Petites brindilles
11 août 2018
Illustration par Kura Kaminari

Angelo Di Mango, vêtu d’un costume trois pièces Emporio Armani impeccablement taillé, s’affala sur la chaise rembourrée qui trônait devant son bureau. Ses coudes s’appuyèrent lourdement sur ses genoux tandis que ses mains se refermaient sur ses tempes, comme pour contenir une migraine naissante. Ce début de semaine promettait d’être saturé de paracétamol, un remède devenu presque rituel après ses week-ends d’excès. Les dryades en pleurs frémissent dans les contes, mais Angelo, avec son allure pourtant sophistiquée, faisait peine à voir. Son dimanche soir à siroter des cocktails alcoolisés avait été une erreur stratégique. Il avait brièvement envisagé de demander un jour de congé ce matin-là, mais il savait que sa voix tremblante et ses arguments trop enjolivés n’auraient convaincu personne.
Un bruit étrange interrompit ses pensées.
— Scritch… scratch… scratch…
Cela faisait plusieurs jours que ce son filandreux hantait son bureau. Depuis vendredi dernier, rien ne semblait pouvoir arrêter ces grattements insidieux qui émanaient du désordre ambiant de la pièce.
— Scrr… scrr…
Angelo fronça les sourcils. Était-ce son esprit embrumé par la gueule de bois qui lui jouait des tours ? Ou bien ces bruits venaient-ils réellement des murs ? Une part de lui voulait croire qu’il s’agissait d’une hallucination passagère, mais l’autre commençait à douter.
— Scritch… scratch…
— Qu’est-ce que c’est encore ces histoires ?!
— Scrr… scrrrr…
— Foutez le camp, les rats !
Le silence retomba brusquement, comme si les murs eux-mêmes avaient retenu leur souffle. Angelo soupira et se redressa légèrement. Il n’avait jamais vu un rat dans cet établissement depuis qu’il y travaillait. Pourtant, en observant attentivement la pièce, il remarqua pour la première fois une bouche d’aération nichée au-dessus d’une plinthe boisée. Intrigué, il posa un genou à terre et approcha son oreille de la grille métallique. Rien. Pas un son. Juste un silence dense et fertile qui semblait inviter l’esprit à vagabonder.
Il songea brièvement à signaler ces bruits étranges au personnel de nettoyage. Mais dans un centre psychiatrique, rapporter des phénomènes inexpliqués était une idée risquée. Il ne tenait pas à devenir le sujet de conversations douteuses.
La porte du bureau s’ouvrit soudainement.
— Angelo ! Il faudrait que… Tu fais quoi par terre ?
Angelo sursauta légèrement avant de se relever avec une lenteur calculée, une main agrippée au siège usé.
— Je vérifiais la ventilation, répondit-il avec un sourire forcé.
L’homme qui venait d’entrer était un préposé au registre des patients. Grand et robuste, avec des cheveux blonds longs qui lui donnaient des airs de Viking moderne, il dégageait une arrogance tranquille qui agaçait Angelo autant qu’elle le fascinait. Malgré son attitude désinvolte envers les pensionnaires, il était connu pour sa douceur lorsqu’il s’occupait d’eux.
— Hm. Le docteur Smith veut que tu viennes tout de suite. Mademoiselle Dow est en train de perdre complètement la tête depuis trois jours. Ses discours incohérents deviennent obsessionnels. Il faudrait lui administrer un anxiolytique.
Le préposé déposa le dossier médical sur le bureau d’Angelo avant de croiser les bras avec nonchalance.
Angelo feuilleta rapidement les pages du registre tout en écoutant distraitement les explications du préposé.
— Mademoiselle Dow ? Ce nom me dit quelque chose… mais je ne vois pas qui c’est, dit-il en ajustant sa blouse blanche.
— Impossible de l’oublier avec ses soliloques incessants ! Elle a été placée en 5150 pendant ton week-end festif. Les flics l’ont arrêtée après qu’elle ait mis le feu aux buissons chez son voisin.
Un code 5150 signifiait une détention temporaire pour observation psychiatrique lorsqu’une personne était jugée dangereuse pour elle-même ou pour autrui. Angelo hocha la tête sans lever les yeux du dossier.
