Une douce amie
21 août 2018
Illustration par Kura Kaminari

Crystal Thinkaow, une jeune fille de dix-sept ans, entamait le premier trimestre de sa nouvelle année scolaire dans un lycée où elle était fraîchement arrivée. Malgré deux semaines passées au premier rang de la salle de classe, sa présence semblait être un mystère pour ses camarades. Invisible aux yeux des autres, elle portait en elle un passé lourd et douloureux, empreint de blessures profondes qui avaient façonné son caractère effacé, son introversion marquée et ses troubles psychologiques.
Lorsqu’elle se rendait à l’établissement, Crystal arborait toujours une capuche qui masquait une grande partie de son visage, comme une armure contre le monde extérieur. Son allure était un mélange intrigant de douceur et de rébellion. Sous cette capuche se dévoilait une tenue qui attirait les regards : un tee-shirt blanc au col large laissant entrevoir son bras droit tatoué de motifs bouddhistes complexes, une minijupe plissée écossaise qui oscillait au rythme de ses pas, et des sandalettes ornant ses pieds délicats. Une bague d’orteil et un bracelet de cheville sur sa jambe gauche complétaient cette image singulière. Originaire de Thaïlande, son prénom exotique, Crystal Thinkaow, résonnait comme une mélodie étrangère dans cet environnement occidental.
Après le cours de géographie, Crystal quitta la salle et s’arrêta près de la porte pour consulter son téléphone. À cet instant précis, un garçon aux cheveux bruns et crépus l’interpella avec une curiosité désinvolte :
— Tu étais absente ? C’est la première fois que je te vois.
Crystal releva les yeux, surprise par cette approche soudaine.
— Ah bon.
— Ça fait deux semaines que tu es là ? Je n’avais jamais entendu ta voix.
— Pourtant je suis au premier rang.
— Tu es une zombie ou quoi ?
— Hein ? répondit-elle, déconcertée.
— Zombie.
— Pourquoi tu m’appelles comme ça ?
— Personne ne connaît ton nom ici. Alors je t’en donne un. Tu n’aimes pas ?
Crystal chercha ses mots tandis que le garçon poursuivit avec un sourire moqueur :
— Tu viens de la Zambie ?
À quelques mètres, des étudiants éclatèrent de rire. Offusquée par cette humiliation publique, Crystal s’éloigna rapidement sans répondre ni accorder davantage d’attention à leurs railleries.
— Attends, reviens ! lança-t-il derrière elle.
Un autre étudiant ajouta en ricanant :
— Laisse-la partir ; elle pourrait revenir nous manger le cerveau.
Les éclats de rire résonnèrent dans le couloir tandis que Crystal sortait du bâtiment, courbée sous le poids d’un malheur qu’elle semblait porter depuis toujours.
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Ignorant les commentaires acerbes qui fusaient à son retour pour les cours de l’après-midi, Crystal se réfugia dans son propre monde intérieur. Elle rêvait à des journées où elle traînerait avec des amis bienveillants, mais ces pensées semblaient aussi lointaines qu’irréalistes. Si des âmes compatissantes existaient dans ce lycée, elles étaient rares et silencieuses. Le monde lui apparaissait comme un endroit cruel et impitoyable.
Elle attendit près de la porte d’entrée avec une quinzaine d’autres élèves. Parmi eux se trouvait Khader, l’emmerdeur du matin qui ne tarda pas à faire entendre sa voix :
— Alors, tu as fait un tour dans le cimetière ?
Crystal détourna la tête en feignant l’indifférence.
— Eh ! Je te parle.
— C’est bien.
— Alors ? C’était bien ta balade dans le cimetière ?
— Dégage.
Khader ne lâcha pas prise :
— Tu fais la dure, mais personne n’a peur de toi.
Crystal répondit sèchement :
— Parle à quelqu’un d’autre. Tu me fatigues.
Une étudiante nommée Naïla intervint brusquement :
— Ta gueule, Khader !
Mais il insista avec un sourire narquois :
— Regarde ! Elle est contente que je lui parle.
Le professeur arriva en trombe et mit fin à leur échange houleux. Pendant le cours, cependant, Khader continua ses provocations en lançant des morceaux de gomme sur Crystal. Ignorant les premières attaques pour éviter tout conflit, elle finit par exploser lorsqu’une gomme entière rebondit sur sa tête :
— Espèce de connard !
Khader feignit l’innocence tandis que le professeur intervenait :
— Mademoiselle ! Vous perturbez le cours !
