. Elle avait réussi à s’éloigner des autres et ne ressentait donc plus le besoin d’une présence humaine. Le plus étonnant était la complicité qu’elle avait réussi à développer avec cette balle de tennis. Elle en était même arrivée à dessiner deux yeux, un nez et une bouche sur la balle afin qu’elle ait une apparence plus humaine. Luna ne se rendait véritablement pas compte de ce qui lui arrivait. Cela était en grande partie dû au fait qu’il n’y avait personne à des kilomètres. Aucun humain ne parlait avec elle, ne lui donnait de conseils ou ne lui tenait compagnie. Elle n’avait donc pas cette possibilité de se voir à travers les autres.
Un beau matin, alors qu’elle s’apprêtait à faire son petit-déjeuner, l’une des choses qu’elle redouta le plus se produit. Il n’y avait plus d’œufs dans son frigo ; en fait, il n’y avait rien. Elle était obligée d’aller en acheter, et donc, de sortir. Au début, cette idée était dérangeante. Elle passa donc quatre journées d’affilée sans manger de la nourriture contenant des œufs, mais elle avait faim, très faim. Luna décida finalement de se rendre dans le marché le plus proche du chalet.
*
Une fois au marché, Luna se retrouva dans un monde qui lui était presque étranger. Elle voyait les gens aller dans tous les sens, voyait les gens parler, rire, choisir leurs achats. Des marchands l’interpellaient afin de lui vendre certains de leurs produits, mais Luna était gênée et se sentait dans une posture inconfortable. Tout ce qu’elle voulait était de rentrer dans son chalet loin de toutes ces personnes. Trouver des œufs devait être facile dans un marché sauf que là, cela faisait une demi-heure que Luna tournait en rond sans voir un marchand d’œufs. Elle n’osait pas non plus demander aux passants, car les discussions avec les autres la répugnaient au plus haut point. Elle passa donc plusieurs minutes à tourner en rond dans ce marché et finit par trouver ce qu’elle recherchait, mais après un très long moment.
— Bonjour. Je veux des œufs, dit Luna avec un regard qui fuyait celle de la marchande.
— Bonjour, comment allez-vous ? demanda la dame toute souriante.
— Je veux une quarantaine d’œufs, insista-t-elle en haussant légèrement le ton.
— D’accord, je vais vous servir, dit la dame en s’apercevant que la jeunette n’était pas trop bavarde. Cela vous fera quinze euros.
Luna lui tendit exactement les quinze euros, prit son paquet, et s’en alla sans même remercier la marchande. Elle marchait à grands pas dans le but de sortir de cet endroit bondé qui l’agaçait depuis le début. Près de sa voiture, elle entendit quelqu’un qui l’appelait par-derrière.
— Madame, madame ! scandait la personne.
Dès que Luna se retournait, elle vit la dame qui lui avait vendu des œufs courir vers elle.
— Vous avez laissé tomber deux pièces de cinq euros devant mon étagère. J’ai voulu vous les remettre, dit-elle en tendant les pièces à Luna.
Luna refusa les pièces en faisant un signe « non » avec les mains, le regard fuyant, sans rien répondre, entra dans sa voiture et la démarra. La jeune dame restait perplexe face au comportement de cette femme à qui elle voulait rendre service, mais qui semblait ne pas vouloir se mêler à des problèmes routiniers.
Dans sa voiture, Luna ruminait sur ce qui venait de se passer. Elle se posait mille et une questions.
— Ce ne sont que deux pièces, pourquoi cette dame a-t-elle couru autant pour venir me les remettre ? Elle pouvait les garder, non ? Pourquoi a-t-elle fait cela ? demanda Luna à la balle de tennis posée sur le siège passager.
Après quelques secondes, elle s’interrogea autrement :
— Tu penses que certaines personnes ne sont pas si idiotes ou si méchantes que cela ?
