Un peu de compagnie
23 mai 2018
Illustration par Kura Kaminari

Laurent Ribeiro, planté sur une marche d’escalier au sixième étage d’un immeuble aussi délabré qu’une vieille chaussette trouée, se sentait envahi par une humidité tenace qui s’infiltrait à travers les planches du toit, mal clouées comme des promesses politiques. L’air, chargé des effluves d’une pluie récente, avait une odeur douce-amère de terre mouillée et de béton fatigué. Une brume légère s’élevait des flaques éparses, donnant à l’endroit une allure de décor de film noir à petit budget. Laurent, avec la solennité d’un aristocrate déchu, sortit une Camel de son paquet cabossé, alluma une allumette ornée de motifs héraldiques – héritage improbable d’un grand-oncle fumeur et probablement mythomane – et tira une bouffée profonde. La fumée épaisse s’échappa en volutes capricieuses, comme si elle hésitait entre rester ou fuir ce lieu lugubre.
À quelques mètres, une jeune femme surgit de son appartement. Elle portait un tee-shirt blanc un peu trop grand et une jupe courte qui semblait avoir été choisie pour défier la météo plutôt que pour s’y adapter. Elle éternua bruyamment en inhalant la fumée de Laurent, ce qui lui valut un regard mi-amusé, mi-flegmatique de ce dernier.
— Ah ! Vous êtes là, dit-elle en plissant le nez comme si elle venait de découvrir un fromage oublié dans un frigo.
— Bien sûr. Appelez-moi Laurent, ça me ferait plaisir, répondit-il avec un sourire qui oscillait entre le charme et l’ironie.
— Je n’ai aucune raison de vous faire plaisir, rétorqua-t-elle sèchement tout en glissant ses mains dans les poches minuscules de sa jupe.
Laurent haussa les épaules avec l’élégance désinvolte d’un philosophe blasé. Il sortit son paquet de cigarettes et lui en tendit une :
— Cigarette ?
— Je ne fume pas.
Sans se démonter, il rangea le paquet avec un geste théâtral et se déplaça légèrement sur la marche pour lui faire de la place.
— Discutons de la situation.
La jeune femme, intriguée malgré elle par ce personnage étrange, descendit quelques marches pour s’asseoir à côté de lui. Elle étendit ses jambes fines devant elle avec une nonchalance calculée et demanda :
— Quelle qu’elle soit ?
Laurent prit quelques secondes pour réfléchir, frottant sa barbe soigneusement entretenue comme si elle contenait les réponses aux grandes énigmes de l’univers. Son regard se perdit dans l’immeuble voisin avant qu’il ne lâche :
— Cela me sied.
Il tira une nouvelle bouffée de sa cigarette avant d’enchaîner :
— Assez de tergiversations, Maïlie. Dites-moi comment vous vous sentez en ce début de matinée.
— Bof.
— Je suis désolé de l’entendre.
— Ne vous désolez pas.
— Permettez-moi de l’être.
Maïlie hocha la tête avec l’air résigné d’une personne habituée aux conversations absurdes. Elle demanda alors :
— Pourquoi suis-je ici ?
— Pour parler.
— À propos de quoi ?
— De tout ce que vous souhaitez.
Elle plissa les yeux comme si elle cherchait le sujet le plus improbable possible avant de lancer :
— On peut parler de gelée ?
— Bien sûr.
— Je n’aime pas la gelée. Pouvons-nous parler d’autre chose ?
Laurent acquiesça avec gravité :
— Oui, nous pouvons parler de tout ce que vous voulez.
Maïlie sembla réfléchir intensément avant d’ajouter :
— J’entends des voix que vous connaissez.
Laurent leva un sourcil interrogateur :
— Vraiment ? Que disent-elles ?
Elle répondit avec un sérieux troublant :
— Que je devrais me jeter dans le vide depuis la cage d’escalier pour m’envoler jusqu’au soleil. Comme Icare. Mais sans les ailes. Vous comprenez ?
