Tout en blanc
23 novembre 2018
Illustration par Kura Kaminari

Dans la vaste province du Québec, au cœur d’une campagne verdoyante et paisible, s’élevait une institution nommée « Bayith ». Ce lieu, à la fois refuge et sanctuaire, se consacrait à l’accompagnement des âmes en détresse : celles brisées par les dépendances ou égarées dans les méandres de troubles psychiques. Nichée dans un écrin de nature, Bayith offrait bien plus qu’un simple traitement : c’était une communauté vivante, un espace où chaque individu pouvait entreprendre une reconstruction profonde. Ici, les pensionnaires participaient à des activités sportives pour raviver leur vitalité, s’adonnaient à des travaux manuels pour retrouver un sens au geste, et bénéficiaient d’un suivi psychologique attentif. L’approche de Bayith reposait sur une vision holistique de l’être humain, intégrant harmonieusement le corps, l’esprit, les émotions et la spiritualité.
Bien que d’obédience catholique, l’association se voulait inclusive et ouverte à d’autres courants spirituels. Elle reconnaissait en chaque être humain une quête universelle : celle de l’amour, du bonheur et du sens. Cette quête transcendait les dogmes et trouvait une résonance particulière dans la démarche de Bayith. Pour ses membres, soigner la toxicomanie ne se limitait pas à prescrire une médication ; c’était un voyage intérieur exigeant un travail personnel profond. La véritable guérison passait par une approche pluridisciplinaire, où la psychoéducation jouait un rôle central. Chaque pensionnaire était accompagné selon ses forces et ses failles, avec pour objectif ultime de retrouver la maîtrise de soi et de bâtir un projet de vie porteur d’espoir.
Parmi les âmes égarées qui franchissaient le seuil de Bayith, il y avait Arika Morrison. Cette jeune femme de vingt-quatre ans, originaire des Pays-Bas, ne passait pas inaperçue. Son allure singulière et son attitude distante lui conféraient une aura étrange. D’un teint livide presque spectral, elle semblait porter sur ses épaules le poids d’un monde intérieur tourmenté. Ses longs cheveux lisses, décolorés jusqu’à un blond presque blanc, encadraient un visage fermé où brillaient des yeux bruns ternes, vidés de toute lumière. Sa silhouette frêle trahissait une minceur inquiétante. Mais ce qui frappait le plus chez elle était son style gothique soigneusement travaillé : un mélange d’excentricité et de mystère.
Autour de son cou pendait un collier ras-de-cou orné de pendentifs en forme de pentagramme et d’une amulette sertie d’un joyau bleuté qui semblait capturer la lumière ambiante. Ses poignets étaient chargés de grigris et bracelets qui masquaient partiellement des cicatrices laissées par des scarifications anciennes. Sur son bras gauche s’étalaient des tatouages représentant des griffes menaçantes, entrecoupés par les marques indélébiles des aiguilles d’héroïne qui avaient autrefois dicté sa vie.
Son accoutrement complétait cette image saisissante : elle portait un tee-shirt noir orné d’un motif macabre représentant un chat aux yeux rouges sanglants entouré de chauves-souris et de branches tordues formant un cercle écarlate. Sous ce tee-shirt ample se dissimulait un mini-short si court qu’il semblait invisible à première vue. Des collants noirs translucides révélaient par endroits la pâleur cadavérique de ses jambes fines. À ses pieds trônaient des bottes imposantes en velours noir profond, ornées d’un croissant de lune argenté sur leurs languettes. Ces chaussures extravagantes étaient rehaussées par des talons épais de cinq centimètres et agrémentées de larges lacets en satin ainsi que de fermetures Éclair latérales.
Arika Morrison était une énigme vivante. Pourtant, après trois mois passés dans ce havre qu’était Bayith, elle avait réussi l’impensable : se libérer des chaînes invisibles mais puissantes que l’héroïne avait enroulées autour d’elle.
Ce soir-là, alors que le crépuscule enveloppait doucement le paysage québécois dans une lumière tamisée aux teintes orangées et mauves, Arika se réveilla brusquement. Un mal de tête sourd martelait ses tempes comme un tambour incessant. Avachie sur son lit grinçant aux draps froissés, elle ouvrit les yeux avec difficulté et tourna la tête vers son réveille-matin posé sur une table bancale près du lit. L’aiguille indiquait qu’à peine vingt minutes s’étaient écoulées depuis qu’elle s’était laissée happer par le sommeil.