— Elle criait qu’elle avait tué quelqu’un chez elle… mais aucune preuve n’a été trouvée par la police. Ah oui ! Elle hurlait aussi à propos de ses chats morts dans des pièges à collet chez elle. Une vraie femme à chats cinglée !
Angelo ignorait volontairement le ton méprisant du préposé et se concentra sur la dose nécessaire de diazépam pour calmer la patiente. Alors qu’il préparait le plateau médical, une question lui vint à l’esprit :
— Chesterfield ? Ce dossier indique qu’elle vient de là-bas… Ce n’est pas ce village isolé près de Springfield ?
Le préposé haussa les épaules avant de répondre :
— Oui, probablement. Beaucoup de gens deviennent fous dans ces patelins paumés où l’isolement social fait des ravages…
Angelo termina ses préparatifs et suivit le préposé hors du bureau. Tandis qu’ils avançaient dans le couloir calme du centre psychiatrique, une voix perça soudain l’air :
— J’ai besoin de mon chat ! J’ai besoin de mon chat !
Une jeune femme hurlait tandis que deux infirmiers tentaient de la maîtriser et l’emmenaient vers sa chambre.
Le préposé se tourna vers Angelo avec un sourire narquois :
— Tu vois ce que je veux dire ? Cinglée… mais elle a quelque chose d’étrangement distingué malgré tout.
Angelo ne répondit pas immédiatement. Il observait silencieusement les infirmiers attacher la patiente avec précaution avant de ressortir rapidement de la chambre. Le préposé referma la porte derrière eux et jeta un regard inquiet à travers la fente d’observation.
— T’es prêt ? Ça pourrait mal tourner…
Angelo inspira profondément avant d’entrer dans la chambre sombre où l’attendait mademoiselle Dow.
— Oui… Je m’en charge.
Depuis qu’il avait commencé à travailler au centre de santé mentale de Chester, Angelo n’avait jamais rencontré une patiente comme mademoiselle Dow. Elle dégageait une étrange aura, un mélange troublant de grâce et de désarroi. Aux dons de la beauté, cette femme devait son plus riche ornement, mais son allure trahissait une âme tourmentée. Sa veste militaire, négligemment jetée sur une robe noire usée, contrastait avec un treillis beige qui semblait tout droit sorti d’un surplus d’armée. Elle ressemblait à une militante égarée dans ses propres batailles intérieures, une héroïne hystérique cherchant à changer un monde qui ne l’écoutait pas. Sa crinière rousse, indomptée et flamboyante, captait la lumière comme un feu mourant, tandis que ses yeux, d’un éclat singulier, portaient le poids de soleils tristes et lointains.
Angelo déposa le plateau médical sur la petite table bancale près du lit. Il remarqua immédiatement l’agitation nerveuse de la jeune femme. Ses doigts tremblaient légèrement, et son regard fuyant semblait chercher une issue invisible. Tentant de briser la tension, il s’adressa à elle d’une voix douce et posée :
— Je m’appelle Angelo Di Mango. Je suis là pour vous aider.
Elle releva les yeux brusquement, ses lèvres tremblantes laissant échapper un cri presque enfantin :
— J’ai besoin de mon chat ! Il vient me chercher !
Angelo esquissa un sourire rassurant.
— Il viendra, soyez-en sûre. Mais pour l’instant, reposez-vous en l’attendant.
Les mots semblaient glisser sur elle sans vraiment l’atteindre. Son visage se contracta sous le poids d’une douleur invisible.
— Je suis désolée… Vraiment désolée… Ces gens… ils se moquaient de moi… Ils vivent dans les bois. J’ai trouvé des montjoies avec leur corps. Mais leur corps n’est rien d’autre que des cailloux et des brindilles.
Angelo fronça légèrement les sourcils tout en hochant la tête pour l’encourager à continuer.
— Hm-hm. Je pense aussi que ce n’étaient que des cailloux et des brindilles.
Elle secoua la tête frénétiquement.
— Non ! Vous ne comprenez pas ! Je voulais les chasser ou en capturer un pour prouver que j’étais traquée… Mais c’était en vain. Puis… un jour… l’impossible s’est produit : je me suis liée d’amitié avec l’un d’eux. Il s’est présenté devant mon porche… Un prince ou peut-être un chef… Rien de moins ! Je l’ai invité chez moi et il a accepté… gracieusement.
