Bouillie vocale

3 août 2022

Sur la grande ville au centre du pays, le soleil venait de se lever après de longues heures. C’était lundi matin et toutes les radios s’attelaient à souhaiter une belle journée ainsi qu’une bonne semaine de travail à leurs auditeurs. Parmi les milliers d’auditeurs de la radio nationale répandus sur tout le territoire se trouvait Rachelle Bett, l’assistante de l’un des plus grands psychiatres de la ville : le docteur Herbert Rosenberg.

La jeune Rachelle, à bord de sa berline Mercedes noire, s’était complètement métamorphosée ; comme tous les lundis, d’ailleurs. Elle était vêtue d’un tailleur gris sur une belle chemise noire en bas de laquelle se trouvait une jupe qui lui arrivait à peine aux genoux. À ses pieds, des talons qui ne faisaient pas moins de dix centimètres et qui étaient d’un noir rutilant. La jeune brune d’à peine trente ans ne lésinait pas sur les moyens pour se faire belle. Son brushing, ainsi que son maquillage digne d’un conte de fées, ne semblaient pas dire le contraire. 

Après quinze minutes au volant de sa voiture, la magnifique dame se gara sur le parking et, comme tous les jours de service, elle coupa le moteur de son engin, posa ses deux mains sur le volant, inspira un grand bol d’air puis expira par la suite. Ce rituel lui permettait de reprendre son calme et d’attaquer la journée avec sérénité. Dès que ce fut fait, la jeune dame descendit, ouvrit la portière arrière de son véhicule, prit ses sacs et se dirigea vers le bâtiment dans lequel se trouvait le cabinet. 

Dès qu’elle foula le carreau de son bureau, elle aperçut de loin une jeune femme qui était assise sur le banc d’attente. Elle tournait son regard dans tous les sens comme quelqu’un qui n’était jamais venu sur les lieux. C’était le cas, car mademoiselle Bett ne la reconnaissait pas. Aussitôt, l’assistante jeta un coup d’œil à la montre se trouvant à son poignet et vit qu’il sonnait sept heures trente-six minutes. « Qu’est-ce qu’elle fait ici, si tôt ? » se demanda mademoiselle Bett d’une voix basse, à peine perceptible par l’inconnue. Pour en savoir plus, sous le bruit esthétiquement claquant de ses talons, mademoiselle Bett se rapprocha de la jeune inconnue.

— Bonjour, mademoiselle, que puis-je faire pour vous ? demanda mademoiselle Bett avec un léger sourire au coin de la bouche.

— Je suis venue voir le psy. C’est bien à cet étage que se trouve son bureau ? demanda la jeune femme qui avait également une belle coiffure avec ses cheveux ondulés.

— Oui, c’est bien ici que se trouve son bureau. Avez-vous rendez-vous avec lui ? demanda la jeune assistante d’un air confus, car ce visage ne lui semblait pas du tout familier et aucun nouveau client n’avait pris rendez-vous.

— Non. J’ai un problème urgent, madame, et je ne peux pas attendre. Vous devez me prendre aujourd’hui. Je suis déjà passée chez une dizaine de spécialistes et je n’ai rien eu comme résultat. Vous êtes mon dernier espoir, dit la jeune femme en sanglotant. 

Le protocole exigeait que toute personne devant voir le docteur Herbert prenne rendez-vous quelques jours à l’avance et mademoiselle Bett comptait bien faire respecter cela :

— Navrée, mademoiselle. Nous ne pouvons pas vous prendre. Cette matinée est bien trop chargée pour que l’on vous prenne. Vous pouvez venir avec moi pour prendre rendez-vous si vous le souhaitez. Qu’est-ce que vous en dites ? finit-elle par demander.

— Non, je ne peux pas revenir. Il faut que je parle avec le docteur aujourd’hui. Il le faut. Oui, il le faut.

Mademoiselle Bett, ne sachant plus quoi dire, se dirigea vers son bureau afin de se décharger du poids de ses sacs.

— Oui. Je dois le voir aujourd’hui et je sais que vous n’en avez pas envie, mais moi, si. Je dois le voir quoi que vous en dites ou en pensez. (Elle la suit dans son bureau.) D’ailleurs, arrêtez de râler dans mes oreilles. J’en ai marre de vous, dit la jeune femme au grand étonnement de l’assistance qui ne comprenait pas cette réaction si agressive. 

Une fois dans son bureau, mademoiselle Bett referma la porte et se plongea dans ses documents, oubliant complètement la jeune femme qui était à côté d’elle. La secrétaire, toujours vêtue de noir, retira le haut de son tailleur, enfila sa blouse blanche posée sur la chaise, et la boutonna. Quand elle se retourna, mademoiselle Bett constata que la potentielle patiente du psychiatre était assise sur le lit d’hôpital. Elle sourit et Rachelle fit de même avant qu’elles ne furent alertées par la voix du docteur Herbert, discutant avec quelqu’un. L’assistante bondit de sa chaise, rouvrit la porte et intervint dans la discussion.

— Bonjour, docteur. Et votre week-end ? demanda chaleureusement la jeune dame.

— Je vais bien et chez vous, mademoiselle Bett ?

— Je vais bien également. Vous avez rencontré mademoiselle ? Elle est juste ici, dans mon cabinet. Elle n’a pas pris rendez-vous, mais insiste pour vous voir. Je lui ai demandée d’en prendre un, mais elle refuse catégoriquement. Que peut-on faire pour elle ?