Laurent hocha lentement la tête :
— Je vous comprends.
Maïlie secoua la tête avec impatience :
— Non, ce n’est pas moi qu’il faut comprendre, ce sont les voix.
Laurent rétorqua calmement :
— Je comprends les voix que vous entendez.
Elle éclata d’un rire bref et étrange avant d’ajouter :
— Alors elles se sont mal exprimées.
Un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle poursuivait :
— En fait, je n’aime que la gelée à la fraise.
Laurent écrasa son mégot contre le mur décrépit derrière lui et observa Maïlie contempler l’horizon où l’aurore naissante dessinait des teintes pastel. La sérénité du moment contrastait violemment avec leur échange absurde. Elle brisa le silence :
— À votre avis, quel goût a la gelée de noix de coco ?
Laurent répondit sans hésiter :
— Un goût de noix de coco.
Elle fronça les sourcils :
— Comment vous savez ? Vous en avez déjà mangé ?
Il secoua doucement la tête :
— Non, j’ai fait qu’une supposition.
Maïlie sembla satisfaite par cette réponse mais ajouta après un instant :
— Je peux y aller maintenant ?
Laurent sourit mystérieusement avant de répondre :
— Non. Il reste encore cinquante minutes.
Elle soupira profondément avant d’ajouter sur un ton presque plaintif :
— C’est fâcheux…
— Qu’est-ce que vous disiez ? demanda Laurent, intrigué par l’étrangeté croissante de la conversation.
Maïlie leva un doigt comme pour souligner l’importance de sa réponse :
— Quand mon frère, Brad Pitt, a ses crises journalières, il a tendance à mâchouiller de la chair. Il s’en prend souvent à mon bras.
Laurent fronça les sourcils, partagé entre l’incrédulité et une curiosité morbide :
— Ça doit être douloureux, non ?
Elle haussa les épaules avec une désinvolture déconcertante :
— Non, pas vraiment. On s’y habitue. Bref, il a dit que j’avais un goût de cannelle. Vous en pensez quoi ?
Laurent prit une pause dramatique, comme s’il méditait sur une révélation philosophique :
— C’est fameux. Peut-être que nous avons tous le goût de cannelle. Qu’en pensez-vous ?
Maïlie secoua la tête avec conviction :
— Non. Brad Pitt dit que notre papa a un goût d’eau de Cologne ; celui de Jean Marie Farina.
Laurent arqua un sourcil, impressionné malgré lui :
— Le parfumeur italien du XVIIe siècle ?
Elle acquiesça avec gravité :
— Oui.
Il hocha lentement la tête :
— Ça ne date pas d’hier.
Maïlie confirma avec un sérieux implacable :
— Oui, ça date du XVIIe siècle.
Laurent dissimula un soupir et détourna les yeux vers une flaque d’eau où le soleil jouait à faire scintiller des éclats d’or liquide. Maïlie, quant à elle, fixait cette même flaque avec une intensité presque mystique avant de lâcher :
— J’aime la colle. Ça sent bon.
Laurent cligna des yeux, pris au dépourvu par ce brusque changement de sujet :
— Vous avez reniflé de la colle ?
Elle répondit avec un naturel désarmant :
— Oui, j’ai toujours un tube dans ma chambre. Papa m’en laisse toujours un, il dit que c’est bien meilleur que l’encens. La tête tourne un peu après une minute, c’est amusant.
Laurent se redressa légèrement, alarmé :
— La colle contient des produits chimiques très nocifs !
Maïlie pencha la tête sur le côté comme une enfant curieuse :
— Ah bon ? Je peux en mourir du jour au lendemain ?
Il secoua la tête, cherchant à calmer ses inquiétudes grandissantes :
— Non, tout de même pas.
Elle haussa les épaules avec indifférence :
— Où est le problème, dans ce cas ?
