Petites bouclettes rousses

3 mars 2017

Illustration par Kura Kaminari

C’était l’heure de pointe à la gare ferroviaire de Neuchâtel, en Suisse. La foule, dense et agitée, se mouvait comme un torrent indomptable, emportant tout sur son passage. Linda Henderson, une jeune femme au sac à dos, tentait désespérément de naviguer dans ce chaos. Les murmures confus et les éclats de voix s’entremêlaient dans une cacophonie oppressante, tandis que les corps se heurtaient sans ménagement. Elle serrait son sac contre elle, ses yeux cherchant fébrilement le panneau indiquant la voie 7.

Avec une détermination qui tranchait avec sa silhouette frêle, Linda réussit enfin à s’extraire de la marée humaine. Elle atteignit les escaliers menant à son quai et s’y engouffra, ses pas résonnant sur les marches métalliques. Parvenue à destination, elle posa son sac au sol avec un soupir de soulagement et s’assit sur un banc froid. Ses épaules se détendirent légèrement, mais son regard restait alerte.

Linda observait les voyageurs avec une curiosité presque compulsive. Chacun semblait emporté par une urgence personnelle : des hommes pressés en costume, des familles encombrées de valises, des jeunes insouciants discutant bruyamment. Son attention fut soudain captée par une femme sur le quai d’en face. Cette dernière avait des cheveux roux bouclés qui dansaient à chaque pas qu’elle faisait. Sa robe d’été blanche ornée de motifs orangés semblait illuminer l’espace autour d’elle, comme une flamme vive au milieu de la grisaille. Elle avançait sans bagage ni sac, son allure légère et insouciante captivant Linda.

Puis, comme un mirage qui s’évanouit, la femme disparut dans la foule mouvante. Linda se leva précipitamment, ses yeux cherchant désespérément cette silhouette flamboyante parmi les masses anonymes. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour tenter de voir au-delà des têtes qui l’entouraient, mais en vain.

Alors qu’elle s’efforçait de retrouver cette inconnue fascinante, une main ferme se posa sur son épaule. Linda sursauta et se retourna brusquement.

— Eh bien, vous me cherchiez ? lança une voix familière.

Linda resta interdite devant la femme aux cheveux roux qui lui souriait malicieusement.

— Pardon ? balbutia-t-elle.

— Venez avec moi ! Prenez votre sac ! ajouta l’inconnue d’un ton pressant.

— Hein ? Non… Je ne comprends pas ce que…

Linda tenta de détourner le regard, mais celui de la femme était irrésistible.

— Vous mourrez d’envie de me suivre, pas vrai ? Eh bien je vous invite à me suivre plutôt que de me courir après !

— Mais… Non ! C’est absurde ! Pourquoi pensez-vous que je voudrais vous suivre ?

La femme haussa les épaules avec désinvolture avant de répondre :

— Il faudrait savoir ! Je n’aime pas perdre mon temps. Je vous laisse. À la prochaine !

Elle fit mine de partir mais Linda s’écria :

— Attendez ! Je viens !

Un sourire triomphant éclaira le visage de l’inconnue.

— Bien ! Prenez votre bagage. Le train arrive ! Dépêchez-vous !

Linda obéit presque mécaniquement et embarqua dans le train à ses côtés, son esprit embrouillé par une curiosité irrésistible.

Une fois installées dans le wagon, l’inconnue lui proposa :

— Vous voulez vous asseoir côté fenêtre ?

Linda hésita avant d’acquiescer timidement.

— Où est-ce que vous m’emmenez ? demanda-t-elle.

— Nulle part ! répondit-elle avec un éclat de rire.

Linda fronça les sourcils.

— Vous n’allez nulle part ?

— Si ! Chez moi ! Mais c’est vous qui me suivez ! ajouta-t-elle en riant encore plus fort.