Crystal tenta vainement d’expliquer :
— Vous n’avez rien vu ?!
Le professeur resta impassible :
— Non. Rasseyez-vous.
Elle marmonna en se rasseyant :
— Putain de menteur…
Khader murmura avec malice :
— Houuu… La zombie est fâchée…
Le reste du cours fut ponctué par des chuchotements moqueurs. Une fille près d’elle murmura à sa camarade : « Elle me fait pitié ». Crystal soupira profondément avant d’essayer de se concentrer sur les mots du SAT Reasoning Test que le professeur enseignait. Mais ses pensées dérivaient vers l’avenir qu’elle redoutait autant qu’elle détestait imaginer : tout pouvait arriver avant l’université… même sa mort.
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En fin de journée, alors qu’elle rangeait ses affaires dans son casier avant de rentrer chez elle, Khader s’approcha encore une fois avec son sourire provocateur :
— Salut zombie !
Crystal tenta de l’ignorer mais il insista :
— Hello ? Je te parle ! La bridée pourrait répondre par politesse…
Elle rétorqua froidement :
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il répondit sur un ton faussement amical :
— J’ai besoin des réponses pour les devoirs de demain.
Crystal claqua son casier et s’éloigna avant qu’il ne saisisse son épaule pour la forcer à lui faire face. Sa voix devint menaçante :
— Aide-moi ou je t’éclate ta petite gueule contre ce casier !
Terrifiée mais déterminée à ne pas céder à cette intimidation brutale, Crystal soutint son regard malgré la douleur physique et émotionnelle qui la submergeait. Elle était comme une fleur fragile écrasée sous une pierre… mais prête à résister coûte que coûte.
Ce fut à cet instant précis que Naïla, la fille qui avait défendu Crystal plus tôt dans la journée, intervint. Une discussion vive s’engagea entre elle et Khader, leurs paroles s’échangeant en arabe, une langue que Crystal ne comprenait pas. Les mots semblaient tranchants, comme des lames invisibles, et le ton montait rapidement. Finalement, Khader s’éloigna en pestant, les sourcils froncés et le regard noir. Une fois qu’il fut hors de portée, Naïla se tourna vers Crystal avec un sourire rassurant.
— Je m’appelle Naïla. Tu es Crystal ?
— Oui… Merci pour… pour ton aide. Tu lui as dit quoi ? demanda Crystal, encore troublée.
— Je suis Tunisienne, comme lui. Alors je lui ai gentiment demandé d’aller se faire foutre, répondit-elle avec un sourire malicieux.
Naïla était une jeune femme de dix-huit ans à l’allure imposante et chaleureuse. Ses boucles noires encadraient son visage lumineux, ombrageant légèrement son front. Elle portait une tunique rouge traditionnelle ornée de broderies arabesques délicates, assortie à un legging noir qui soulignait sa silhouette élancée. Ses pieds étaient chaussés dans des sandales brunes à fines lanières.
Crystal observa Naïla avec curiosité et gratitude.
— Je n’aime pas la manière dont il te traite. J’ai connu ça aussi, confia Naïla en croisant les bras.
— Ah bon ? répondit Crystal en levant un sourcil.
— Oui… J’étais un paria au collège avant d’arriver ici. Les bourreaux s’acharnent toujours sur les plus faibles, mais c’est parce qu’eux aussi souffrent.
Crystal baissa les yeux, ses doigts jouant nerveusement avec l’ourlet de sa jupe.
— Je ne vois pas quel plaisir ils retirent en faisant du mal aux autres…
Naïla haussa les épaules avant de répondre avec sagesse :
— Celui de se sentir supérieurs pour masquer leurs propres faiblesses.
Crystal murmura presque inaudiblement :
— Je ne tiendrai jamais une année s’il continue à m’embêter…
Naïla posa une main réconfortante sur son épaule :
— Je suis là, moi. Je suis de ton côté. On peut être amies ! Tu m’as l’air gentille et ça me ferait mal au cœur de te laisser toute seule. Personne ne devrait avoir à endurer le harcèlement. S’il revient, il verra de quel bois je me chauffe ! ajouta-t-elle avec un rire franc et chaleureux.
Crystal rougit légèrement avant de répondre timidement :
— Merci… Naïla…
Le sourire de cette dernière s’élargit :
— Ça me fait plaisir ! Si tu veux, tu peux venir chez moi après les cours. Tu sais, je ne parle pas beaucoup aux autres non plus. On pourra discuter tranquillement… juste nous deux !
