Une nuit auprès de Dieu
17 août 2017
Illustration par Kura Kaminari

La jeune fille avançait sous la voûte céleste scintillante, quelque part dans le comté de Finnmark, au cœur d’une Norvège déchirée par les assauts incessants des troupes du Troisième Reich. En ce début d’avril 1940, les combats faisaient rage, une lutte acharnée opposant les forces allemandes aux armées norvégiennes, britanniques, françaises et polonaises. La guerre avait transformé ces terres glacées en un théâtre de désolation.
Elle s’appelait Sabrina Henriksen.
Sabrina, une Norvégienne sans confession, avait été adoptée par une famille juive aisée. Ce soir-là, elle avait réussi à échapper à l’enfer qui s’était abattu sur sa demeure. Sa mère, dans un ultime acte de courage et de sacrifice, avait retardé l’arrivée des soldats allemands en leur faisant face seule. « Cours, Sabrina ! Ne te retourne jamais ! », lui avait-elle crié avant que les portes ne cèdent sous la pression ennemie. Obéissant à cet ordre désespéré, la jeune fille s’était enfuie dans la nuit sans un regard en arrière.
La nuit était profonde et glaciale, enveloppant Sabrina comme un linceul. Elle marchait lentement sur la neige qui crissait sous ses pas. Vêtue d’une chemise en laine à carreaux, d’un pantalon sombre et de bottines usées, elle était emmitouflée dans un manteau de fourrure qui portait déjà une fine couche de givre. Dans sa main droite tremblait une lampe-tempête rustique dont la flamme vacillante projetait une lumière rougeâtre sur les alentours. Elle agitait cette lampe à pétrole d’un côté à l’autre, comme pour repousser les ombres menaçantes qui semblaient vouloir l’engloutir. Mais rien ne pouvait effacer de son esprit les images des flammes dévorantes qui avaient consumé son village : des langues de feu montant comme des serpents furieux le long des façades.
Malgré son jeune âge et sa silhouette frêle, Sabrina n’était pas totalement démunie. Son père, Ulrik Henriksen, ancien soldat ayant servi dans l’armée norvégienne, lui avait appris à manier un pistolet. Ce soir-là, elle tenait fermement dans sa main gauche un vieux Lahti L-35 finlandais, une arme d’ordonnance qu’elle avait récupérée dans le sous-sol familial avant de fuir. Ses doigts engourdis par le froid tremblaient autour de la crosse métallique.
Ulrik Henriksen combattait quelque part sur le front nordique pour défendre sa patrie contre l’envahisseur allemand qui convoitait les précieuses importations suédoises de minerai de fer transitant par Narvik. Mais Sabrina ignorait où il se trouvait exactement et où elle-même allait.
Autour d’elle, la forêt semblait vivante. Les cris lugubres des hiboux se mêlaient aux hurlements des loups qui résonnaient dans l’obscurité comme des échos sinistres. Les créatures nocturnes ouvraient leurs yeux brillants et menaçants à la vue de la flamme rougeâtre qui éclairait les troncs gelés des sapins et les nappes scintillantes de neige cristalline. Les ombres mouvantes des rochers épars ajoutaient une dimension presque surnaturelle au paysage déjà oppressant.
Dans cette sylve glaciale où chaque souffle semblait figé par le froid mordant, le silence pesant était parfois brisé par les murmures indistincts des bêtes invisibles. Les aiguilles des conifères frémissaient sous le souffle du vent nocturne tandis que Sabrina poursuivait sa route incertaine.
La poignée rouillée de sa lampe-tempête grinçait légèrement à chaque mouvement. Elle grelottait malgré son manteau épais ; ses cheveux blonds longs étaient désormais mêlés à des glaçons formés par le givre impitoyable. Le zéphyr glacial lui mordait le visage tandis qu’elle longeait un ruisseau gelé qui serpentait entre les arbres comme une veine argentée.
Elle errait comme une âme perdue dans ce paysage hostile et se sentait accablée par un sentiment d’impuissance face au destin cruel qui semblait s’acharner contre elle et tant d’autres innocents. Les rêves brillants des enfants avaient été étouffés avant même d’éclore ; leurs vies étaient brisées pour satisfaire les ambitions démesurées du Reich allemand en quête de grandeur impériale.