Le crépuscule – ce moment suspendu entre jour et nuit – aurait pu être pour elle synonyme de sérénité ou d’apaisement. Mais il n’en était rien. Pour Arika, cette heure incertaine résonnait comme un écho douloureux à son propre désarroi. La lumière déclinante semblait accentuer son malaise intérieur plutôt que l’atténuer. Elle percevait ce moment comme le pavot du soir : une promesse illusoire d’oubli qui ne faisait qu’endormir temporairement ses tourments sans jamais les effacer réellement.
Elle resta immobile quelques instants sur son lit, fixant le plafond jauni par le temps avec une expression indéchiffrable. Dans ce silence pesant où seuls résonnaient les bruits étouffés du dehors – le chant lointain des grillons ou le souffle du vent dans les arbres –, Arika sentit monter en elle une vague familière mais toujours terrifiante : celle du vide existentiel qui menaçait constamment d’engloutir tout espoir naissant.
Assise sur le rebord de son lit, le dos voûté comme sous le poids d’un fardeau invisible, Arika pressa ses mains contre son visage. Un souffle rauque s’échappa de ses lèvres avant qu’elle ne laisse ses bras retomber lourdement sur ses cuisses. Ses yeux vitreux fixaient le plafond jauni, où les ombres dansantes des branches à l’extérieur semblaient raconter des histoires silencieuses.
— C’est… le dernier jour… murmura-t-elle, sa voix brisée par une mélancolie sourde.
Son regard se détourna vers la table de chevet, où reposait un cadre abritant un portrait d’elle-même dans un paysage nordique au Danemark. Les souvenirs se bousculèrent dans son esprit, mais aucun n’apportait de réconfort. Ce visage dans le cadre lui renvoyait une image qu’elle ne pouvait supporter : celle d’une femme qui avait échoué, qui avait laissé sa vie se dérober sous ses pieds. La culpabilité la dévorait, chaque pensée devenant une morsure douloureuse.
Se levant avec peine, elle vacilla légèrement, comme si le sol sous ses pieds était devenu instable. Chaque pas vers la cuisine ressemblait à une lutte contre une crise d’angoisse imminente. Elle avançait en silence, son souffle court et haché.
— Le petit-déjeuner est terminé, mademoiselle Arika, lui annonça une voix calme mais distante.
— Oui… je… je sais… répondit-elle avec hésitation.
— Vous désirez quelque chose ? demanda l’interlocuteur.
— Je veux voir le directeur… lâcha-t-elle d’une voix presque inaudible.
— Il sera présent à partir de treize heures.
Arika acquiesça faiblement avant de retourner dans sa chambre. Là, elle prit une douche froide qui lui arracha un frisson violent mais vivifiant. L’eau glacée semblait laver non seulement son corps, mais aussi une partie de son esprit engourdi. En sortant, elle s’habilla avec soin : des vêtements sombres et élégants qui reflétaient son style gothique caractéristique. Elle inspecta méticuleusement sa garde-robe, ajustant les cintres comme pour imposer un semblant d’ordre dans son chaos intérieur.
Quand l’heure fut venue, elle se dirigea vers le bureau du directeur. Là-bas, elle remplit des documents administratifs avec une lassitude palpable et signa des formulaires qui lui semblaient insignifiants. Une femme l’accompagna ensuite à travers les couloirs de l’établissement, ouvrant plusieurs grilles jusqu’à ce qu’elles atteignent le portail principal. Celui-ci s’ouvrit lentement dans un grincement métallique qui résonna comme un écho de liberté retrouvée.
— N’oubliez pas votre rendez-vous. Bon retour à la maison, dit la femme avec une politesse froide.
— Merci… madame, répondit Arika d’une voix basse.
