Un parfum de nostalgie

11 août 2017

Illustration par Kura Kaminari

Le vieillard, courbé sous le poids des années, avançait péniblement sur le trottoir étroit. Chaque pas semblait une épreuve, chaque mouvement une lutte contre le temps. Sa canne frappait le sol humide avec une régularité hésitante, tandis qu’un lourd cabas pendait de son bras tremblant. Derrière lui, une femme au pas pressé tentait de suivre, contrariée par l’impossibilité de le dépasser. Les voitures garées à moitié sur le trottoir laissaient à peine assez de place pour qu’elle puisse avancer.

La pluie tombait en rideaux serrés, s’accumulant dans les crevasses du béton et ruisselant sur le crâne luisant du vieil homme. Sa gabardine usée collait à son dos voûté, comme un linceul annonçant les outrages du temps. Ses bras maigres tremblaient sous l’effort, chaque pas résonnant comme une injure silencieuse de la vieillesse.

— Monsieur ? S’il vous plaît ! lança-t-elle d’une voix impatiente.

Il ne se retourna pas. Non pas par indifférence, mais par cette lenteur propre aux corps usés. Son allure incertaine donnait l’impression qu’il allait glisser à tout moment sur les pavés détrempés. La jeune femme, prise d’un instinct soudain, sortit une main de la poche de son manteau pour tenter d’intervenir.

— Monsieur, j’aimerais passer ! insista-t-elle.

Enfin, il s’arrêta. Lentement, presque cérémonialement, il redressa son dos voûté et tourna la tête vers elle. Son regard était voilé, ses yeux porteurs d’une mélancolie insondable.

— Ah ! Enfin, vous voilà. Vous m’aviez oublié ? dit-il avec un sourire qui semblait hors du temps.

— Pardon ? répondit-elle, déconcertée.

— Je vous attendais. Une femme devait se présenter chez moi à dix heures quinze… Il se fait déjà tard. Prenez mon cabas, je vous prie.

— Je ne sais pas qui vous êtes et je n’ai pas…

Il l’interrompit brusquement.

— Vous voyez le café au bout du boulevard ?

— Eh bien… non.

— Non ? répéta-t-il avec un air surpris.

— Non, je ne vois aucun café.

— C’est qu’on est encore loin. Il s’appelle le « Café des Brumes ». À moins qu’un nouveau propriétaire ait changé l’enseigne… Qu’importe. Il faut que j’y sois.

La jeune femme fronça les sourcils, agacée par cet échange absurde.

— Eh bien, je suggère que la personne que vous attendez soit là-bas ! souffla-t-elle en esquissant un geste vers le cabas que l’homme lui tendait obstinément.

Il secoua la tête avec gravité.

— Non, non. Personne ne m’attend. C’est la nostalgie qui m’a pris ces derniers jours… J’y allais souvent quand j’étais jeune. J’y ai rencontré des gens qui ont marqué ma vie. Bastien… Arnaud… Et Vitória… Une écrivaine venue du Portugal pour s’installer ici avec Arnaud…

Sa voix vacilla légèrement alors qu’il levait les yeux vers elle.

— J’atterrissais au Café des Brumes à six heures pour mon premier café du matin. Le soir, j’y retournais pour jouer au bridge ou dîner avec des amis… Puis Anna et moi avons dû partir pour des raisons professionnelles. Nous avons vécu dans un quartier à l’est de Paris… Mais nous sommes revenus ici. Anna avait cette façon de colorer ma vie… Des teintes romanesques et mystérieuses qui rallumaient mon existence comme un flambeau…

La jeune femme sentit son irritation céder devant la tristesse palpable dans ses mots. Elle lui prit doucement le bras pour l’aider à avancer malgré la pluie battante.

Le vieillard reprit son récit entre deux quintes de toux étouffées :

— Le hasard nous a offert un appartement juste à côté du café… On pouvait voir sa terrasse depuis notre fenêtre de cuisine. Mais un jour… Un spéculateur a acheté l’immeuble…

**

Ils arrivèrent enfin devant une enseigne vieillie où les lettres « Café des Brumes » luisaient faiblement sous la lumière déclinante.

— On y est presque ! Vous le voyez maintenant ? demanda-t-il avec excitation dans la voix.

Elle acquiesça brièvement avant de tenter de se dérober :

— Oui… mais je dois vous laisser maintenant.

Il secoua la tête avec une détermination inattendue :

— Pas question. Aidez-moi à traverser ! Tiens… Le soleil est revenu… Je n’ai jamais aimé ce soleil haut dans le ciel. Allez, entrons !

Ils franchirent l’entrée et il désigna une table près de la fenêtre :

— Asseyons-nous ici ; c’était mon coin préféré…

Elle s’installa en face de lui par politesse plus que par envie réelle d’être là.

Il balaya lentement du regard les lieux avant de murmurer :

— Plus rien n’est pareil… La dernière fois que je suis venu ici remonte à cinq ans… ou peut-être plus… J’avais encore assez de force pour affronter cette pente maudite sans aide…

La serveuse apporta deux chopes de bière qu’il avait commandées sans consulter Lirienne.

— On m’avait donné votre nom au téléphone… mais je ne m’en souviens plus…

Elle répondit avec hésitation :

— Lirienne Bordeaux…

Un sourire triste éclaira son visage fatigué :

— Jean Bouchard. À votre santé, Lirienne. Il fallait que je vienne ici aujourd’hui…

Elle tenta maladroitement de clarifier leur malentendu :

— Écoutez… Jean… Je ne suis pas celle que vous cherchez…

Mais il ne semblait pas entendre ses mots.

— C’est ici que j’ai rencontré Anna…

Son regard se perdit dans les ombres du café avant qu’il n’ajoute dans un souffle :

— Son sourire…

Puis soudainement, sa chope glissa de ses mains tremblantes et éclata sur le sol carrelé. Le silence fut brisé par ce bruit strident tandis que ses yeux vitreux perdaient leur éclat.

**

La nuit tomba sur la ville sans prévenir après l’arrivée des ambulanciers au café. Lirienne quitta les lieux en silence et marcha sans but dans les rues désertes jusqu’à atteindre un boulevard éclairé par les réverbères jaunâtres.

Chez elle cette nuit-là, elle se pencha à sa fenêtre pour observer sa rue solitaire où flottait une étrange odeur : celle d’une mélancolie familière qui semblait envelopper chaque recoin de sa venelle comme un voile invisible.

Assise sur son lit plus tard dans la soirée, elle observa son fiancé lire tranquillement avant d’éteindre sa lampe de chevet :

— Je ne veux pas te perdre…, murmura-t-elle soudainement.

Il releva les yeux vers elle avec surprise :

— Moi non plus…, répondit-il simplement avant qu’elle n’ajoute avec un sourire énigmatique :

— Viens… Habille-toi… Paris est si beau la nuit !