Oiseau en cage

13 août 2018

Illustration par Kura Kaminari

Dans le château de Môtiers, perché sur les hauteurs boisées du Val-de-Travers, vivaient deux âmes liées par un destin tragique. Cet édifice imposant, érigé au XIVe siècle par les comtes de Neuchâtel, semblait veiller sur le village qui portait son nom. Enveloppé d'une nature dense et mystérieuse, il se dressait comme un monument intemporel, témoin des siècles passés. Depuis 1835, il appartenait à un particulier, loin de son rôle originel de forteresse et de résidence seigneuriale.

Depuis le sentier sinueux qui serpentait à travers la vallée, les paysans apercevaient parfois une silhouette délicate à la balustrade d'ébène du château. Isabelle, une jeune femme d’une beauté éthérée, apparaissait comme une vision irréelle. Ses robes élégantes semblaient capter la lumière du soleil couchant, et ses cheveux blonds dansaient dans la brise. Elle incarnait une pureté presque sacrée, une fleur encore épargnée par les tempêtes de la vie. Pourtant, derrière cette image radieuse se cachait une âme tourmentée.

— Isabelle ? Ne voudriez-vous pas chanter pour moi ? demanda une voix masculine qui rompit le silence du crépuscule.

L’homme entra dans la chambre sans attendre de réponse. Isabelle resta immobile, fixant l’horizon avec une intensité mélancolique. Son indifférence envers lui était palpable. Il s’approcha lentement, ses doigts effleurant le bois richement sculpté du lit à baldaquin. Ses pas résonnaient doucement sur le sol de pierre froide.

— Je n’ai pas le cœur pour ça, répondit-elle finalement d’une voix douce mais ferme.

— Vous n’avez jamais le cœur à ça, rétorqua-t-il avec une pointe d’agacement. Pourquoi refusez-vous toujours de chanter pour moi ?

Isabelle se tourna enfin vers lui. Ses yeux clairs brillaient d’une tristesse insondable, et ses boucles dorées encadraient son visage angélique. Sa voix s’éleva alors, cristalline mais chargée de douleur :

— Est-ce qu’un oiseau en cage peut se sentir libre ?

L’homme fronça les sourcils et regarda autour de lui comme pour chercher cette prétendue cage.

— En cage ? Tout cela ressemble-t-il à une cage pour vous ? demanda-t-il en désignant la pièce somptueusement décorée. Je vous ai offert tout ce qu’il y a de mieux : des fourrures rares, des soies venues d’Orient, des bijoux dignes d’une reine… Et vous osez dire que vous êtes en cage ?

Un sourire triste effleura les lèvres d’Isabelle alors qu’elle se détourna à nouveau pour contempler l’immensité du paysage depuis le balcon.

— Une cage reste une cage, murmura-t-elle, même si elle est ornée des plus belles parures. Vous m’avez enfermée ici comme un oiselier enferme son oiseau dans une volière dorée. Mais je ne veux pas chanter pour vous. Je ne veux pas être votre oiseau.

L’homme s’approcha davantage et saisit doucement ses mains tremblantes.

— Mon petit oiseau… je vous en supplie… murmura-t-il presque désespérément. Votre voix est ma seule lumière dans cette obscurité.

Mais Isabelle retira ses mains avec fermeté.

— Si vous voulez entendre ma voix, laissez-moi revoir ma famille. Mon cœur ne peut vibrer que pour eux.

L’homme recula légèrement, visiblement déchiré entre son amour possessif et son désir de la voir heureuse.

— Ils essaieront de vous enlever si je les laisse venir ici ! protesta-t-il soudainement avec véhémence. Je ne peux pas vivre sans vous !

— Alors laissez-moi partir ! cria-t-elle en retour, ses yeux brûlants de larmes contenues.

Le visage de l’homme se durcit alors qu’il secouait légèrement Isabelle par les épaules.

— Vous êtes ma famille maintenant ! Vous êtes avec votre mari qui vous aime plus que tout au monde !

— Nous ne sommes pas mariés ! hurla Isabelle avec colère. Et je ne vous épouserai jamais !

Fou de rage et blessé par ses mots tranchants, il la poussa violemment sur le lit moelleux.

— Doutez-vous de mon amour pour vous ? rugit-il en sortant un poignard brillant de son étui. Je vais vous prouver mes sentiments !

Horrifiée, Isabelle recula jusqu’à l’appui-tête du lit tandis que l’homme levait la lame au-dessus de lui-même. Dans un geste insensé, il déchira sa chemise et planta le poignard dans sa propre poitrine. Le sang jaillit en éclaboussant les draps immaculés et les murs environnants.

Isabelle poussa un cri perçant alors que l’homme continuait sa macabre démonstration d’amour. Avec une force terrifiante, il enfonça ses doigts dans la plaie béante et arracha son propre cœur encore palpitant avant de s’effondrer à genoux devant elle.

— Mon… cœur… murmura-t-il faiblement avant que la vie ne quitte définitivement son corps.

Le cœur roula sur les couvertures tandis qu’Isabelle observait la scène avec des yeux écarquillés d’effroi. Incapable de supporter davantage cette vision cauchemardesque, elle s’évanouit sur les coussins tachés de sang…