Une dernière lettre
18 septembre 2017
Illustration par Kura Kaminari

Un homme à l’apparence ordinaire mais à la carrure imposante s’engouffra dans le bâtiment dès que les portes coulissantes s’ouvrirent dans un glissement mécanique. À l’extérieur, une pluie capricieuse martelait les vitres, dessinant des chemins d’eau sinueux sur le verre. Il prit soin de frotter ses mocassins sur le tapis d’entrée, un geste rapide et précis, avant de secouer discrètement le col de sa veste noire. Celle-ci, impeccablement ajustée, était assortie à une chemise rouge à fines rayures et une cravate blanche éclatante. Son pantalon noir complétait son costume taillé sur mesure, témoignage d’une élégance calculée.
Son regard parcourut le hall avec une froideur distante. Une tension sourde s’insinua en lui tandis qu’il observait les occupants du lieu : des silhouettes hagardes errant dans les couloirs comme des spectres, des corps affaissés sur des fauteuils, vidés de toute énergie, et des individus en proie à une agitation maniaque, débitant des monologues frénétiques sans auditoire. Derrière le comptoir d’accueil, il identifia des visages fatigués, probablement ceux des réceptionnistes, dont l’air absent trahissait une lassitude chronique.
Cet homme s’appelait Daniel Tucker.
Daniel ôta ses écouteurs d’où s’échappaient encore les échos graves d’une musique électronique. Il inspira profondément, comme pour se fortifier avant de franchir un seuil invisible. Ses pas le menèrent vers une femme derrière le comptoir :
— Bonjour, dit-il d’une voix calme mais assurée.
— Bonjour. Vous cherchez quelque chose ? répondit-elle avec un ton neutre.
— Non… quelqu’un. J’aimerais savoir si Randy Tucker est en consultation ou dans sa chambre.
— Un instant, je vais vérifier.
— Merci.
La réceptionniste s’éloigna en étouffant un bâillement maladroit. Daniel se retourna distraitement et sursauta légèrement en découvrant une vieille femme tout près de lui. Son regard était fixé sur lui avec une intensité troublante.
— Tout va bien, madame ? demanda-t-il en arquant un sourcil.
— Je vous connais ! lança-t-elle soudain avec conviction.
— Ah bon ? Je ne crois pas…
— Si, si ! Vous êtes le colporteur ! Qu’allez-vous livrer aujourd’hui ?
— Euh… Non, je ne suis pas colporteur, madame.
— J’aurais pourtant juré…
La vieille femme s’éloigna lentement en traînant les pieds, marmonnant des phrases énigmatiques comme « qu’en est-il d’eux » ou « que sont-ils devenus ». Daniel la suivit du regard un instant avant de se tourner de nouveau vers le comptoir. Ses bras se posèrent sur la surface froide tandis qu’il constata que la réceptionniste semblait absorbée par un appel téléphonique interminable. L’idée qu’elle ait pu l’oublier lui traversa l’esprit — ce ne serait pas la première fois qu’un tel désagrément survenait dans cet endroit où le temps semblait figé.
L’atmosphère lourde de l’hôpital pesait sur lui comme une chape de plomb.
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Quelques instants plus tard, Daniel suivit Randy dans les couloirs mornes du bâtiment. Son frère avançait maladroitement, ses mouvements empreints d’une précipitation étrange et presque comique. À plusieurs reprises, Randy se retournait pour lui faire signe de se hâter, bien que leurs pas soient synchronisés et qu’à peine deux mètres les séparent.
— Dépêche-toi ! lança Randy avec une urgence mal dissimulée.
Daniel entra dans la chambre tandis que son frère jetait un coup d’œil furtif au bout du couloir avant de refermer la porte à clé derrière eux. Ils prirent place côte à côte sur le lit aux couvertures épaisses et usées par le temps.
— Alors… Randy. Comment tu te sens ? demanda Daniel après un silence pesant.
Randy passa une main nerveuse dans ses cheveux avant de répondre :
— Écoute… J’ai vu les médecins… les psychiatres… les neurologues… J’les ai tous vus et… Merde ! Ça recommence… J’perds mes mots… Attends… Attends…
Daniel posa une main rassurante sur son épaule :
— Calme-toi. On a tout le temps qu’il faut.
Randy secoua la tête avec frustration :
— Toi peut-être… Mais pas moi ! Ils savent pas c’que j’ai, Daniel !
— Ils finiront par trouver. Qui as-tu vu dernièrement ?
Randy haussa les épaules avec désespoir :
— Un psychiatre… Mais il m’donne que des médocs qui marchent pas ! Rien ne marche !
Daniel tenta de raisonner son frère :
— Peut-être qu’il faut attendre que…
Randy l’interrompit brusquement :
— J’te dis qu’ça marche pas ! Ça m’endort ! Et ça leur va bien comme ça ! Tant qu’je dors j’peux pas m’plaindre… Mais quand j’me réveille… J’ai…
Il hésita avant de lâcher dans un souffle rauque :
— Les voix…
Daniel hocha la tête gravement :
— Les voix…
Le silence retomba lourdement dans la pièce tandis que Randy fixait ses mains tremblantes.
