Vétéran du pic à glace

26 mars 2017

Illustration par Kura Kaminari

Gerardo Dixon, vétéran de l’armée américaine, portait sur ses épaules le poids des souvenirs d’une guerre brutale. Il avait combattu lors de l’invasion de Guam, une bataille où le Japon impérial avait imposé sa domination implacable, transformant les récifs coralliens de l’île en tombeaux silencieux pour les rêves américains. Sous le commandement du vice-amiral George J. McMillin, les forces américaines avaient subi une défaite humiliante, leur orgueil se brisant contre les vagues, laissant derrière elles une île occupée et des hommes brisés.

***

Alicia Dixon, son épouse, descendit du trolleybus avec une démarche rapide mais hésitante. Elle emprunta le chemin le plus direct vers le centre médical des vétérans de Tuscaloosa, en Alabama. Sa silhouette élancée et gracieuse contrastait avec l’expression tourmentée qui marquait son visage. Son esprit oscillait entre espoir et appréhension, un mélange d’émotions contradictoires qu’elle portait comme un fardeau invisible.

En entrant dans le centre médical, elle se dirigea vers la réception, où une employée lui indiqua poliment de suivre les cercles orange tracés au sol. Ces marques la conduisirent jusqu’au service de psychiatrie. Là-bas, la salle d’attente était étrangement vide. Les chaises en plastique disposées en rangées semblaient accentuer la solitude du lieu. Une lumière tamisée baignait la pièce, illuminant des brochures sur la psychologie éparpillées sur des tables basses et une plante verte soigneusement entretenue mais sans âme.

Alicia s’assit, croisant ses jambes avec nervosité. Chaque détail de la pièce semblait amplifié : le bruit discret de la fontaine à eau, les affiches murales rappelant les règles de respect mutuel et les horaires des consultations. Le silence pesant fut brisé par une voix masculine :

— Madame Dixon ?

Elle leva les yeux vers un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un costume impeccable mais dégageant une froideur professionnelle. Elle tendit la main avec un sourire forcé.

— Bonjour, docteur.

— Bonjour. Suivez-moi.

Le docteur Trautmann ouvrit une porte avec un geste mécanique et invita Alicia à entrer dans son bureau. Ses paroles étaient empreintes d’une condescendance subtile :

— Prenez place. J’imagine que le personnel médical vous a informée du motif de votre venue ?

— Oui, répondit-elle brièvement.

— Bien. Je suis le docteur Trautmann. Nous nous sommes déjà rencontrés auparavant, si je ne m’abuse ? Je suppose que vous avez des questions.

Alicia acquiesça sans enthousiasme.

— Sachez que nous avons exploré toutes les options thérapeutiques avant de recommander cette intervention particulière pour votre mari. La lobotomie préfrontale est une méthode éprouvée dans certains cas extrêmes.

Les mots du médecin résonnaient comme un verdict irrévocable. Alicia sentit sa poitrine se serrer sous l’effet d’une colère contenue.

— Pardonnez-moi, docteur, mais j’ai entendu des récits inquiétants concernant cette procédure… Des épouses d’anciens camarades de mon mari m’ont parlé des conséquences désastreuses qu’elle peut avoir.

Trautmann haussa légèrement un sourcil avant de corriger froidement :

— Lobotomie préfrontale, madame Dixon. Il existe plusieurs types de lobotomies.

— Peu importe le terme, répliqua-t-elle sèchement.

***

Gerardo Dixon n’était plus l’homme qu’elle avait connu avant son départ pour la guerre. À son retour en tant que prisonnier de guerre libéré, il était méconnaissable : ses yeux autrefois pleins de vie étaient devenus ternes et hantés par des visions qu’il ne pouvait partager. Alicia avait donné son consentement pour cette intervention après avoir longuement réfléchi, mais non sans un sentiment persistant de culpabilité.

Avant la guerre, Gerardo incarnait tout ce qu’un époux pouvait offrir : dévouement, piété et un sens aigu du devoir familial. Pourtant, derrière cette façade se cachaient des tourments intérieurs qu’il dissimulait sous une foi presque obsessionnelle et un tempérament nerveux exacerbé par les horreurs qu’il avait vécues sur les champs de bataille japonais.

La guerre avait été l’étincelle qui embrasa ces fragilités latentes. Les atrocités auxquelles il avait assisté – et peut-être participé – avaient laissé en lui des cicatrices invisibles mais profondes. Alicia savait que cette intervention chirurgicale controversée était sa dernière chance pour retrouver une parcelle de l’homme qu’elle avait aimé autrefois. Mais à quel prix ?

La folie de Gerardo Dixon éclata avec une violence inattendue, prenant la forme d’une lypémanie dévorante. Ses pratiques religieuses, autrefois empreintes de dévotion sincère, se transformèrent en une obsession maladive, nourrie par des croyances insensées en des possessions démoniaques. Les hallucinations auditives s’insinuèrent dans son esprit, amplifiant son désespoir. Alicia le regardait sombrer, impuissante face à l’homme qu’elle aimait et qui semblait s’éloigner irrémédiablement.