Crystal hésita un instant avant de répondre :
— Venir chez toi ? Eh bien… je ne sais pas…
Naïla insista avec enthousiasme :
— Allez ! Ça peut être sympa !
Après quelques secondes d’hésitation supplémentaire, Crystal céda :
— Bon… D’accord. Je vais juste prévenir mes parents pour qu’ils soient au courant.
Elle sortit son téléphone de sa jupe plissée et envoya un message rapide avant de suivre Naïla hors du lycée.
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Les deux jeunes filles traversèrent carrefours, boulevards et ruelles étroites avant d’arriver devant un grand immeuble moderne entouré de buissons soigneusement taillés. En entrant dans le bâtiment, elles furent accueillies par un hall spacieux et lumineux bordé de piliers en granit poli. Une affiche rédigée dans un français approximatif annonçait que l’ascenseur était hors service. Elles empruntèrent donc les escaliers jusqu’à l’étage où se trouvait l’appartement de Naïla.
Lorsque cette dernière ouvrit la porte, Crystal fut immédiatement enveloppée par des parfums envoûtants d’épices orientales. L’intérieur était décoré avec raffinement : une grande peinture aux couleurs chaudes trônait dans le salon tandis qu’un piano Steinway blanc occupait fièrement une place centrale sur une carpette fleurdelisée en velours.
— Pose ton sac où tu veux et enlève tes chaussures ici. Tu veux boire quelque chose ? Un soda ou peut-être juste de l’eau ? proposa Naïla avec hospitalité.
Crystal répondit timidement :
— Oh… Si tu as du Fanta ou de l’Orangina… je veux bien.
Naïla acquiesça avant de disparaître dans la cuisine pour revenir avec deux bouteilles d’Orangina bien fraîches. Elle guida ensuite son amie jusqu’à sa chambre située au fond du couloir.
La pièce était aussi accueillante que le reste de l’appartement : ornée d’un mobilier typiquement tunisien mêlé à des touches orientales modernes.
— Viens t’asseoir ! dit Naïla en tendant une bouteille ouverte à Crystal qui s’installa sur le rebord du lit.
Crystal observa la chambre autour d’elle avant de s’exclamer :
— Elle est super ta chambre !
Naïla sourit fièrement :
— Merci ! C’est typique de chez nous. Dis-moi… Ton tatouage… Que signifie-t-il ? On dirait des mandalas ; tu es bouddhiste ou quelque chose comme ça ?
Crystal prit quelques gorgées avant de répondre :
— Oui, ce sont des mandalas… Mais je ne connais rien au bouddhisme. J’ai juste voulu marquer ma peau pour m’exprimer… ou plutôt pour faire joli.
Naïla observa le tatouage avec admiration avant d’ajouter :
— Il est vraiment magnifique ! Moi j’aurais trop peur… Et mes parents n’accepteraient jamais ça ! Tu as eu mal ?
Crystal haussa légèrement les épaules :
— Vers la fin oui… Mais je préfère cette douleur-là à celle d’aller au lycée…
Les deux filles échangèrent un sourire complice avant que Naïla ne partage une partie sombre de son passé :
— Je comprends ce que tu ressens… À une époque pas si lointaine, j’ai eu des pensées suicidaires… Elles envahissaient chaque fibre de mon être…
Crystal écarquilla les yeux :
— Toi ? Mais tu sembles tellement confiante !
Naïla hocha la tête doucement avant d’expliquer ses luttes intérieures et comment un poème trouvé par hasard avait changé sa vie…
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Alors que Crystal commençait à montrer des signes évidents de fatigue après cette longue journée éprouvante, Naïla prit soin d’elle en ajustant des coussins contre le chevet du lit pour qu’elle puisse se reposer confortablement.
— Repose-toi… murmura-t-elle doucement tandis que Crystal fermait lentement les yeux dans ce cocon apaisant où elle se sentait enfin en sécurité.
Crystal était allongée sur le dos, sa tête enfouie dans deux oreillers moelleux. Elle dormait paisiblement depuis quelques minutes, ses traits détendus, comme si elle avait enfin trouvé un répit après une journée éprouvante. La chambre, plongée dans l’obscurité grâce aux rideaux tirés, était silencieuse, enveloppée d’une ambiance feutrée. Dans ce calme presque sacré, l’Asiatique semblait abandonnée aux bras de Morphée, son visage délicat baigné d’une sérénité rare.