Les lourdes portes se refermèrent derrière elle dans un cliquetis final. Elle se retrouva seule sur le trottoir enneigé, avec pour seules possessions son sac à dos et ses vêtements sombres. Un sentiment d’apathie l’envahit alors qu’elle inspirait profondément l’air glacé. La neige tombait doucement autour d’elle, recouvrant le paysage d’un blanc immaculé. À quelques centaines de mètres s’étendait une vaste forêt aux arbres majestueux.
Cette forêt était pour elle bien plus qu’un lieu : c’était un refuge où elle avait trouvé un semblant de paix avant son séjour chez Bayith. Elle aimait s’y perdre, loin des regards et des jugements du monde extérieur. Habillée parfois de lainages imprégnés de l’odeur du feu de bois et des fougères, elle avait fait de ce lieu sa "deuxième maison". Là-bas, elle vivait en harmonie avec la nature, récoltant ses fruits et ses trésors saisonniers : fraises au printemps, mûres en automne, noix partagées avec les écureuils et œufs offerts par les oiseaux.
Sans hésiter davantage, Arika s’avança vers les arbres enneigés. Le silence environnant était apaisant ; chaque pas dans la neige épaisse semblait absorber ses pensées tumultueuses. Elle suivit un chemin familier marqué par un arbre penché qui lui servait de repère depuis toujours. Bifurquant à gauche, elle pénétra dans les profondeurs de la forêt où les sapins formaient un rideau naturel dissimulant les montagnes au loin.
Bientôt, sa chaumière apparut entre les arbres près d’une petite source gelée. Elle s’approcha du toit enneigé pour récupérer une clé dissimulée avant d’entrer dans cette cabane en rondins qui lui était si chère. L’intérieur était simple mais chaleureux ; c’était son sanctuaire personnel.
Déposant son sac sur le lit rustique recouvert d’une peau de biche moelleuse, Arika entreprit de préparer un feu dans la cheminée. Avec des gestes précis et presque mécaniques, elle frotta des fibres végétales entre ses paumes jusqu’à ce qu’elles produisent une fumée fine qu’elle transforma en flammes éclatantes. Le feu crépitait bientôt joyeusement tandis que la chaleur envahissait la pièce.
Mais ce rituel n’était qu’un prélude à quelque chose de plus sombre. Sous la peau de biche posée sur son lit se trouvait un petit sachet contenant une poudre brunâtre – vestige d’un passé qu’elle n’avait jamais vraiment abandonné. Avec des gestes familiers et rapides, elle mélangea cette poudre avec du jus de citron et de l’eau stérile dans une cuillère avant de chauffer le tout près du feu jusqu’à ébullition. Aspirant le liquide dans une seringue usée mais fonctionnelle, elle s’injecta cette substance tant désirée.
Le choc fut immédiat : une quinte de toux violente suivie d’une vague écrasante de bien-être envahit son corps affaibli par trois mois d’abstinence forcée. Allongée près du feu crépitant, Arika sentit ses pupilles se rétrécir jusqu’à devenir minuscules tandis que son esprit dérivait vers un autre monde – celui où ses rêves pouvaient enfin prendre forme sans entrave.
La chaleur du feu combinée aux effets puissants de l’héroïne enveloppaient son corps dans une torpeur douce et dangereuse. Par la fenêtre givrée, elle apercevait les flocons tombant lentement sur les branches lourdes de neige tandis que les rossignols bleus chantaient leurs trilles mélancoliques au loin.
Dans cet état second entre rêve et réalité, Arika se voyait comme une nymphe entourée par des roseaux scintillants sous un ciel étoilé. Les images féeriques se mêlaient à celles des satyres et faunes dansants au rythme d’une musique envoûtante – un monde parfait où tout était harmonie et beauté.
Mais cette extase fragile bascula rapidement vers l’irréversible. Dans le silence glacé de la forêt et la chaleur mourante du foyer, Arika sentit son souffle devenir plus léger jusqu’à disparaître complètement. Ses yeux noirs perdirent leur éclat tandis que son existence tumultueuse s’éteignit doucement comme une flamme vacillante emportée par le vent.
Dans cette chaumière isolée au cœur de la forêt enneigée du Québec, Arika trouva enfin ce qu’elle cherchait sans jamais pouvoir l’exprimer : une paix éternelle loin du tumulte intérieur qui avait marqué sa vie entière.