Laurent ouvrit la bouche pour répondre, mais elle l’interrompit brusquement :
— Comment ça fonctionne un grille-pain ?
Il resta interdit pendant quelques secondes avant de bafouiller :
— Quoi ?
Maïlie répéta avec insistance :
— Comment fonctionne un grille-pain ? Je veux dire… C’est bizarre ! C’est vraiment très douloureux quand j’en plonge un dans la baignoire.
Laurent manqua de s’étouffer avec sa propre salive :
— Pardon ? Les grille-pain sont destinés à faire des toasts, pas à chauffer l’eau d’une baignoire !
Elle fronça les sourcils comme si elle venait d’entendre une absurdité monumentale :
— Ah bon. Je croyais que c’était pour chauffer l’eau. Vous croyez qu’on appelle cela des grille-pain pour l’odeur étrange de grillé qu’on ressent quand on met une fourchette dans l’une des deux fentes ?
Laurent secoua vigoureusement la tête, horrifié par cette idée saugrenue :
— Non ! Les grille-pain sont faits pour faire des toasts !
Maïlie plissa les yeux d’un air suspicieux :
— Je vous ai entendu la première fois, vous n’avez pas besoin de vous répéter.
Laurent jeta son mégot dans une flaque voisine. L’onde limpide dessina des cercles parfaits qui s’élargirent doucement avant de disparaître. Mais Maïlie ne se laissa pas distraire par cette petite fantaisie et insista :
— Comment fonctionnent les grille-pain ? Vous savez, c’est très impoli de ne pas répondre aux questions des gens.
Il soupira profondément avant de répondre avec toute la patience dont il était capable :
— Vous mettez du pain dans un grille-pain, il devient chaud, puis il surgit.
Elle secoua vigoureusement la tête en signe de désaccord catégorique :
— Ah non ! Pas du tout ! Un toast surgit ? Où va le pain alors ?
Laurent se frotta les tempes comme pour chasser un début de migraine :
— Le pain *est* le toast !
Maïlie ouvrit grand les yeux, choquée comme si on venait de lui révéler que le Père Noël n’existait pas :
— Non, c’est impossible. Je ne peux y croire ! Le pain ne peut pas devenir le toast comme ça !
Laurent haussa les épaules avec fatalisme :
— Eh bien oui ! C’est ce que la chaleur fait au pain.
Elle croisa les bras avec une moue boudeuse avant de céder à contrecœur :
— Très bien… ainsi soit-il. Au fait… vous savez qui je trouve vraiment super sexy ?
Laurent releva un sourcil intrigué mais méfiant :
— Non. Qui ça ?
Maïlie hésita longuement avant de murmurer sur un ton conspirateur :
— C’est… c’est…
Il tenta de l’encourager doucement :
— Tout va bien, vous pouvez me le dire.
Elle regarda autour d’elle comme si elle craignait d’être espionnée avant d’ajouter à voix basse :
— Vous ne le direz à personne ?
Laurent leva une main solennelle comme pour prêter serment :
— Sur le plan éthique et législatif, j’ai une entente de confidentialité avec mes interlocuteurs.
Rassurée par cette réponse absurde mais convaincante, elle déclara enfin avec enthousiasme :
— Pedro Alonso ! Celui qui a joué dans *Appel inconnu* !
Laurent fronça légèrement les sourcils en essayant de se souvenir du film en question avant d’ajouter prudemment :
— Je m’en souviens vaguement… *Appel inconnu* est une bonne comédie musicale.
Maïlie roula des yeux avec exaspération :
— De quoi parlez-vous ? Il était moche dans ce film ! Je parle de ce à quoi il ressemble dans *La Casa de Papel* !
Laurent hocha lentement la tête comme s’il venait enfin d’assembler toutes les pièces du puzzle absurde qu’était cette conversation. Il conclut simplement d’un ton neutre mais résigné :
— Ah. Bien sûr… c’est évident.