— Je suis déjà là et nous n’allons pas laisser cette magnifique jeune femme rentrer bredouille chez elle. J’ai combien de rendez-vous ce matin, mademoiselle Bett ?

— Vous en avez quatre, docteur. Votre pause est à treize heures. Le premier rendez-vous commence à neuf heures soit à peu près dans vingt minutes, répondit mademoiselle Bett.

— Ça marche. Je pense qu’en vingt minutes, je pourrai avoir un entretien fructueux avec cette jeune femme. 

Aussitôt dit, le docteur Herbert invita la jeune femme, vêtue d’un jean bleu moulant, d’un tee-shirt magenta, d’une petite veste légère à poches latérales et de sandales à lanières, à le suivre dans son bureau. 

À l’entrée du bureau, et presque d’un geste instinctif, la jeune femme tapota ses sandales contre le sol comme pour enlever le sable qui était en bas de ses chaussures. Elle entra ensuite dans ce grand bureau dont les murs étaient recouverts de tableaux de diverses natures. L’un de ces murs était parsemé uniquement de diplômes, certainement ceux du médecin.

— Asseyez-vous, demanda le docteur à la jeune femme qui contemplait le décor qu’elle avait autour d’elle.

— Ben j’allais pas rester debout ! répliqua-t-elle.

Quelques secondes plus tard, elle s’assit, mais regardait toujours tout ce qui était autour d’elle.

— Comment vous appelez-vous ?

— Rachelle Durance.

— Je suis ravi de vous rencontrer, mademoiselle Rachelle Durance.

— Lequel ? demanda la jeune fille, toujours avec les yeux qui tournaient dans tous les sens, fixant tantôt les murs, tantôt le plafond.

— Celui par lequel vos parents vous appellent. Je pense que cela devrait suffire.

— Quels parents exactement ?

— Eh bien… vos parents, répondit le docteur en faisant sortir de son sac ses lunettes.

— Je ne sais pas vraiment de quoi vous parlez. Vous me parlez de prénom alors que j’en ai deux et vous me parlez ensuite de famille alors que j’en ai deux également. Je m’attendais à un psy plus compétent et plus précis. Malheureusement pour moi, vous êtes comme tous ceux que j’ai rencontrés.

Le docteur Herbert n’en revenait pas de cette réponse, car il ne s’y attendait pas.

— D’accord. Je comprends. Alors lequel de vos deux prénoms appréciez-vous le plus ?

— Sahra.

— Sahra Durance ? C’est bien cela ? demanda le docteur tout en notant dans son petit carnet qu’il avait pris le soin d’ouvrir quelques secondes plus tôt.

— Non. Sahra Daud-Amal, répondit-elle. 

Le docteur était toujours confus, malgré le fait que la jeune femme l’avait prévenu. En effet, Sahra était née et était originaire de la Somalie – ou encore de la République fédérale de Somalie –, un pays de l’Afrique de l’Est d’à peu près seize millions d’habitants. Elle était issue d’une famille pauvre avec un père très agressif et surtout alcoolique. Ce dernier était d’une violence inouïe, ce qui faisait qu’il ne se passait pas un seul soir sans que Sahra et sa mère Myriam ne se retrouvent sous les coups de poing, de ceinture ou même de courroie de ce dernier. Le pire dans tout cela était que dans ce petit village de quelques centaines de personnes, c’était une sorte de norme. Un vrai homme devait boire de l’alcool afin de voir jusqu’où il pouvait tenir, et seules les femmes n’en prenaient pas. Aussi, un vrai homme devait montrer son autorité et son pouvoir sur les autres et cela passait irrémédiablement par la violence. 

Un après-midi, Sahra et sa mère étaient à la maison et depuis la cour de la concession, elles pouvaient voir le soleil se coucher. La petite fille commençait par regarder sa mère, car elle savait que l’heure de la baston s’approchait. La seule chose qui pouvait leur éviter cela était que Abdul, le père, n’ait pas bu, mais il y avait de faibles chances que cela se produise. La jeune fille se mit à pleurer en posant la tête sur le pagne délavé de sa mère qui enfouit ses doigts dans les cheveux de sa fille chérie pour la réconforter. 

Le soleil s’était couché et il sonnait probablement vingt-et-une heure quand Abdul revint à la maison, complètement ivre à ne plus être en état de conduire sa bicyclette. Il demandait à manger et Myriam lui servit avec soin et amour malgré la peur qu’elle ressentait. Par mégarde, l’eau qui devait servir à Abdul pour qu’il se lave les mains se renversa légèrement sur le pantalon de ce dernier. Aussitôt, Myriam se figea, car elle savait qu’elle avait fait une grosse bourde qui allait lui coûter cher. Et elle avait raison, car son mari venait de lui asséner une gifle avec une énergie terrifiante. Myriam tomba et le reste de l’eau se versa sur elle. Sahra, alors qu’elle n’avait que quatre ans, courut vers sa mère afin de la relever quand son père se rapprocha d’elle et écarta du revers de la main la petite fille qui tomba à son tour sur le sol. Elle se releva aussitôt alors que sa mère recevait déjà des paires de gifles de la part de son mari qui proférait des insanités à son égard. « Traîtresse, poufiasse, prostituée, femme indigne… » étaient les insultes qu’on pouvait entendre. Le seul mot que disait Myriam allongée sur le sol était « PARDON ». Myriam, ayant une seconde de répit, se saisit du bol dans lequel se trouvait l’eau et donna un violent coup à la tête de son mari qui arrêta en même temps de la battre. Les effets de l’alcool ne lui permettaient pas de tenir le coup. Myriam, en pleurs, se releva, prit sa fille et sortit de la maison après avoir craché en direction de son mari pour lui montrer son indignation. 