Il se tut, le regard perdu dans un vide oppressant, puis reprit d’un ton plus posé, presque mécanique :
— Daniel… ce n’est pas juste des voix. J’fais des trucs que j’devrais pas faire. Je sais que je les fais, mais c’est comme si quelque chose m’empêchait de m’arrêter. Il y a un truc qui déconne dans ma tête. Faut qu’on m’aide tout de suite avant que je perde complètement pied. Hier soir… j’ai failli frapper une infirmière. J’sais même pas pourquoi…
Daniel tenta de l’interrompre, la voix douce :
— Randy, ça va aller. Tu as…
Mais Randy explosa, ses mots jaillissant comme un torrent incontrôlable :
— Mais laisse-moi finir, putain de merde !
Daniel recula légèrement, pris au dépourvu.
— Je ne voulais pas t’offenser…
Randy se frappa les tempes avec une violence désespérée et murmura :
— Pardon… pardon ! Je suis désolé…
Daniel posa une main sur son épaule pour apaiser la tension palpable.
— Ce n’est rien. Ce n’est pas grave. Est-ce que tu as toujours des problèmes de mémoire ?
Randy hocha la tête, le regard baissé.
— Ça empire… J’ai peur qu’un jour je ne te reconnaisse plus… toi… ma femme… ma fille aussi. Elisa et Julie. (Sa voix se brisa en un chuchotement.) Elisa… Julie…
Daniel chercha à le rassurer :
— Tu as leurs photos sur ta table de nuit. Tu ne les oublieras pas. Écoute, Randy, il faut que tu me dises ce que tu ressens en ce moment précis.
Randy releva la tête avec une hésitation visible :
— Maintenant ? Je sais pas… J’ai mal à la tête, et… c’est tout. Mais quand t’es pas là, c’est pire. Je parle tout seul, je deviens violent, je fais les cent pas dans ma chambre comme un fou… Et parfois… parfois j’oublie comment parler.
— Quels médicaments prends-tu ? demanda Daniel avec une pointe d’inquiétude.
— Des neuroleptiques… Enfin, je crois. J’ai lu la notice et ça disait que c’était pour la schizophrénie. Mais je suis pas schizo ! Je le sais et ils le savent aussi ! Ça fait juste m’endormir, mais ça soigne rien !
Il s’arrêta brusquement avant de reprendre d’une voix tremblante :
— Daniel… faut que tu m’aides… Ça empire et personne ici ne fait rien pour moi.
Daniel passa une main sur son visage, visiblement déstabilisé par l’intensité du moment.
— Il y a quelque chose qui cloche chez moi, Daniel. Des fois je louche sans raison, ma vision devient floue… Et ces voix dans ma tête ! C’est comme si un insecte tissait des câbles dans mon cerveau. Je te jure que je le sens !
Daniel tenta de répondre, mais Randy hurla soudainement :
— EH DANIEL ! REGARDE-MOI ! MERDE !! Écoute-moi bien : j’ai presque tout perdu et j’ai besoin d’aide maintenant ! Pas demain, pas la semaine prochaine ! Maintenant !
Daniel recula légèrement sous l’impact de ses mots et tenta de calmer son frère :
— Randy… s’il te plaît…
Mais Randy éclata à nouveau :
— AIDE-MOI PUTAIN DE MERDE !!
Le silence qui suivit était lourd et suffocant. Daniel observa son frère avec une inquiétude mêlée de tristesse tandis que Randy reprenait son souffle et murmurait des excuses répétées.
Après quelques instants d’accalmie, Randy reprit d’une voix plus basse :
— Écoute… Non… attends… Il me reste que toi, mon frère. J’t’en supplie… va leur parler.
Daniel fronça les sourcils.
— Aux médecins ? demanda-t-il doucement.
Randy se leva avec difficulté et clopina jusqu’à sa table de nuit où il prit une feuille pliée en quatre ainsi qu’une petite enveloppe qu’il sortit de sa poche. Il inscrivit un nom sur le papier avant de glisser celui-ci dans l’enveloppe qu’il tendit à Daniel avec une gravité presque cérémoniale.
— Faut juste que tu donnes ça. C’est important.
Daniel prit l’enveloppe sans poser davantage de questions.
— Tu peux compter sur moi, Randy.
Randy hocha la tête en soupirant lourdement.
— Merci…
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Cette nuit-là, Randy se pendit dans sa chambre après avoir minutieusement calculé le moment idéal pour éviter les rondes nocturnes des veilleurs et veilleuses. L’enveloppe laissée derrière lui n’était pas destinée aux médecins comme Daniel l’avait supposé. Elle était pour sa femme et sa fille.
La lettre contenue exprimait ses derniers mots :
> *Chères Elisa et Julie,*
>
> *Excusez mes divagations si elles vous semblent confuses ; je ne dors plus vraiment ces jours-ci. Ce que j’ai à vous dire est difficile à écrire et peut-être encore plus difficile à comprendre.*
>
> *Je suis désolé pour tout ce que je vous ai fait subir ces derniers mois. Ma souffrance est devenue insupportable et personne ici ne semble capable de m’aider.*
>
> *Je vous ai interdit de venir me voir parce que je voulais préserver votre dernière image de moi : celle d’un père aimant et fort, plutôt qu’un homme brisé par sa maladie.*
>
> *Je vous aime profondément et éternellement.*
>
> *Randy Tucker.*
Ainsi s’acheva le combat intérieur de Randy Tucker : un homme autrefois acclamé par des milliers mais finalement consumé par ses propres démons silencieux.