Linda était déconcertée par cette femme dont l’assurance et la singularité semblaient défier toute logique. Elle ne pouvait détacher ses yeux d’elle : ses traits délicats encadrés par ses boucles rousses, ses pommettes légèrement rosées et ses lèvres parfaitement dessinées semblaient appartenir à une autre réalité.

L’inconnue interrompit ses pensées :

— Vous m’avez déjà suivie auparavant.

Linda ouvrit grand les yeux.

— Moi ? Non… Pas du tout !

La femme haussa un sourcil amusé avant de déclarer :

— Les gens changent, Linda.

Linda resta bouche bée avant de demander :

— Comment vous appelez-vous ?

— Rachel. Et vous ?

— Linda.

Rachel lui adressa un sourire radieux avant d’ajouter :

— Enchantée ! Alors comme ça vous voulez venir chez moi ?

Linda rougit légèrement mais répondit :

— Ce serait très gentil… Mais je ne voudrais pas déranger.

Rachel éclata encore de rire avant de saisir son sac à dos avec aisance malgré son poids apparent :

— On descend au prochain arrêt ! Allons-y !

Les deux femmes quittèrent le train à Boudry et entamèrent une marche silencieuse dans les rues animées. Linda observait les passants qui semblaient hypnotisés par l’aura lumineuse de Rachel. Elle-même se sentait insignifiante à côté d’elle.

Puis Rachel tourna soudainement la tête et demanda :

— Avez-vous déjà eu le sentiment d’avoir déjà vécu une situation présente ?

Linda resta perplexe avant de répondre maladroitement :

— Pas vraiment… Pourquoi ?

Rachel lui adressa un sourire énigmatique avant de reprendre sa marche sans ajouter un mot. Linda sentit son cœur s’emballer tandis qu’une pensée obsédante traversait son esprit : « Je l’ai déjà vue… Non… Je L’AI connue ! »

— Mais oui, je vous connais ! finit par lâcher Linda, d’un ton à la fois triomphant et troublé.

Rachel, assise nonchalamment dans son fauteuil, un sourire énigmatique aux lèvres, répondit avec une simplicité déconcertante :

— Évidemment.

Linda fronça les sourcils, perplexe. Quelque chose clochait. Elle poursuivit, hésitante :

— Pourtant… votre prénom ne me dit rien. Mais je suis certaine de vous avoir suivie.

Rachel éclata d’un rire léger, presque moqueur.

— Comment auriez-vous pu connaître mon prénom si tout ce que vous avez fait, c’est me suivre la dernière fois ? lança-t-elle avec un mélange de défi et d’amusement.

Linda répliqua aussitôt, déterminée à ne pas se laisser déstabiliser :

— Nous nous étions parlé.

Rachel haussa un sourcil avant de répondre d’un ton faussement détaché :

— Ah bon ? Eh bien, je suis Rachel Ritchie. Je travaille chez un concessionnaire Harley-Davidson. Mais pour être honnête, je n’aime pas les grosses cylindrées. Et je ne quitte jamais la région.

Linda sentit une tension sous-jacente dans les paroles de Rachel. Elle était sur ses gardes, presque sur le point de basculer dans l’agressivité. Cette femme mentait, elle en était certaine. Mais pourquoi ? Linda scrutait son visage avec insistance, cherchant à percer le mystère. Elle n’arrivait pas à associer ce visage ou ce prénom à une quelconque personne connue. Pourtant, une intuition persistante lui murmurait que Rachel n’était pas une inconnue ordinaire. Était-elle une figure publique ? Une célébrité dans le show-biz, les affaires ou peut-être même la politique ? Linda n’en savait rien, mais elle était résolue à découvrir la vérité.

Le silence s’étira entre elles alors qu’elles marchaient côte à côte jusqu’au chemin de la Baconnière. Là, l’un des immeubles modestes abritait le studio de Rachel. Une fois à l’intérieur, cette dernière se laissa tomber avec grâce sur un fauteuil usé mais confortable.