La jeune femme ne savait pas où elle allait se rendre ni comment elle allait survivre dans les prochains jours, mais tout ce qu’elle savait était qu’elle devait s’éloigner de cet homme pour sauver sa vie ainsi que celle de sa fille. Dans cette nuit, sans chaussures, Myriam et Sahra allèrent au marché du village, un endroit qui était toujours animé, même les soirs, par des gens qui n’avaient pas de cases pour dormir. Les deux allaient passer la nuit là.

*

— Qu’est-ce que Sahra veut dire ? demanda le docteur à sa nouvelle patiente.

— Lumière ou je ne sais pas trop.

— Et d’où vient le nom Durance que vous m’avez donné à l’accueil ? D’ailleurs, pourrais-je voir l’une de vos pièces d’identité ? finit par demander le psy.

— Oui, bien sûr, répondit la jeune femme qui fit sortir la carte et la remit au docteur Herbert. 

Après quelques secondes, le docteur reprit la parole :

— Ici, il est écrit que vous vous appelez Maisie Durance, remarqua le docteur.

— Oui, répondit la fille en se mettant à rire. C’est fou comme les gens de l’administration se trompent !

*

Un an après avoir quitté son foyer marqué par la maltraitance et les insultes, Myriam et sa fille avaient une chance inespérée de rejoindre l’Europe qui, selon elles, était la terre du bonheur, du bon vivre et des opportunités. Il s’agissait en effet d’un homme dont le métier était de faire passer des personnes par la mer afin d’atteindre soit l’Espagne ou la Grèce. Myriam savait que ce chemin était risqué et surtout mortel. De nombreuses personnes avaient pris ce chemin risqué et avaient péri sans que leurs corps soient retrouvés et dignement enterrés par leurs proches. Par ailleurs, en plus d’être dangereux, le chemin était long, car plusieurs villes et pays, notamment l’Érythrée, l’Égypte, la Libye et autres devraient être traversés avant qu’ils n’arrivent sur la terre promise. En s’engageant sur ce chemin, Myriam aurait préféré ne pas avoir d’enfant… mais hélas ! Sahra – ou plutôt Maisie –, était là et devait faire partie de cette aventure à grand risque. 

Le voyage dura plusieurs jours. Deux mois après avoir amorcé cette traversée, mère et fille se retrouvèrent en Europe. Elles avaient vu la mort d’autres personnes et l’ont frôlée également à de nombreuses reprises. Elles ont travaillé durant quelques jours comme esclaves dans certains camps sous la menace des armes des militaires qui peuplaient la zone. 

Quatre mois après avoir accosté au large du continent européen, une famille généreuse de Blancs décida de prendre Myriam comme femme de ménage et sa fille pouvait vivre dans la maison. C’était au grand bonheur de Myriam qui n’aurait pas pu rêver mieux pour elle et sa petite fille, qui, en quelques mois, avait vécu des émotions fortes et presque traumatisantes, même pour un adulte. Cela n’inquiétait pas pour autant Myriam qui se disait qu’à à peine cinq ans, on ne pouvait pas comprendre grand-chose à ce qui se passait autour de soi. 

Tout se passait tellement bien que monsieur Durance, un banquier de la place, décida d’adopter Sahra et d’en faire sa fille aux yeux de la loi. Depuis ses cinq ans, Sahra Daud-Amal s’était transformée en Maisie Durance.

*

— Alors, racontez-moi ce qui se passe. Que se passe-t-il ? demanda le docteur Herbert en ajustant ses lunettes.

— Je ne sais pas trop. Je ne sais pas si vous pouvez m’aider à aller mieux. C’est clair que votre mur est bourré de diplômes universitaires, mais je me demande si vous avez les compétences nécessaires pour résoudre mon problème.

— Oh, je comprends vos doutes, et peut-être qu’à votre place, j’aurais les mêmes. Faisons un petit jeu si vous le voulez bien. Nous allons discuter et vous verrez si je peux résoudre votre problème ou pas. Je vous demande de me faire confiance.

— La confiance ? Il pense sérieusement que je vais lui faire confiance ? C’est ce que disait monsieur Durance, murmura Maisie en regardant le mur.

Après quelques secondes, elle reprit la parole :

— Oui, beau-papa. Peu importe comment tu veux l’appeler. C’était ce qu’il disait aussi. Il me demandait de lui faire confiance. Il me disait que tout irait bien.

Quelques secondes de silence s’installèrent avant que Maisie n’éclate de rire :

— Oui, tu as parfaitement raison !

Le docteur Herbert ne resta pas perplexe bien longtemps. Il savait déjà à peu de choses près ce dont souffrait sa nouvelle patiente. Alors que Maisie discutait toujours avec elle-même, le docteur Herbert décrocha son téléphone et appela son assistante :

— Mon prochain rendez-vous est-il déjà là ou a-t-il fait comme la dernière fois ? demanda le docteur.