Gerardo se consacrait de manière frénétique à son salut, considérant chaque pensée et chaque geste comme un péché irrémédiable. Sous le poids de cette idée délirante, il devint mélancolique au point de refuser parfois toute nourriture. Alicia, désespérée, dut accepter l’inévitable : la séquestration. Le 27 septembre 1943, Gerardo fut admis au centre médical des vétérans de Tuscaloosa. Il avait alors trente-huit ans.

Lorsqu’il franchit les portes de l’établissement, son apparence portait les stigmates d’une dépression profonde. Ses yeux rougis par les pleurs et ses gémissements incessants témoignaient de son tourment intérieur. Il cherchait à se mutiler, à déchirer son propre visage, tout en murmurant des idées délirantes de damnation éternelle. Ses nuits étaient hantées par des visions terrifiantes où Dieu et la Vierge-Marie lui dictaient des ordres et lui imposaient des règles strictes qu’il devait suivre à la lettre.

Trois mois après son admission, une amélioration superficielle sembla poindre. La mélancolie devint moins écrasante ; Gerardo se montra un peu plus communicatif et prononça parfois des paroles obscènes qu’il attribuait à une force maléfique en lui : « J’ai le Diable dans mon estomac », disait-il avec conviction. « C’est lui qui m’oblige à parler et à dire des injures. » Pourtant, cette amélioration n’était qu’un mirage. Les idées de damnation disparurent progressivement, mais elles laissèrent place à un égoïsme froid qui remplaça ses sentiments affectueux envers Alicia. Sa foi fervente se mua en scepticisme amer, et ses facultés intellectuelles furent gravement altérées.

La démence s’installa insidieusement. Gerardo devint incohérent dans ses propos ; sa mémoire s’effaça peu à peu, laissant derrière elle un vide béant. Les hallucinations auditives persistaient, mais il était désormais le plus loquace parmi les patients du centre – un contraste saisissant avec le silence obstiné qu’il avait manifesté à son arrivée. La lypémanie évolua vers une forme de stupidité extrême, un état qui ne laissait guère d’espoir de guérison après une année.

Le 27 juillet 1943 marqua un tournant dans le traitement des psychoses au sein du département des anciens combattants américains : la lobotomie préfrontale fut officiellement approuvée sous l’impulsion du neurologue Walter J. Freeman et du neurochirurgien James W. Watts. Les résultats prometteurs obtenus par ces pionniers avaient convaincu les autorités médicales d’adopter cette méthode radicale pour traiter les cas désespérés comme celui de Gerardo.

Mais ce dernier espoir échoua tragiquement.

La lobotomie préfrontale infligea à Gerardo des lésions cérébrales irréversibles, le condamnant à un état végétatif jusqu’à la fin de ses jours. Alicia apprit cette nouvelle dans le bureau du docteur Trautmann, qui lui tendit un verre d’eau avec une froideur mécanique.

Le poids de sa décision – celle d’avoir autorisé cette opération désastreuse – écrasa Alicia sous une culpabilité insupportable. Elle ressentit une abjection viscérale envers elle-même, une corruption mentale qui semblait dévorer son âme. Elle ne pouvait plus rester dans cet endroit ; elle devait fuir.

D’un geste impulsif, elle enjamba la fenêtre ouverte du bureau et descendit les escaliers métalliques de secours typiques des bâtiments américains. Arrivée au parking, elle s’arrêta devant la luxueuse Chevrolet Master du docteur Trautmann et la balafra sans retenue avec sa bague en saphir – symbole désormais vidé de sens pour elle. Les rayures profondes crissaient sous sa main tremblante tandis que le médecin cria depuis la fenêtre :

— Salope !

Alicia ne répondit pas ; elle courut pieds nus vers les bois environnants comme une enfant cherchant refuge dans un monde sauvage et inconnu. Là-bas, sous les derniers rayons du soleil filtrant à travers les feuillages trempés par une giboulée printanière, elle s’effondra sur l’herbe humide. Ses sanglots éclatèrent comme un cri primal déchirant le silence sacré de la forêt.

Les oiseaux effrayés s’envolèrent en panique au-dessus d’elle tandis qu’elle levait les yeux vers leur vol majestueux. Pourquoi ne pouvait-elle pas s’envoler comme eux ? Pourquoi ne pouvait-elle pas fuir ce monde cruel ? Elle serra ses poings si fort que ses ongles marquèrent sa peau avant de frapper violemment la terre mouillée.

Puis vint le silence.

Alicia sentit les gouttelettes ruisseler sur son visage mêlé de larmes avant de fermer les yeux et d’abandonner ses pensées au ciel sombre qui s’étendait au-dessus d’elle. Une étrange sérénité s’empara d’elle ; elle se releva lentement et marcha vers le lac aux eaux sombres et immobiles.

À 19 h 04, Alicia plongea dans le lac pour ne jamais remonter.

À 19 h 05, l’alerte fut donnée à la police locale.

Et à 19 h 06, le coucher de soleil promis par ce jour printanier fut éclipsé par l’obscurité d’un drame irréparable.