— Allons, asseyez-vous sur le sofa ! Je ne voudrais pas que vous restiez debout comme une invitée mal accueillie ! déclara-t-elle en désignant le canapé d’un geste théâtral.

Linda obéit en silence et s’assit prudemment. Rachel bascula sa tête en arrière et se déchaussa avec une désinvolture étudiée. Ses petits pieds vernis apparurent, et elle les frotta lentement l’un contre l’autre dans un geste presque hypnotique. Linda détourna le regard, gênée par sa propre fascination.

— Alors, Linda… pourquoi m’avez-vous suivie la dernière fois ? demanda Rachel soudainement, brisant le silence.

Linda hésita avant de répondre :

— Eh bien… comme ça. Je me souviens avoir beaucoup couru pour ne pas vous perdre de vue. Vous sembliez jouer avec moi… et j’étais curieuse. Enthousiaste à l’idée de découvrir vos secrets.

Rachel éclata de rire.

— Vous aimez suivre les gens ?

— Surtout les gens comme vous.

Rachel plissa les yeux, intriguée :

— Les gens comme moi ?

Linda hocha la tête avant d’ajouter d’une voix plus assurée :

— Oui… Vous étiez blond platine la dernière fois.

Rachel posa nonchalamment ses pieds sur le bord de la table basse et lança avec malice :

— Dites-m’en plus.

Linda hésita encore un instant avant de poursuivre :

— Vous jouiez avec moi… Et je n’ai rien d’autre à faire que suivre des gens parfois.

Un sourire amusé étira les lèvres de Rachel.

— Et qu’apprenez-vous des gens que vous suivez ?

Linda haussa les épaules avant de répondre :

— Qu’ils se ressemblent tous. Nous croyons tous être uniques alors qu’en réalité…

Rachel l’interrompit brusquement :

— Vous vous trompez complètement !

Linda fronça les sourcils mais n’eut pas le temps de répliquer que Rachel poursuivit avec un éclat dans les yeux :

— Et puis… soyons honnêtes : vous n’êtes ni folle ni en train de me draguer. Alors pourquoi cette obsession pour moi ?

Linda sentit son cœur s’accélérer face à cette confrontation directe. Elle tenta néanmoins de garder son calme :

— Je vous connais et je veux comprendre pourquoi je ne peux pas me souvenir clairement…

Rachel se leva soudainement et se dirigea vers la cuisine sans répondre immédiatement. Elle revint avec deux verres : un rempli de lait frais pour Linda et un autre contenant un mélange étrange – cognac, tonic et glaçon – qu’elle sirotait déjà avec plaisir.

— Tenez, Linda, dit-elle en tendant le verre de lait avec un sourire énigmatique.

Linda but quelques gorgées avant de reprendre d’une voix plus ferme :

— Merci pour ce verre… Mais écoutez-moi bien : si vous me cachez quoi que ce soit, je finirai par le découvrir.

Rachel rit doucement avant de répondre :

— Eh bien ! Bonne chance dans votre enquête ! Est-ce qu’il y aura du sang ? Des larmes ? De la sueur ? Racontez-moi tout !

Le ton léger et provocateur de Rachel agaçait autant qu’il fascinait Linda. Elle posa son verre sur la table et lança d’une voix tranchante :

— Vous êtes difficile à cerner… Mais je finirai par comprendre qui vous êtes vraiment !

Un silence pesant s’installa entre elles jusqu’à ce que Rachel murmure doucement :

— Vous habitez au chemin de Bussy… Vous travaillez au Sukhotai trois jours par semaine… Et dans votre sac se trouve « Le Livre de l’intranquillité ».

Le souffle coupé par cette révélation inattendue, Linda balbutia :

— Pardon ? Vous… Mais alors vous m’avez suivie aussi ?!

Rachel sourit mystérieusement avant de conclure :

— Peut-être bien… Je suis Rachel Ritchie ou Mikael Ritchie… selon le masque que je choisis de porter ce jour-là.