— Il n’est pas encore là. Nous pouvons l’attendre. Il n’est que neuf heures passées de cinq petites minutes.

— Je sais. Je vois. S’il vient finalement, dites-lui que je ne suis pas là et que j’ai eu un empêchement de dernière minute. Vous pouvez même lui envoyer un message tout de suite pour l’en informer. Pour mes autres rendez-vous, annulez-les. 

Le docteur Herbert n’attendit même pas la réponse de son assistante avant de raccrocher. Il réajusta pour la énième fois ses lunettes, posa ses coudes sur la table et fixa la jeune fille devant lui qui arborait un visage souriant, presque angélique.

— Quand est-ce que vous avez commencé par entendre des voix ?

— Je ne sais plus très exactement. Il y a un an et demi. Il y a un an. Je ne sais plus trop, tout est mélangé dans ma tête de telle manière que je n’arrive même plus à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas.

— À quelle période de votre vie avez-vous commencé à entendre ces voix ? Calmez-vous et essayez de vous en rappeler.

La jeune femme, après avoir entendu le mot « calme », ferma les yeux et devint subitement calme comme si l’on avait appuyé sur un bouton pour lui ordonner de se calmer. Après quelques instants, la jeune femme ouvrit les yeux :

— Avez-vous une femme ? demanda Maisie au docteur.

Ce dernier ne comprit pas la pertinence de cette question, mais décida quand même de jouer le jeu avec Maisie :

— Oui, j’ai une magnifique femme, répondit le docteur.

Maisie éclata à nouveau de rire jusqu’à se lever de la chaise sur laquelle elle était assise. Son rire était tellement violent et grinçant que mademoiselle Bett fit irruption dans le bureau du docteur :

— Docteur, tout va bien ? demanda-t-elle, la main posée sur la poignée de la porte.

Aussitôt, Maisie arrêta de rire.

— Oui, mademoiselle Bett. Tout va bien. Refermez la porte derrière vous. 

La patiente resta sur place, fixa longuement le docteur et revint ensuite à la charge avec une autre question.

— Comment vous croire ? À vrai dire, c’était la même chose que racontait mon père. Enfin, monsieur Durance. Il couvrait tellement d’éloges sa femme qu’on avait l’impression que pour lui, Dorcas Durance était la seule femme au monde.

— Que s’est-il passé avec cette famille ? demanda le psy qui se doutait que la cause du mal résidait dans la relation entre Maisie et la famille Durance. 

En trois ans, tout se passait au mieux pour Maisie, huit ans, et Myriam. Les deux femmes s’épanouissaient pleinement avec la famille Durance, et leur fils Loïc était très gentil, contrairement à plusieurs garçons de son âge. Aussi étonnant que cela puisse paraître, madame Durance aimait la compagnie de Myriam, car la différence de cultures la fascinait. Elle pouvait passer des heures à écouter les traditions somaliennes qui parsemaient le quotidien de la jeune dame quand elle était sur ses terres d’origine. Le jour où la Somalienne avait raconté son histoire à sa patronne, cette dernière avait laissé couler des larmes sans savoir quoi répondre. Elle n’avait jamais entendu autant d’atrocités.

Suite à cette période relativement calme, la maison était de moins en moins animée, car madame Durance était souvent en voyage pour le compte de son boulot. Un soir, alors que Myriam et sa fille discutaient dans la chambre de la mère, monsieur Durance toqua à la porte et invita la petite Maisie à sortir. La mère de la jeune fille lui fit signe de la tête pour qu’elle sorte, ce que cette dernière fit sans broncher. Après être rentrée dans sa chambre, la jeune Maisie comprit qu’elle avait laissé ses sandales dans la chambre de sa mère. Elle alla précipitamment dans la chambre et vit monsieur Durance menacer avec une arme blanche sa mère qui était presque en pleurs, tentant désespérément de retenir le bruit que pouvaient faire ses sanglots.

Au début, Maisie ne comprit pas ce qui se passait. De quoi s’agissait-il ? Pourquoi son père adoptif avait-il une arme braquée sur sa mère ? Que voulait-il ? Autant de questions auxquelles la jeune fille n’avait aucune réponse. Elle referma la porte et retourna dans sa chambre sans même se souvenir de ce pour quoi elle était venue. Cette nuit, la petite fille ne réussit pas à dormir. Cette scène tournait en boucle dans son esprit. 

Une nuit, alors que Maisie avait quatorze ans, elle décida finalement de parler de ce qu’elle avait vu cette sombre nuit avec sa mère. Celle-ci, au début, nia en bloc, mettant cette histoire sur le compte de l’imagination débordante d’une petite fille de huit ans. Après insistance, Myriam fondit en larmes et expliqua tout à sa fille :