Sur le chemin de retour, son esprit était envahi par plusieurs questions. Le geste que venait de faire cette dame avait eu un impact sur Luna. Une fois chez elle, la jeunette reprit le cours normal de sa « vie ». Elle était de nouveau dans son monde, seule avec son ami inanimé. Ce fut à ce moment qu’elle se posa une question qui allait tout changer :
— Et si j’essayais de m’adapter aux autres ?
Après quelques secondes, elle éclata de rire :
— Non, je dis n’importe quoi…
Le reste de la journée se déroula comme d’habitude. Rien de particulier ne se produisit. Le soir, Luna décida de se connecter dans le but de jouer quelques heures à un de ses jeux vidéo. Une fois connectée, une publicité attira l’attention de Luna. Il s’agissait en effet d’un réseau social. Luna était tentée de s’inscrire dans le but de voir ce qui allait se passer. Elle prit donc quelques secondes pour s’inscrire. La plupart des joueurs de jeux vidéo le faisaient par passion, mais ce n’était pas le cas de Luna. Elle n’avait aucune passion et jouait à ses jeux uniquement dans le but de perdre du temps. Elle exterminait ses adversaires sans pour autant ressentir un sentiment de fierté ou de supériorité. Ce fut à ce moment qu’elle reçut une notification. En effet, elle pouvait lire sur son écran « Jeanne Monroe vous a envoyé une invitation. »
Ce nom lui disait quelque chose, mais Luna ne se rappelait pas très bien de qui il s’agissait. Avant de lancer une partie de jeu vidéo, elle alla vérifier qui était cette « Jeanne ». En voyant la photo de profil, elle se souvint.
— Une fille qui était dans ma classe quand j’étais en dernière année du primaire. J’avais le béguin pour elle, mais je ne lui ai jamais rien dit, marmonna Luna qui n’assumait pas sa sexualité.
Luna ne savait pas vraiment pourquoi, mais elle valida la demande d’invitation de la fille, puis elle lança un jeu vidéo en ligne, quand Jeanne lui envoya un message vingt minutes plus tard :
— Salut, Luna. Comment, tu vas ?
— Oui, bien.
— Tu te souviens de moi ?
— Oui, tu es Jeanne. Je me souviens, bien sûr.
— Oui, c’est moi. Alors que deviens-tu ?
— Pas grand-chose.
— Tu es toujours en ville ?
— Non. Je n’y suis plus. Et toi ?
— Moi, oui, mais toi, tu as déménagé ?
En un court instant, Luna voulait arrêter la conversation dans le but de se concentrer sur son jeu vidéo. Néanmoins, Jeanne était la deuxième personne qui lui accordait de l’importance dans la journée. Elle décida donc de continuer la conversation avec elle en essayant de ne pas être désagréable.
— Je suis dans le chalet de ma mère, dans les bois.
— C’est cool, ça ! Ça te dirait que l’on prenne un café ensemble un de ces jours ?
Après avoir lu ce message, Luna bondit de sa chaise, car elle ne s’y attendait pas. Elle ne savait alors quoi répondre. L’envie lui démangeait de refuser cette proposition, mais au fond, quelque chose la motivait à accepter. Luna ne savait pas réellement ce qu’était ce nouveau besoin, mais cela s’apparentait à un besoin de changement. « Non, je suis prise et je ne sais pas quand je pourrais dégager du temps pour prendre un café avec quelqu’un. » Voici les mots qu’avait écrits Luna sans pour autant les envoyer. Elle supprima ce message quelques secondes plus tard après une longue réflexion, et envoya plutôt ceci :
— OK, quand ?
— Demain si cela te dit. À treize heures, au café de Pedro ; cela te convient ?
— C’est noté.
— D’accord, Luna. Ravie de renouer contact avec toi. Cela me fait vraiment plaisir, tu ne peux pas imaginer !
— De même !
*
Durant tout le reste de la soirée, Luna avait eu envie d’écrire à nouveau à Jeanne afin d’annuler le rendez-vous. Néanmoins, elle ne céda pas et comptait bien se rendre à ce rendez-vous. Le lendemain, à midi, Luna était déjà prête. Elle était habillée pour sortir, alors elle prit sa balle de tennis et se mit en route.