La Wehrmacht avançait inexorablement avec la conviction que chaque goutte de sang versée était nécessaire pour bâtir leur empire millénaire. Ceux qui osaient s’opposer à leur marche étaient condamnés aux ténèbres éternelles – captifs ou morts sur leur chemin.
Alors qu’elle croyait avoir épuisé jusqu’à la dernière étincelle de son courage, une lueur flamboyante perça l’obscurité, révélant une charmille alourdie par un manteau de neige. Les branches ployaient sous le poids glacé, formant une arche naturelle qui semblait guider ses pas. Sabrina s’engagea sur le sentier étroit, avançant à pas feutrés, son souffle se mêlant aux volutes blanches du froid. Ses bottines s’enfonçaient légèrement dans la neige fraîche, chaque pas résonnant comme un murmure dans le silence oppressant de la nuit.
Au bout du chemin, elle se retrouva face à un édifice imposant : une église solitaire, perdue au milieu de nulle part. Son portail majestueux, d’un style néogothique raffiné, était entrouvert, comme si l’endroit l’attendait. Les lourdes portes ornées de ferronneries semblaient porter le poids des siècles et des prières oubliées. Au-delà du portail, elle aperçut un porche faiblement éclairé par un plafonnier dont la lumière vacillante projetait des ombres tremblantes sur les murs de pierre. Sabrina baissa instinctivement la tête avant de pénétrer prudemment dans l’antre sacré.
Elle s’arrêta un instant pour écouter, mais aucun son ne venait troubler le silence sépulcral. Devant elle se dressait une porte dérobée qui semblait mener à l’abside. Elle leva sa lampe-tempête pour éclairer les recoins sombres, mais l’église semblait vide, déserte, comme abandonnée par le temps lui-même.
Soudain, une vague de souvenirs l’envahit. Elle revit ses parents dans la synagogue du village, leurs gestes empreints de piété et de ferveur. Une étrange sérénité s’empara d’elle, comme si la grâce divine descendait sur son âme tourmentée. Ce lieu semblait hors du monde, hors du chaos qui ravageait sa vie. Sabrina sentit naître en elle une aspiration nouvelle : se retirer du tumulte pour se consacrer à Dieu, l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de tout.
L’idée d’une vie religieuse germait dans son esprit comme une lumière au milieu des ténèbres. Elle hésitait encore : devait-elle rejoindre un ordre séculier pour venir en aide aux victimes de la guerre ou s’enfermer dans un ordre contemplatif pour prier en silence ? Elle s’imagina agenouillée devant un autel, murmurant des prières ferventes pour la protection divine de ses parents disparus. L’image était si puissante qu’elle sentit ses genoux fléchir légèrement.
Prenant une profonde inspiration pour chasser ses doutes, elle gravit deux petites marches menant à une grande porte entrebâillée et la referma soigneusement derrière elle. Le claquement du verrou résonna comme une promesse d’isolement et de sécurité.
*
Le narthex était étonnamment bien aménagé malgré l’austérité ambiante. Au loin, Sabrina distinguait les contours du transept et du chœur baignant dans une pénombre solennelle. Un silence presque funéraire régnait dans ce sanctuaire déserté. Elle accrocha sa lampe-tempête à un crochet près de l’entrée avant de retirer son manteau alourdi par la neige. D’un geste mécanique, elle secoua ses cheveux et ses vêtements pour en faire tomber les derniers flocons glacés.
Elle s’avança lentement vers la nef centrale. Le vide semblait total… mais ce n’était qu’une illusion. Sur un banc usé par le temps était assis un homme que Sabrina n’avait pas remarqué au premier regard. Il ne portait pas d’uniforme ; sa silhouette frêle et voûtée contrastait avec celle d’un soldat robuste. Vêtu simplement d’une veste rembourrée noire et d’un pantalon assorti, il semblait absorbé dans une réflexion profonde.
Lorsque Sabrina fit un pas de plus, il posa une main osseuse sur le dossier du banc devant lui et tourna lentement la tête vers elle. Son visage émacié portait les marques d’une vie difficile.
— Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix rauque mais douce.
Sabrina releva légèrement son pistolet sans répondre immédiatement.
— Veux-tu prier avec moi ? reprit-il après un moment.
— Je… je ne sais pas… murmura-t-elle presque inaudiblement.
— Viens, dit-il en esquissant un léger sourire qui adoucissait ses traits sévères. Je m’appelle Ludwig.
— Vous êtes… Allemand ? demanda-t-elle avec méfiance.
L’homme hocha lentement la tête avant de répondre :
— Oui… Je suis Norvégien et Allemand à la fois. Il est bien triste de voir mes deux patries s’entre-déchirer ainsi. Chaque jour qui passe altère ma santé… non pas à cause des privations ou des blessures physiques, mais sous le poids accablant des peines que cette guerre inflige à nos âmes.
Il marqua une pause avant de poursuivre avec mélancolie :
— Comme le rossignol chante sa douleur aux bois endormis, je confie mes souffrances à Dieu dans mes prières nocturnes. L’espérance est notre pavot : elle endort nos peines et nous permet d’avancer malgré tout.
Emportée par la voix posée de Ludwig et son vocabulaire empreint de douceur, Sabrina sentit une vague de curiosité l’envahir. Il ne représentait aucune menace. Lentement, elle abaissa son pistolet, ses doigts encore crispés sur la crosse froide, et s’approcha à petits pas. Elle s’assit à côté de cet homme énigmatique qui se faisait appeler Ludwig. Dans un souffle hésitant, elle lui demanda :
— Vous n’êtes pas un soldat ?
Ludwig esquissa un sourire triste, ses traits marqués par la fatigue et un chagrin ancien.
— Oh, non, non. Regarde-moi : ai-je l’air d’un soldat ? Je ne suis même pas réserviste. Tu maîtrises sûrement mieux les armes que je ne comprends comment elles fonctionnent. Je ne suis rien de tout cela. Je fuis la guerre, comme toi, jeune fille. Quel est ton nom ?
— Sabrina.
— C’est un joli prénom, murmura-t-il avec une sincérité qui fit naître un léger frisson dans le cœur de l’enfant.
Elle baissa les yeux avant de demander :
— Pourquoi êtes-vous ici tout seul ?
Ludwig leva les yeux vers les voûtes sombres de l’église, comme s’il cherchait une réponse dans les hauteurs célestes.
— Je suis venu ici pour me recueillir. Depuis tout petit, j’ai toujours trouvé refuge dans les églises. Quelle beauté ce lieu possède… On raconte qu’un jour Balaam, du haut d’une montagne, aperçut une église semblable et la bénit malgré ceux qui voulaient l’en empêcher. Même lorsqu’on tenta de lui cacher sa splendeur en ne lui montrant qu’une partie, il fut transporté par ce qu’il voyait. Il comprenait que cette partie faisait partie du tout, et que la magnificence du lieu était indéniable. Certaines âmes sont insensibles à cela… mais moi, je crois fermement qu’il est impossible de contempler ce transept sans ressentir des sentiments semblables à ceux de Balaam.
Sabrina écoutait avec attention, fascinée par ses paroles chargées d’une poésie mélancolique.
— Je… je ne sais pas comment prier dans une église… confessa-t-elle timidement. Je ne connais que les synagogues…
Ludwig posa sur elle un regard empreint de compréhension.
— Quelle que soit ta confession, sache que Dieu est bon et juste.
Ces mots résonnèrent profondément en elle. Sabrina avait ses propres illusions sur le monde et sur Dieu. Chaque jour lui semblait providentiel ; chaque instant portait une importance cruciale. Pour elle, il n’y avait pas de « plus tard ». Tout était maintenant. Les choses précieuses qui habitaient son cœur naissaient souvent dans la douleur et se nourrissaient du chagrin.
Elle murmura :
— J’aimerais me confesser à Dieu…
Ludwig hocha doucement la tête.
— Prions ensemble. Joins tes mains et ferme les yeux.