« Quand nous avons été hébergées par les Durance, nous étions encore pauvres et menacées par la police de ce pays. S’ils mettaient la main sur nous, nous étions bonnes pour un retour en Somalie et rebonjour les souffrances et les persécutions. Au début, par la grâce d’Allah, nous sommes tombées dans une famille qui avait de la compassion. Tout a basculé pour nous après que tu aies été adoptée officiellement et que tu aies été naturalisée comme citoyenne de ce pays. Pour moi, c’était la plus grande réussite que je pouvais espérer, et même si je n’ai pas les papiers comme toi, j’étais profondément heureuse pour nous. Un soir, monsieur Durance est venu dans ma chambre. Il m’a proposée d’avoir une relation intime avec lui à l’insu de sa femme, ce que j’ai catégoriquement refusé par respect pour Allah et pour l’amitié que je porte à madame. Deux jours plus tard, il est revenu à la charge et m’a menacée de te retirer les papiers si je ne me laissais pas faire. En un instant, j’ai revu toute la souffrance qu’il y avait au pays et mon « OUI » à sa demande fut immédiat. Je m’allongeais silencieusement et il… me viola. C’était horrible, au même titre que les coups que me rouait ton père à l’époque. Cela dura plusieurs nuits et les choses s’intensifiaient quand madame allait en voyage. Un soir, quand il est venu dans ma chambre afin de faire sa sale besogne, je me dressais contre lui, menaçant de tout raconter à madame. Il est finalement ressorti de la chambre, car j’insistais. Il est revenu quelques minutes plus tard et c’est là qu’il a mis un couteau sous ma gorge pour que je cède. Ma vie était menacée. Ma fille allait devenir orpheline dans ce monde d’animaux prêts à tout pour assouvir leurs désirs les plus primaires. Jamais ! »

C’était peu ou prou ce que Maisie raconta au psychiatre et elle continua :

— Vous savez maintenant, docteur. Que pouvez-vous pour moi ? J’entends des voix dans ma tête, plusieurs voix. Des voix de femmes et d’hommes. J’entends la voix de papa, de mes deux papas. J’entends leurs voix. Ils ne cessent de me dire que je suis une moins que rien. Vous voyez ? Sauvez-moi, docteur… Je n’en peux plus…

— Calmez-vous… Vous devez prendre une grande inspiration et vous calmer. Je suis désolé pour tout ce que vous avez vu ou entendu dans votre vie.

— Vu ou entendu ? Il débloque, ce toubib, murmura Maisie en regardant du côté du mur comme quand elle s’adressait à ces voix.

La jeune femme resta silencieuse, baissa la tête et se mit à émettre des bruits semblables à ceux de quelqu’un qui pleurait à chaudes larmes. Le docteur Herbert se leva et tira un mouchoir qu’il donna à sa patiente pour qu’elle s’essuie le visage. Dès que le psy se rapprocha de Maisie, cette dernière éclata de rire, d’un rire fort et puissant. Le médecin n’avait pas l’air si troublé par ce à quoi il assistait.

— Pourquoi avez-vous insisté sur « vu et entendu » que j’ai dit il y a quelques instants ? commençait par demander le docteur. Avez-vous vécu personnellement ces choses ou des choses dans le genre ?

Maisie ne répondit pas. Elle se contentait de toucher la poche relativement profonde qui se trouvait dans sa veste.

— Voulez-vous en parler ? Vous savez, j’ai une oreille attentive. Je vous écouterai sans vous juger, ajouta le médecin.

Maisie ne dit toujours rien. Elle se contentait à présent de regarder le médecin. Puis elle lui demanda :

— Pourrais-je m’allonger sur votre canapé ? Je vois ce genre de choses dans les films. Une idiote qui parle à un idiot de ses problèmes en espérant que cet idiot lui trouve une solution. C’est peut-être ce que je suis finalement. Une idiote qui expose ses problèmes. Je devrais y aller, dit Maisie en se retournant pour prendre son sac posé sur le bureau du docteur.

Elle était décidée à partir, mais le docteur Herbert était convaincu qu’il ne pouvait pas laisser partir cette jeune femme.

— Mademoiselle Durance. Vous ne pouvez pas vous en aller. 

Maisie continuait sa marche à petits pas vers la porte de sortie.

— J’ai besoin d’argent, dit le psy, ce qui arrêta Maisie qui ne comprit pas réellement ce qu’il voulait dire.

— Quoi ? demanda Maisie.

— Avez-vous une pièce sur vous ? insista le médecin.

— Oui, répondit la jeune fille en se mettant à fouiller dans son sac. 

Dès qu’elle trouva la pièce, elle la remit au docteur qui alla s’asseoir sur sa chaise.

— Vous venez de payer votre consultation. Et je deviens votre médecin, celui qui va vous suivre. Je sais que je n’ai pas à vous dire cela, mais vous devez savoir que vous êtes une fille forte et que vous avez fait un très grand pas en venant ici, disait le docteur Herbert avant de se faire interrompre par Maisie.

— Savez-vous que vous avez le visage d’un violeur ? Mâchoire carrée, petite cicatrice sur le front, cheveux bien rangés et petites lunettes. Êtes-vous un violeur ? finit par demander Maisie. J’ai toujours son image dans ma tête. C’est horrible comme vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau. Est-ce votre fils, ce tas de merde ? s’écria Maisie devant le docteur qui ne disait rien d’autre que « calmez-vous, mademoiselle ». 

En effet, à partir du moment où sa mère lui avait avoué les atrocités commises par son père adoptif, Maisie ne voyait plus la vie de la même manière. Tout ce qui avait rapport à la famille Durance avait l’air de la rebuter à un tel point que même quand on l’appelait par son nom Maisie Durance à l’école, elle piquait une colère noire et devenait tout d’un coup agressive. Le problème était que ni le nom Sahra Daud-Amal, ni Maisie Durance ne lui plaisait compte tenu des comportements indignes de pères qu’avaient eus ces deux hommes. 

Dans cette période de tristesse qui rongeait la jeune fille tous les jours, elle rencontra un jeune garçon du nom de Bryan.