Il était treize heures et Luna était déjà assise sur l’une des chaises du café à attendre Jeanne. Cela faisait bientôt quinze longues minutes et la jeune femme commença par perdre patience.
— C’est comme je le disais. Les gens vous donnent rendez-vous et vous plantent sur le lieu du rendez-vous. Je ne saurai jamais comment m’adapter à ces créatures, soupira-t-elle en soufflant longuement.
À ce moment, elle entendit le bruit d’escarpins qui claquaient contre le sol. Ces bruits provenaient de l’entrée et Luna faisait dos à cette entrée. Elle ne pouvait donc pas voir de qui il s’agissait.
Subitement, une personne toucha le dos de Luna qui, par réflexe, poussa la partie supérieure de son corps vers l’avant dans le but de se débarrasser de la main qui était posée sur elle. C’était la main d’une sublime jeune dame dont le visage était presque identique à celle sur le profil de Jeanne Monroe. C’était elle, la connaissance d’enfance de Luna.
— Je suis désolée du retard, commença-t-elle par dire en s’asseyant sur la chaise en face de Luna. Je suis allée récupérer mon fils dans son école. Sa maîtresse m’a fait tarder à cause d’une petite situation. Je suis vraiment désolée.
Pendant ce temps, Luna se sentant trop proche de Jeanne poussa légèrement son siège vers l’arrière.
— Tu sais, je ne suis pas contaminée par un virus, sourit-elle après avoir remarqué les gestes d’éviction que faisait Luna.
— Pardon. Euh. Oui ; nous pouvons commander ?
— Oui, bien sûr.
Jeanne appela le serveur et les deux connaissances commandèrent le repas de leur choix.
Après ce délicieux repas, place fut faite à la partie que Luna semblait détester. La partie où il fallait discuter de tout et de rien. Elle avait envie de prendre ses jambes à son cou et quitter cet endroit, parce qu’elle regrettait d’avoir osé y aller.
— Alors, Luna, que deviens-tu ?
— Pas grand-chose. Je vis comme je peux, ce n’est pas toujours facile, mais on s’y fait. Et toi ?
— Je vis ma vie. Je la croque à pleine dent. Je suis une mère célibataire assez heureuse. Je suis comblé par mon fils, Greg. J’ai un boulot formidable qui me permet de passer du temps avec mon fils. J’envisage de créer d’ici quelque temps une entreprise de gestion des ressources humaines et j’espère qu’elle va cartonner ! s’enthousiasma Jeanne avec le regard plein de bonheur et de lumière. Et toi, que fais-tu comme travail ?
— Je ne travaille plus depuis quelques mois.
— Et pourquoi cela ?
— C’est une longue histoire.
— Visiblement, tu n’as pas changé depuis le temps. Tu es toujours si introvertie et si distante vis-à-vis des autres. J’ai même été surprise que tu aies accepté mon invitation. Tu sais, je ne peux pas vraiment dire que je sais pourquoi tu es si distante avec les autres, mais je peux te dire que tu rates énormément de choses. Tu vois, chaque personne est particulière, et c’est cela qui nous rend intéressants. Chaque personne a une histoire et un vécu qui le caractérise. En t’ouvrant aux autres, tu comprendras bien plus de choses. Je sais que tu brûles d’envie de me dire que les gens sont mauvais, mais laisse-moi te dire une chose. Quand tu fermes les yeux pour ne voir que ce que les gens ont de mauvais, tu fermes également les yeux sur ce qu’ils ont de bon. Tu as quelque chose à offrir au monde et ouvre-toi à lui.
Luna fut réellement touchée par les mots de la jeune femme, mais comme toujours, elle ne savait pas comment manifester ce qu’elle ressentait. Elle resta donc figée quelques instants.
— Tu as raison. Je suis… désolée. Vraiment désolée. Il faut que j’y aille, merci pour tout, sincèrement, dit-elle poliment.