— Je peux y aller maintenant ? demanda Maïlie avec l’impatience d’un enfant en pleine retenue.
Laurent, stoïque, répondit :
— Non, nous en avons encore pour une demi-heure.
Elle leva les bras au ciel dans un geste dramatique :
— Sapristi, mais c’est que je veux retourner dans ma chambre matelassée ! Bon, peu importe. Au fait, la lune est-elle vraiment faite de fromage ?
Laurent secoua la tête avec un sérieux exagéré :
— Non.
Maïlie poussa un soupir théâtral :
— Dommage. Nous n’aurions jamais été à court d’argent si c’était du gruyère.
Elle ajusta le col de son tee-shirt avec une dignité retrouvée et proclama fièrement :
— J’aime le fromage.
Laurent hocha la tête comme s’il venait d’entendre une vérité universelle :
— C’est bien.
Elle continua sans attendre, les yeux brillants :
— Surtout les produits à base de fromage fondu à tartiner. J’adore Cheez Whiz. Ce truc est vraiment cool !
Laurent sourit légèrement :
— Oui, j’aime aussi Cheez Whiz sur des craquelins.
Maïlie plissa les yeux d’un air conspirateur avant de lâcher :
— J’aime Cheez Whiz sur des Oreo.
Laurent cligna des yeux, pris au dépourvu par cette révélation gastronomique inattendue :
— Oh. Vraiment ?
Elle acquiesça vigoureusement :
— Oui. Vraiment. Et moi et Brad Pitt, on dessine des jolies fleurs heureuses et des Faucheuses sur les murs de sa chambre quand on s’ennuie.
Laurent haussa les épaules :
— Eh bien, cela m’a l’air sympathique.
Maïlie se pencha légèrement vers lui avec un sourire malicieux :
— Vous voulez savoir ce que les Faucheuses font aux jolies fleurs heureuses ?
Laurent hésita avant de répondre avec prudence :
— Pas vraiment.
Elle haussa les épaules comme si elle s’attendait à cette réponse :
— Tant pis. Je peux y aller maintenant ?
Laurent consulta sa montre imaginaire avant de répondre avec gravité :
— Non, il nous reste encore vingt minutes.
Maïlie se leva en soupirant comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules et descendit quelques marches pour s’accouder à la rambarde. Laurent l’observa un instant avant de demander :
— Alors, Maïlie, parlez-moi de vous. Qu’est-ce que vous aimez faire pendant votre temps libre ?
Elle répondit sans détour, comme si sa réponse était la chose la plus évidente au monde :
— Je me tranche les avant-bras pour m’exorciser.
Laurent fronça les sourcils, perplexe :
— Je n’ai pas vu de cicatrices sur vos bras.
Elle leva les yeux au ciel avec exaspération :
— Parce qu’elles sont sur mes avant-bras.
Laurent secoua la tête doucement :
— C’est la même chose.
Maïlie haussa les épaules avec indifférence avant de poursuivre :
— Ah. Quand bien même, je chasse le Diable.
Il demanda avec une curiosité prudente :
— Et ça marche ?
Elle ouvrit grand les yeux comme si elle venait d’entendre une absurdité monumentale :
— Non. À cause de… De… Eh, les voix parlent à nouveau !
Laurent se redressa légèrement, intrigué malgré lui :
— Vraiment ?
Maïlie roula des yeux comme si la question était insultante :
— Oui, bien sûr, sinon je ne l’aurais pas dit !
Il tenta d’approfondir malgré tout :
— Qu’est-ce qu’elles disent ?
Elle pointa du doigt l’immeuble voisin avec enthousiasme :
— Que je devrais enjamber la rambarde et sauter jusqu’à l’autre immeuble. Ça me semble plausible ; je suis agile ; on me le dit souvent.
Laurent tenta de garder son calme tout en répondant fermement :
— Je n’en doute pas, mais ce serait préférable d’éviter ça.