Bryan était comme le « mec » de ses rêves. Beau, grand, aux longs cheveux bruns qui lui descendait presque aux épaules. Il était si craquant que toutes les filles lui tombaient littéralement sous les pieds et il en profitait du mieux qu’il pouvait. Depuis plus de trois ans que les deux ados étaient dans la même école et de surcroît dans la même classe, Bryan n’avait jamais daigné prêter la moindre attention à Maisie. Pour lui, la jeune fille n’était que « la petite somalienne qui ne parlait pas ». 

Tout a changé quand un jour, le père adoptif de Maisie vint dans l’école de ses enfants pour faire un don d’un montant de quatre-vingt-deux-mille euros pour une bibliothèque qui allait porter son nom. Depuis ce jour, Bryan s’était curieusement intéressé à la « petite somalienne qui ne parlait pas ». Il passait beaucoup de temps avec elle. Les deux traînaient ensemble presque à tout moment. Le jeune Bryan ne lésinait pas sur les mots doux pour séduire sa belle aux cheveux autrefois crépus.

De son côté, Maisie filait le parfait amour avec son prince charmant qui avait l’air de sortir tout droit d’un conte de fées. Elle faisait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre son petit copain heureux et cela passait par des cadeaux de grande valeur, des sorties dans des endroits chics et coûteux. Tout cela était aux frais de Maisie qui avait une carte de crédit pour toutes ses dépenses personnelles. La jeune fille dépensait sans compter, car rien n’était hors de prix, si c’était pour faire plaisir à son amoureux. Leur histoire dura le temps d’une année scolaire. 

Lors du bal de fin d’année, alors que tous les élèves dansaient dans le grand gymnase, Maisie remarqua que son prince charmant s’était évaporé. Prise de peur, elle se mit à le chercher partout, car le simple fait de ne pas savoir où il se trouvait la terrorisait. Après des minutes de recherche dans les salles de classe, elle retrouva Bryan dans les toilettes pour hommes en train d’embrasser langoureusement Leïla, l’une des bimbos de l’école. Leïla était une petite fille de riche. En plus, elle était blonde avec une forme physique qui ne pouvait laisser indifférent aucun homme. Dès que Bryan vit sa petite amie, il ne montra quasiment aucun signe de regret. Il tenait toujours Leïla par la taille et Maisie fondit en larmes. À la question de savoir si à un moment donné, Bryan avait eu des sentiments pour elle, le jeune garçon répondit sèchement : « Pas vraiment. En réalité, pour mes potes et moi, tu étais la poule aux œufs d’or et moi j’étais ton fantasme. Je le suis toujours. En gros, tu es juste celle qui m’a aidé à avoir plus d’argent, à m’offrir de belles choses. Je dois avouer que tu m’as été d’une très grande aide. Au passage, merci pour la montre de la dernière fois. Ma copine l’a beaucoup aimée ». Il l’avait dit avec un large sourire aux lèvres comme si de rien n’était. Maisie, malgré tout ce qu’elle avait entendu, tenta coûte que coûte de faire revenir Bryan à la raison, mettant la réponse de ce dernier sur le compte de la manipulation que lui faisait subir Leïla, celle qu’il prétendait être sa copine. Bryan l’avait donc utilisée et l’avait jetée telle une malpropre. 

Cette période fut dure, tout autant que celle durant laquelle elle a découvert le vrai visage de son père adoptif.

— L’histoire de ma vie est que les gens font semblant de m’aimer. Chaque fois que je me sens bien avec quelqu’un et que je lui fais confiance, cette personne me déçoit. J’ai l’impression de me faire entuber par les gens ; ces malpropres, dit Maisie en larmes.

— Je vois ce que vous voulez dire. J’aimerais vous poser une question si vous me le permettez, dit le docteur Herbert en avançant un tout petit peu dans sa chaise.

— Laquelle, docteur ?

— Ressentez-vous un manque d’amour ? Ressentez-vous un vide dans votre cœur ? demanda le psy.

— Certainement. Je pense. Je suis sûre que le fait de n’avoir presque pas eu de père a fait que je m’attache très souvent et très vite aux hommes. Je ne sais pas si cela s’explique de la sorte, mais c’est comme ça que je vois les choses. Pour répondre à votre question, c’est oui. L’amour me manque dans ma vie, que ce soit celui d’un amant ou d’un tuteur qui saurait m’inspirer confiance et surtout sécurité.

— Cela tient parfaitement la route, mademoiselle, et c’est vraiment honorable de chercher l’amour, sauf que vous ne vous y prenez pas de la manière qu’il faut. Dans votre quête, vous nouez un lien émotionnel bien trop fort avec vos vis-à-vis, ce qui va à coup sûr vous compliquer la vie. Vous avez l’air d’une bonne personne. Je pense qu’au cours des prochaines séances, nous allons mieux comprendre qui vous êtes et nous trouverons le moyen de régler votre problème, dit le docteur Herbert pour rassurer sa patiente.

Tout à coup, la jeune femme ne dit plus rien. Elle se leva du siège sur lequel elle était assise, se mit à fixer longuement la porte de sortie et attrapa ensuite sa tête entre ses deux mains. Le docteur comprit donc que quelque chose n’allait pas. Le sang-froid avec lequel Maisie avait répondu aux questions voulait dire que les voix l’avaient quitté pendant un instant.