Naïla, assise sur le bord du lit, observait son amie avec une attention particulière. Il y avait dans son regard une douceur mêlée à une étrange intensité. Elle posa le bout de ses doigts sur ses lèvres, comme pour contenir un flot d’émotions qui menaçait de la submerger. Un sentiment indéfinissable brûlait en elle, un mélange de fascination et de trouble qu’elle peinait à comprendre. Lorsque l’émotion parlait, la raison devait parfois se taire, et Naïla ne s’opposait pas à ce constat. Pourtant, son esprit était agité par des pensées confuses, des questions sans réponse.
Elle sentit une vague de bien-être l’envahir, une excitation étrange qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Lentement, presque inconsciemment, elle s’agenouilla sur les draps et tendit la main vers Crystal. Ses doigts effleurèrent les chevilles de la jeune fille, remontant doucement jusqu’à ses pieds manucurés avec soin. Ce geste n’avait rien d’innocent ; il était empreint d’une curiosité troublante qui trahissait un malaise intérieur.
Naïla s’interrogeait sur ce qu’elle ressentait depuis longtemps. Elle savait que ses pensées différaient de celles que sa famille ou sa communauté considéraient comme normales. Elle avait grandi dans un environnement où certains sujets étaient tabous, où l’amour entre femmes était vu comme immoral ou dégradant. Mais au fond d’elle-même, elle rejetait ces idées imposées par la société. Pour Naïla, il n’y avait rien de plus naturel que de ressentir une admiration profonde pour la douceur et la beauté féminines.
Elle se contenta de rester là, immobile, à contempler Crystal endormie. Il y avait quelque chose de presque sacré dans cette scène ; une image figée qui semblait hors du temps. Naïla ne voulait pas briser ce moment fragile.
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Le lendemain matin, Crystal se tenait devant la porte de la salle de classe où allait se dérouler le premier cours. Elle était nerveuse ; l’étiquette que Khader lui avait collée – "zombie" – semblait s’être incrustée dans l’esprit des autres élèves. Comme prévu, le garçon ne tarda pas à reprendre ses provocations.
— Comment va ma petite zombie ? lança-t-il avec son ton habituellement moqueur.
Crystal serra les poings avant de répondre sèchement :
— Ta gueule.
Khader ricana et continua :
— Mauvaise nuit ?
À cet instant précis, Naïla arriva dans le couloir et aperçut la scène. Une flamme de colère s’alluma dans ses yeux sombres. Elle inspira profondément avant de s’avancer vers eux avec détermination.
— Je t’avais dit de la laisser tranquille ! s’écria-t-elle d’une voix forte.
Khader haussa les épaules avec nonchalance :
— Calme-toi… On fait juste connaissance !
Naïla ne se laissa pas intimider :
— Non ! Tu la harcèles chaque jour ! Et j’en ai marre de voir ta gueule tous les matins ! Arrête ça tout de suite ou mes frères viendront te montrer ce qu’est le respect !
Khader fronça les sourcils, visiblement surpris par cette menace directe.
— Tu me menaces maintenant ? demanda-t-il en croisant les bras.
Naïla avança d’un pas vers lui :
— Oui ! Et crois-moi… tu ne veux pas avoir affaire à eux.
Le garçon recula légèrement sous l’intensité du regard de Naïla avant de marmonner quelque chose et rejoindre son groupe d’amis au fond du couloir. Crystal observa cette scène avec un mélange d’admiration et d’incrédulité.
Naïla se tourna vers elle avec un sourire rassurant :
— Salut Crystal ! Comment tu te sens ?
Crystal esquissa un sourire timide :
— Hey… Merci d’être intervenue… J’avais peur qu’il ne me lâche jamais…
Naïla posa une main sur son épaule avec douceur :
— Je t’avais dit que je m’en chargeais ! Ne t’inquiète pas… C’est toi et moi contre eux.
Crystal hocha la tête avant de murmurer :
— Toi et moi…
Naïla acquiesça avec conviction :
— Oui ! Rien que nous deux.
Crystal rougit légèrement avant d’ajouter timidement :
— Merci… Tu es vraiment adorable… Dis… Est-ce qu’on pourrait se revoir chez toi après les cours ? Je me sens un peu coupable pour hier soir… Je…
Naïla éclata de rire avant de répondre joyeusement :
— Bien sûr que tu peux venir ! Je serais ravie !
Elle peina à dissimuler un petit rictus malicieux sur son visage angélique tandis que Crystal souriait timidement en retour.