Sabrina observa l’homme se pencher légèrement en avant, joignant ses mains avec une lenteur solennelle avant de fermer les yeux. Sa bouche se mit à murmurer une prière indistincte qui semblait monter vers les cieux comme un souffle discret.
La jeune fille l’imita avec hésitation mais ferveur.
Alors qu’elle priait, des souvenirs lui revinrent en mémoire : son père lui disait souvent que les femmes rêvaient des dangers qui menaçaient ceux dont elles prenaient soin, tandis que les hommes rêvaient des dangers qui les menaçaient eux-mêmes. Elle se demanda ce qu’il était advenu de son père. Une peur sourde lui serra le cœur : si un malheur lui était arrivé, pourrait-elle encore rêver de lui ? Son désir le plus cher était qu’il revienne sain et sauf… même s’il devait déserter pour cela. Elle espérait que Dieu serait clément et protégerait son père malgré tout.
*
Un grand fracas interrompit leur prière. Les portes massives de l’église s’ouvrirent brutalement sous la pression d’une percée allemande imminente. Un homme apparut dans la nef centrale, avançant péniblement jusqu’à apercevoir Ludwig et Sabrina qui tentaient maladroitement de se cacher sous les bancs. Leurs regards se croisèrent.
C’était un soldat allemand au pantalon déchiré laissant entrevoir une articulation blanchâtre comme l’ivoire ; sa blessure suintait une sérosité inquiétante et ses ganglions enflés témoignaient d’une infection avancée. Il s’effondra contre un pilier en suffoquant de douleur sous leurs yeux horrifiés. Son visage dur et boursouflé racontait une histoire de combats acharnés dans des lieux éloignés… Peut-être avait-il déserté ? Ses efforts pour rester calme étaient vains ; la souffrance le submergeait.
Dans un geste inattendu, le soldat blessé prit son arme d’une main tremblante et la brandit haut avant de la jeter quelques mètres plus loin sur le sol froid. L’écho métallique du Karabiner 98k résonna dans toute l’église comme un cri désespéré. Peut-être voulait-il prouver sa reddition.
Sabrina se tourna vers Ludwig avec urgence :
— Il faut l’aider !
Ludwig posa une main consolatrice sur ses cheveux blonds où les faibles lueurs des bougies jouaient doucement avec leurs reflets dorés. Mais quelque chose dans ses yeux trahissait des intentions obscures… Puis tout bascula en un instant.
Avant qu’elle ne comprenne ce qui se passait, Ludwig s’empara du pistolet qu’elle tenait encore près d’elle et tira deux coups secs.
La tête du soldat allemand bascula vers l’avant. Inerte.
Sabrina recula brusquement sous le choc :
— Que… Quoi ?! Mais pourquoi ?! Pourquoi avez-vous fait ça ?!
Ludwig répondit d’une voix brisée :
— Dieu sait ce que j’ai fait… Il me force à y poser mes yeux chaque jour lorsque je suis faible et apeuré. Ce n’était pas ma faute si j’ai abandonné mes camarades après un tir d’artillerie ! Je n’ai jamais voulu tout ça ! J’aurais pu soigner cet homme si j’avais eu l’espoir naïf qu’un ennemi mourant pouvait cacher un cœur compatissant… Mais je ne peux plus vivre dans ce monde peuplé de barbares dévoués au crime infernal…
Des voix allemandes retentirent au loin : « Wer ist da drüben?! » puis « Was ist los?! »
Ludwig rendit le pistolet à Sabrina :
— Derrière l’autel, il y a une porte à droite menant au jardin. Plus loin, tu trouveras un portail couvert de vieux lierre qui te mènera vers Vadsø par un chemin étroit.
Sabrina hésita :
— Venez avec moi ! Je vous en conjure !
Il secoua la tête :
— Allez, Sabrina ! Cours aussi vite que tu peux !
Les yeux humides, elle murmura un « pardon » avant de fuir l’église tandis que Ludwig restait derrière pour retarder l’arrivée des soldats allemands au prix de sa vie.
*
Sabrina courut aussi vite qu’elle put.
Un Allemand posté près du portail épaula son fusil.
La salve éclata dans la nuit glaciale… La jeune fille s’effondra sur la neige immaculée sans jamais se retourner.