Sa voix vacilla alors qu’elle poursuivait son récit délirant.
— Ce n’était pas seulement une percée… c’était un rêve devenu réalité ! J’ai tout appris sur leur histoire, leurs traditions… leurs secrets. Mais… mais j’étais maladroite…
Elle porta soudain ses mains tremblantes à son visage comme pour se cacher du souvenir qui la hantait.
— Et je l’ai tué… Sous… sous une montagne de livres…
Angelo sentit un rire nerveux monter en lui mais le réprima aussitôt en voyant l’intensité de sa détresse. Il s’approcha doucement pour lui maintenir la tête droite et contenir ses mouvements spasmodiques. Tout en préparant l’injection, il chercha à clarifier son histoire :
— Une bibliothèque est tombée sur lui ?
Elle acquiesça faiblement.
— Oui… C’était un accident ! Je ne savais pas quoi faire ! J’ai essayé de cacher la vérité à sa famille… mais ils savaient ! J’ai tué leur chef et ils ont voulu se venger…
Sa voix se brisa alors qu’elle ajouta dans un murmure :
— Mes chats m’ont sauvée…
Angelo injecta doucement le diazépam dans son bras pâle tout en continuant à écouter ses divagations avec une patience professionnelle.
— Eh bien, quelle histoire ! Heureusement qu’ils étaient là pour vous protéger.
Elle hocha vigoureusement la tête avant de reprendre :
— Un jour… j’ai trouvé Calinette en train de grignoter quelque chose. Je croyais que c’était une souris ou un oiseau… Mais c’était une petite tête en bois ! Depuis ce jour-là, j’ai eu plus de chats… jusqu’à avoir toute une armée pour me défendre contre eux.
Angelo haussa légèrement les sourcils mais garda son ton neutre.
— Si cette armée vous traquait vraiment, pourquoi n’avez-vous pas simplement appelé la police ? Ou déménagé dans une grande ville comme Springfield ou Chicago ?
Son regard s’enflamma d’une colère mêlée de désespoir.
— La police ? Ils m’auraient prise pour une folle ! Et je ne pouvais pas partir… Je devais protéger mes recherches, mes livres, mes spécimens ! Tout était trop précieux pour être abandonné !
Le médicament commençait à faire effet ; ses paupières s’alourdissaient et sa voix devenait plus lente. Pourtant, elle continua à parler :
— Peu importe combien de chats j’avais ou combien de corps en bois ils m’apportaient… ils continuaient à venir. Ils ont tendu des collets partout dans mon jardin… Ils ont tué mes chats…
Une larme solitaire roula sur sa joue alors qu’Angelo tirait doucement les couvertures sur elle.
— Vous savez… il ne me reste que Chouki maintenant. Apportez-le-moi… s’il vous plaît…
Il murmura doucement :
— Je ne sais pas où se trouve Chouki…
Ses yeux se fermèrent enfin sous le poids du diazépam.
De retour dans son bureau baigné par les rayons obliques du soleil couchant, Angelo repensa à cette étrange rencontre. Comment cette femme avait-elle pu sombrer si profondément dans les méandres du délire ? Alors qu’il était perdu dans ses pensées, un bruit familier retentit :
— Scrr… Scrrrr…
Il soupira lourdement avant d’entendre autre chose :
— Meow…
Il se pencha vers la bouche d’aération et aperçut deux yeux ronds brillant dans l’obscurité. Après avoir retiré la grille métallique avec précaution, il attrapa un petit chat maigre aux moustaches argentées : Chouki.
Mais lorsqu’il sortit avec le chat dans ses bras pour annoncer la nouvelle au préposé devant la chambre de mademoiselle Dow, celui-ci baissa tristement les yeux.
— Elle est partie…, murmura-t-il. Une crise hystérique malgré la sédation…
Les médecins conclurent plus tard à un suicide étrange : des brindilles avaient obstrué ses voies respiratoires. Angelo démissionna peu après et partit refaire sa vie loin des bois mystérieux de Chesterfield — avec Chouki comme seul compagnon.