— Les voix reviennent, c’est cela ? demanda le docteur Herbert qui, depuis le début de la conversation, prenait note. 

Maisie ne répondit pas. Elle avait toujours la tête entre ses mains et tournait sur elle-même.

— Oui, elles sont là et me disent de ne pas vous écouter. Elles disent que vous n’êtes qu’un charlatan. Tous les psys sont des charlatans. Vous n’allez pas le nier, n’est-ce pas ? 

Le médecin ne répondit pas.

— Elles disent que vous êtes tous les mêmes. Des profiteurs, des gens qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts et jamais au bonheur des autres. C’est vrai ?

À ce moment, le psy eut l’idée de poser une question à la patiente, afin que cette dernière se concentre sur cette question, dans le but de la sauver des voix qu’elle entendait ; en tout cas, durant quelques secondes.

— À quel moment avez-vous commencé par entendre ces voix ? 


*

Après cette discussion avec Bryan, c’était comme si le monde s’écroulait autour de la jeune fille. À la fin de cette année scolaire, elle avait redoublé, s’était faite expulser de son collège pour mauvaise conduite sans compter les deux gardes à vue en prison pour conduite en état d’ivresse et sans permis de conduire. Pour ne pas que toutes ces affaires fuitent, monsieur Durance s’arrangeait pour faire disparaître les accusations contre sa fille qui en sortait toujours blanchie. Par la grâce d’Allah, comme le disait Myriam, sa fille sortit de cette mauvaise passe qui dura moins d’un an. À dix-huit ans, Maisie entra à l’université et durant sa première année, elle perdit sa mère. 

Maisie, en se rappelant de ce jour, se mit à pleurer, mais cette fois-ci, pour de vrai. Elle s’était réellement concentrée sur la question et n’avait plus l’air perturbée par les voix.

— Voulez-vous me raconter ce qui s’est passé ? demanda d’une voix douce et calme le docteur Herbert. 

Après un moment de silence, Maisie prit la parole :

— J’avais commencé l’université du nord de la ville qui était à quelques kilomètres de la maison de mes parents. J’ai donc déménagé, ce qui faisait que j’avais très rarement des nouvelles de ma mère. Les appels étaient brefs, mais nous nous étions quand même promis de nous voir au moins une fois tous les mois. Depuis que la rentrée avait commencé, j’honorais toujours ce rendez-vous, et ce vingt-cinq mars était le jour que nous avions convenu tous les deux pour nous voir durant ce troisième mois de l’année. J’étais dans ce café-resto, assise en train d’attendre ma mère qui d’habitude n’était jamais en retard. Ce jour-là, elle accusait un peu de retard. Je me disais que j’allais la charrier pour cela à son arrivée, mais trente minutes plus tard, elle n’était toujours pas là. Cela devenait trop. Je tentais d’appeler la maison, mais personne ne décrochait. Ma mère n’avait pas de téléphone personnel, car tout ce qui était nouvelle technologie la rebutait. Je n’avais plus d’autres choix que de me rendre à la maison afin de savoir ce qui se passait. Sur le chemin, assise sur la banquette arrière du taxi, je formulais de nombreuses hypothèses sur ce qui aurait pu arriver pour que ma mère ne soit pas au rendez-vous. Toutes mes hypothèses étaient plausibles, mais aucune d’entre elles ne m’inspirait confiance. Dès que je descendis de ce taxi, je courus vers la maison et je commençais par scander « Maman ! » telle une folle. Personne ne répondait à mes appels et la maison avait l’air vide. Pas de monsieur ni de madame Durance et certainement pas de Loïc. Je montais dans la chambre de maman, sauf qu’elle n’y était pas. Je revenais à la cuisine, mais elle n’y était pas non plus. Elle n’était pas aux endroits dont elle s’occupait habituellement, et dans l’après-midi, c’était peu évident qu’elle soit dans la chambre des Durance. Prise de curiosité, je montais pour aller confirmer de mes propres yeux qu’elle n’était pas là. C’est là que j’entendis le bruit du robinet qui débitait de l’eau dans la baignoire. Je fus étonnée, car à cette heure, il y avait très peu de chances que mes parents adoptifs soient à la maison. Je me rapprochai de cette salle de bain, balayai le rideau de la main et vis ma mère allongée dans la baignoire. Son visage qui était à l’extérieur de l’eau avait une couleur rouge mélangée à du noir. Ma mère s’était ouverte une veine du bras, dans la baignoire de ses patrons, et jusqu’à présent, je ne sais pas pourquoi elle l’avait fait. Pourquoi se suicider dans leur baignoire ? Pourquoi cette baignoire ? demanda Maisie en posant ses mains sur la fameuse poche avant de sa ravissante veste. 

Le docteur Herbert ne dit mot. Il écoutait religieusement sa patiente qui finit par reprendre la parole :

— Savez-vous pourquoi elle a fait cela ? Si oui, dites-le-moi. J’ai envie et j’ai besoin de savoir. Vous savez sûrement ce que ça veut dire, poursuit la jeune femme en sanglotant.