Maïlie sourit avant de déclarer joyeusement :
— Je vais essayer !
Et elle commença à chevaucher la rambarde avec une détermination troublante. Laurent bondit presque hors de sa marche en criant :
— NON !
Elle s’arrêta net et le regarda avec un air contrarié :
— Oh. Vous avez rendu les voix folles. Maintenant elles disent que je devrais brûler ce bâtiment. C’est embêtant.
Laurent tenta de reprendre le contrôle de la situation en suppliant presque :
— S’il vous plaît, descendez de la rambarde et revenez vous asseoir ; vous risquez de basculer !
Maïlie resta dans cette position dangereuse quelques instants supplémentaires avant d’être distraite par le spectacle du soleil illuminant l’horizon. Les teintes dorées et cuivrées se mêlaient aux reflets argentés des métaux environnants tandis que des oiseaux flamboyants saluaient l’aurore dans un ballet aérien éclatant.
Finalement, elle descendit lentement de la rambarde et revint s’asseoir auprès de Laurent. Elle demanda avec impatience :
— Combien de temps reste-t-il avant que je puisse rentrer chez moi ?
Laurent consulta à nouveau sa montre imaginaire avant de répondre calmement :
— Quinze minutes.
Elle leva un sourcil sceptique avant d’insister immédiatement après :
— Et maintenant ?
Il répondit sans se démonter :
— Un quart d’heure.
— Mais nan ?!
— Eh si.
— Je peux avoir une Camel ? demanda Maïlie avec un sourire innocent, presque angélique.
Laurent haussa un sourcil, méfiant, mais répondit :
— Si vous voulez.
Maïlie attrapa la cigarette avec une excitation démesurée, comme si elle tenait un trésor inestimable. Elle la glissa entre ses lèvres et l’alluma avec un geste théâtral, puis retira ses chaussures d’un coup de pied nonchalant. Tout en fixant l’horizon, elle demanda d’une voix fluette :
— Comment se fait-il que les voitures d’Oscar Mayer s’appellent « Wienermobile » au lieu de « Eggplantmobile » ?
Laurent cligna des yeux, pris au dépourvu par la question. Il répondit finalement avec la patience d’un homme habitué à l’absurde :
— Parce qu’elles ressemblent à une saucisse et non à une aubergine.
Maïlie fronça les sourcils comme si cette réponse ne faisait qu’épaissir le mystère :
— Pourquoi ça ne ressemble pas à une aubergine ?
Laurent soupira légèrement :
— Parce qu’Oscar Mayer ne fait pas d’aubergines.
Elle sembla réfléchir intensément avant de poursuivre :
— Pourquoi Oscar Mayer ne fait-il pas d’aubergines ?
Laurent haussa les épaules, résigné :
— Parce qu’ils ne le voulaient pas.
Maïlie le fixa avec insistance, son regard perçant comme celui d’un détective sur le point de résoudre une affaire capitale :
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas pourquoi.
— Pourquoi ?
Laurent inspira profondément avant de répondre avec lassitude :
— Parce que je n’ai jamais vraiment voulu le découvrir.
Maïlie plissa les yeux, comme si elle tentait de déceler un mensonge :
— Pourquoi ?
Laurent leva les mains au ciel dans un geste d’abandon :
— Parce que rien ne m’a jamais inspiré pour découvrir pourquoi Oscar Mayer fait des saucisses au lieu d’aubergines.
Un silence s’installa. Puis Maïlie hocha la tête, satisfaite :
— O.K.
Laurent observa la cigarette entre ses doigts avant de demander :
— Pourquoi vous laissez la Camel se consumer sans tirer dessus ?
Elle haussa les épaules avec désinvolture :
— Je vous avais dit que je ne fumais pas.
Laurent fronça les sourcils, visiblement agacé :
— Alors, pourquoi m’en avoir demandé une ?
Maïlie sourit malicieusement :
— Je ne sais pas. Ah, au fait : j’ai un secret.