Jeanne n’eut pas le temps de placer un mot que Luna s’éloigna déjà. L’introvertie savait bien, au fond d’elle, que ce que Jeanne disait était vrai, mais elle ne savait pas ce que ce changement pouvait impliquer dans sa vie. Elle commença donc par conduire sa voiture jusqu’au chalet tout en réfléchissant à ce que venait de lui dire son amie d’enfance.
Une fois au chalet, la discussion s’intensifiait.
— Je crois qu’elle a raison, affirma-t-elle à sa balle de tennis en tenant un verre de whiskey dans la main. Elle a un enfant, un boulot et elle semble si heureuse ! Moi, je suis ici, avec une gueule de déterrée, en train de discuter avec une balle de tennis parce que je ne sais pas comment m’adapter aux autres. En allant à ce rendez-vous, une part de moi voulait savoir si je pouvais toujours m’adapter à la société, mais je viens de comprendre que je ne le pouvais plus. J’ai entretenu ce mal et je pense que je vais vivre seule jusqu’à la fin de mes jours. Personne ne m’aimera. Qui se souviendra de moi à ma mort ? Je crois que je vis une vie que personne n’a envie de connaître ni d’entendre.
Après quelques secondes, elle reprit son monologue comme si elle venait de recevoir une réponse de la balle de tennis :
— Je me le demande aussi. À quoi cela sert de vivre ainsi ? À quoi bon vivre au milieu des bois ? Ou au milieu des immeubles, des maisons, peu importe ? Je ne peux pas m’adapter à la vie normale et mon rendez-vous avec Jeanne ne fait que confirmer cette évidence pourtant si… pertinente…
*
Les jours s’enchaînaient et Luna sombrait de plus en plus dans la dépression. En quelques jours, elle avait fini la moitié de la réserve de whisky que sa mère avait dans le chalet. Elle était pompette à tout moment de la journée et n’avait aucunement les idées claires.
— Et si je faisais cela ? dit-elle avec sa voix trébuchante. Et si je mettais fin à mes jours ? Cela serait certainement un problème de moins dans cette vie de merde que nous vivons. Hein ? Pas vrai ?
Après quelques minutes, Luna changea de sujet et ne pensa plus au suicide. Elle ne se souvenait de rien au-delà de cinq secondes écoulées à force de boire de l’alcool fort.
— J’crois qu’j’vais prendre un bain, indiqua-t-elle à son compagnon. J’t’laisse un instant, mon pote, tu bouges pas, hein, j’reviens… Reste juste là, sinon j’sais plus où t’es !
Luna tituba vers la salle de bain, ouvrit l’eau un peu chaude, mais pas trop, et se déshabilla difficilement en se tenant aux murs.
*
Quatre jours plus tard, la mère de Luna revint de son voyage et supposa que sa fille se trouvait dans le chalet. Quand elle ouvrit la porte de la salle de séjour, elle trouva Luna étendue sur le canapé du salon, inanimée, les bras ensanglantés, dégageant une odeur de mort.
Sur la table étaient posés un bout de papier et un stylo. Sur le bout de papier, il y avait ces quelques mots :
« Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que c’est toi, maman, qui découvrira cette lettre… et tant mieux. Tu as souvent été la seule à te soucier vraiment de moi. Je sais que je ne suis pas devenue ce que tu aurais espéré que je devienne. Je n’ai pas su m’améliorer durant toutes ces années et j’en ai souffert. J’ai décidé d’en finir avec mes jours, car je n’ai plus la force de vivre dans ce monde. Ma solitude me ronge depuis des années et le monde m’oppresse. Personne ne peut m’aider. En m’ôtant la vie, je serai en paix avec moi-même. Je ne sais pas quel souvenir tu vas garder de moi, maman, mais je pense que quitter ce monde est le meilleur des choix. Cela paraît assez drôle, mais c’est pour la première fois depuis plusieurs années que j’arrive à réellement extérioriser ce que je ressens. Enfin, bref. Je dois m’excuser auprès de toi pour tout ce que j’ai pu te faire. Pardon, maman. J’ai fait de mon mieux. Ce n’est pas de ta faute ; ce n’est pas du tout de ta faute…
Luna Oliveira. »