— Les explications peuvent être diverses et je pense que la plus évidente est qu’elle essayait de mettre sa mort sur la conscience de ses hôtes, sûrement à cause de tout ce qu’elle avait subi dans cette maison. Je pense que dans cette maison, elle a connu à nouveau la souffrance avec monsieur Durance. Elle a connu une sœur, une confidente, une personne en qui elle avait confiance. Je peux aussi dire qu’il s’agit d’un acte de remords pour montrer à madame Durance combien de fois elle était désolée de ce qu’elle avait fait avec son mari. Votre mère a été très courageuse, ajouta le docteur Herbert.

— Comment pouvez-vous dire que quelqu’un qui s’est suicidé a eu du courage ? Le courage, je pense que c’est d’affronter la vie et ses problèmes. Quel courage a-t-elle bien pu avoir dans ce cas ? Dites-moi, quel courage ? C’est une lâche, cette femme. S’ôter la vie de cette manière ! Se prendre la vie me laissant toute seule dans cette espèce de jungle sans foi ni loi ! Et vous osez me parler de courage ? Visiblement, c’est un mot dont le sens vous échappe malgré tous les diplômes que vous avez accrochés à ces stupides murs, ajouta Maisie.

— Elle a supporté bon nombre de choses avec vous et certainement sans vous quand vous étiez à l’université. Vous devez reconnaître qu’elle a été courageuse, surtout avec tous ces risques qu’elle a pris avec vous. Vous êtes profondément blessée, car votre mère s’est ôtée la vie. Vous vous dites qu’elle ne tenait pas assez à vous et que c’est pour cette raison qu’elle a fait cela. Vous vous dites que c’est parce qu’elle est une égoïste qu’elle a fait cela, mais loin de là. Vous avez peut-être raison. Durant une grande partie de sa vie, elle a pris ses décisions en fonction des autres notamment vous et vos deux pères. Aussi dur et inacceptable que cela soit, mettre un terme à ses souffrances a été une décision qu’elle a prise pour elle, pour elle seule, et pour personne d’autre. Malheureusement, ce n’était pas la meilleure décision à prendre.

— Finalement, la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Pensez-vous que cela en vaut vraiment la peine ? De se donner tant de mal pour vivre une vie dans laquelle on souffre ?

— Je crois fermement que la vie mérite d’être vécue. Ce sont en effet toutes ces péripéties qui font de nous, dans les années à venir, des personnes fortes, capables de traverser n’importe quelle épreuve. 

Le médecin se tut et reprit la parole.

— À mon tour de vous poser une question. Croyez-vous toujours en Allah ?

— Je crois en Allah, mais finalement, je pense qu’il nous aide quand il a le temps et nous abandonne à certains moments. Je pense aussi qu’il nous a abandonnées, ma mère et moi. Quand je vois la vie de ma mère et combien de fois elle était croyante, je doute de l’existence d’Allah. Je pense qu’il faut que j’y aille. Oui, nous devons y aller, dit la jeune femme en regardant précipitamment sa montre. 

Elle se leva et prit son sac à main.

— Vous devriez revenir demain soir. Enfin, si vous avez le temps bien sûr. Ce serait bien de discuter à nouveau avec vous. Je sais que vous avez souffert et que vous souffrez encore, mais je suis certain que vous pouvez vous en sortir de la manière la plus victorieuse possible. Si je peux y croire, alors vous le pouvez aussi, dit le docteur en se levant comme pour raccompagner sa patiente.

— Oui, je sais. Je dois vous dire qu’en vérité, je ne suis pas une méchante personne. Et je suis également convaincue que je peux m’en sortir de la meilleure des manières, répondit la jeune femme en mettant la main dans sa fameuse poche. 

Elle fit deux pas vers la porte de sortie et était à présent au beau milieu du bureau. Maisie reprit la parole :

— Je dois vous avouer que ma mère s’est ôtée la vie dans la baignoire de mes parents adoptifs, car elle voulait que cette dame qui l’a aimée soit la dernière personne à voir son corps. Elle voulait que cette dame s’occupe d’elle. Ce n’était donc pas pour monsieur Durance, mais pour madame Durance. Elle a choisi de se concentrer sur le bien que sur le mal. Et je pense que c’est ce que je vais faire. 

Le médecin sourit, car selon lui, il y avait de l’espoir pour la jeune femme. Subitement, Maisie fit sortir de sa poche un petit couteau qu’elle enfonça aussitôt dans sa gorge, ce qui fit gicler une énorme quantité de sang. La jeune somalienne s’écroula sur la moquette grise se trouvant dans le bureau du psychiatre. Ce dernier se précipita pour sauver sa patiente. Il cria le nom de son assistante afin que cette dernière vienne l’aider, mais c’était trop tard. Maisie était en train de mourir, peut-être dans les bras de quelqu’un en qui elle avait confiance ; un peu comme sa mère.

— Merci… pour tout… docteur…

Le pauvre médecin, impuissant, regardait la vie quitter cette jeune femme qui semblait pourtant pleine de vie. D’un côté, il avait désespérément envie d’appeler une ambulance, mais de l’autre, il se rendit compte que cela ne servirait à rien. Il ne pouvait rien faire à part laisser cette jeune femme qui avait tant souffert reposer en paix. Depuis quelques secondes, mademoiselle Rachelle était entrée dans le bureau. Elle était étonnée de voir la mare de sang dans laquelle gisait le corps sans vie de Maisie. Elle couvrit sa bouche avec ses mains et resta figée. Le docteur palpa la gorge de la patiente avec deux doigts pour vérifier le pouls, regarda sa secrétaire et fit un signe « non » de la tête avec un visage attristé.