Intrigué malgré lui, Laurent se pencha légèrement vers elle :
— Vraiment ? Souhaitez-vous me le dire ?
Maïlie fit signe qu’il devait s’approcher davantage. Elle murmura d’un ton conspirateur :
— Approchez-vous. Plus près. Plus près. Un peu plus près. Non, trop loin. Un peu plus près… parfait !
Laurent s’exécuta avec une patience admirable et demanda doucement :
— Quel est votre secret ?
Elle prit une grande inspiration avant de déclarer solennellement :
— Eh bien… c’est…
Laurent l’interrompit brusquement, levant un doigt pour souligner son sérieux :
— Je vous l’ai déjà dit : sur le plan éthique et législatif, j’ai une entente de confidentialité avec mes interlocuteurs.
Maïlie roula des yeux mais poursuivit tout de même :
— O.K. Je… je suis une dryade.
Laurent cligna des yeux, perplexe :
— Une nymphe des forêts ?
Elle acquiesça avec enthousiasme :
— Oui.
Il balaya du regard les environs délabrés et bétonnés avant de répondre doucement mais fermement :
— Il n’y a aucune forêt aux alentours.
Maïlie sembla soudain frappée par cette évidence. Elle baissa la tête et murmura tristement :
— Ah, oui… Bon, bah je ne suis pas une dryade.
Elle laissa tomber la Camel sur le sol et observa les volutes bleues et grises s’élever dans l’air comme des oiseaux fantomatiques du petit matin. Après un moment de contemplation silencieuse, elle demanda :
— Il reste encore combien de temps avant que je puisse rentrer chez moi ?
Laurent consulta sa montre imaginaire une fois de plus avant de répondre calmement :
— Huit minutes.
Maïlie hocha la tête avant de lancer soudainement :
— Je ne pense pas qu’ils devraient faire de la gelée de noix de coco.
Laurent répondit sans hésiter, comme si cette déclaration méritait toute son attention philosophique :
— Moi non plus.
Elle poursuivit sur sa lancée absurde :
— Vous pensez qu’ils font de la gelée de noix de coco ?
Il secoua doucement la tête en signe de dénégation.
— Non.
Maïlie plissa les yeux comme si elle méditait sur une grande vérité universelle avant d’ajouter d’un ton grave :
— Je pense que la gelée de céleri serait aussi dégoûtante.
Laurent acquiesça lentement, partageant cette opinion sans réserve. Maïlie changea soudainement de sujet avec une énergie renouvelée :
— Je peux m’asseoir sur vos genoux ?
Laurent répondit fermement sans même cligner des yeux :
— Non.
Elle insista avec un sourire charmeur qui aurait pu faire fondre n’importe qui sauf Laurent Ribeiro. Mais il resta impassible.
Finalement, après plusieurs questions absurdes sur le temps restant et des propositions farfelues (comme jeter ses bottes par-dessus la rambarde), Maïlie obtint enfin ce qu’elle voulait – ou presque – en lançant joyeusement ses bottes dans le vide sous le regard médusé mais résigné de Laurent.
Quand enfin l’heure arriva pour elle de partir, elle s’écria gaiement en gambadant vers sa chambre matelassée :
— Au revoir, à la semaine prochaine, Laurent !
Il resta là un moment, contemplant ses pieds désormais déchaussés alors qu’une giboulée commençait à tomber doucement. Puis son téléphone sonna :
— Oui ? C’est pour quoi ? demanda-t-il mécaniquement à sa secrétaire.
Elle répondit calmement mais avec une pointe d’ironie dans la voix :
— Monsieur… votre prochain rendez-vous est dans le même immeuble. Il dit qu’il s’appelle Brad Pitt.
Le cri désespéré qui suivit résonna jusque dans l’appartement où Maïlie riait aux éclats en racontant tout à son père :
— Papa ! Je crois qu’il va démissionner dans trois jours !