Mauvaise nuit

11 octobre 2016

Illustration par Kura Kaminari

Le bivouac baignait dans une torpeur funeste, enveloppé par le silence lourd de la nuit. Le feu de camp, réduit à une lueur vacillante, laissait dans ses cendres quelques braises rougeoyantes, comme les derniers battements d’un cœur agonisant. Les hiboux, maîtres des ténèbres, parsemaient l’air de leurs cris plaintifs. Leurs yeux larges et scintillants, empreints d’une sinistre sagesse, semblaient scruter l’obscurité avec une insistance presque surnaturelle. Ils se répondaient dans un dialogue spectral, leurs chants résonnant comme les échos du génie mystérieux de la nuit.

Sous la lumière froide et immaculée de la lune, le campement révélait deux silhouettes féminines qui échangeaient des paroles dans cette forêt impénétrable aux feuilles brillantes et nacrées. L’atmosphère était lourde, presque étouffante, comme si les arbres eux-mêmes retenaient leur souffle.

Amina Konaté était l’une d’elles.

Amina, jeune Somalienne de dix-neuf ans, incarnait une beauté presque irréelle. Son petit nez délicatement retroussé, ses lèvres fines et son visage angélique formaient un tableau d’une perfection troublante. Sa silhouette élancée rappelait celle des mannequins qui hantent les podiums. Elle portait une jupe verte qui semblait se fondre dans l’obscurité environnante, un blouson léger d’un vert olive et des bottines à talon carré qui ajoutaient à son allure élégante mais discrète.

Cependant, derrière cette apparence éclatante se cachait une âme tourmentée. D’un naturel anxieux, elle ne se séparait jamais de son flacon de tranquillisants, qu’elle tenait comme un talisman contre les démons invisibles qui la harcelaient. Ce lien presque morbide entre elle et ces pilules témoignait d’une lutte intérieure incessante. Ses épaules courbées semblaient porter le poids d’un joug invisible mais écrasant. Depuis longtemps déjà, Amina vivait sous l’emprise d’un malheur insidieux auquel elle ne savait que céder.

Son passé était marqué par une série de tragédies qui l’avaient privée de tout amour et de toute innocence. En Somalie, elle avait à peine connu sa famille avant d’être vendue comme esclave à l’âge de dix ans. Ce fut le début d’un calvaire interminable : d’abord exploitée dans les bordels de la capitale somalienne, elle fut ensuite envoyée en Russie dans l’oblast de Léningrad. Là-bas, sa peau noire suscitait autant le mépris des locaux que la curiosité malsaine des étrangers en quête d’exotisme. Son jeune âge était un atout commercial pour les propriétaires du lupanar où elle était enfermée.

Durant ces années sombres, Amina avait appris à se taire et à endurer. Elle n’avait jamais eu accès à l’éducation ; ni lire ni écrire n’étaient des compétences qu’elle avait pu acquérir. Ses yeux portaient les stigmates honteux d’une enfance volée : une tristesse insondable mêlée à une résignation douloureuse. Elle rêvait en silence de vivre comme les autres jeunes filles de son âge, insouciante et libre. Mais ce rêve s’était évanoui sous l’influence mortifère du milieu où elle avait grandi. Autrefois dotée d’un caractère noble et plein de promesses, elle était devenue misanthrope, façonnée par un environnement inhumain qui avait détruit toute lumière en elle.

Zinaïda Nevzorov, la seconde femme présente sur le campement, contrastait avec Amina autant par son apparence que par son histoire.

Zinaïda était une Russe âgée de vingt-et-un ans aux yeux azurés qui semblaient contenir toute la mélancolie du monde. Sa peau laiteuse et ses longs cheveux blonds lui donnaient une allure fragile mais captivante. Vêtue d’un short en jean délavé, d’un tee-shirt blanc cassé et de sandales brunes, elle arborait une simplicité désarmante.

Cependant, derrière cette façade se cachait une âme solitaire et profondément tourmentée. Zinaïda vivait dans une spirale descendante où ses études universitaires s’entremêlaient avec son métier nocturne de travailleuse du sexe dans un cabaret sordide. À cela s’ajoutait sa dépendance destructrice à la cocaïne : chaque jour voyait s’envoler cinq mille roubles dans cette addiction insatiable qui ruinait sa santé et ses finances.

Son père avait trouvé la mort lors d’une altercation violente avec des policiers corrompus ; depuis cet événement tragique, sa mère s’était murée dans une indifférence glaciale envers sa fille unique. Zinaïda affrontait seule ses corvées quotidiennes du matin jusqu’au bout de la nuit, utilisant la cocaïne comme carburant pour tenir le rythme infernal imposé par sa vie chaotique.

La maison familiale n’était jamais un refuge pour elle : sa mère réagissait avec dureté à chaque erreur ou incartade. Grandir dans cet environnement hostile avait laissé Zinaïda voûtée sous le poids invisible mais écrasant du désespoir. Elle semblait toujours demander silencieusement la miséricorde divine pour échapper à son existence misérable.

Sur tous les fronts — relationnel, professionnel ou familial — Zinaïda accumulait les échecs. Pourtant, au fond de son cœur meurtri subsistait un espoir fragile : celui de trouver enfin une porte vers un monde meilleur où ses souffrances prendraient fin.

Les deux jeunes femmes partageaient ce campement précaire sous le ciel étoilé mais oppressant. Leur silence entrecoupé de paroles révélait deux âmes brisées cherchant désespérément un semblant de rédemption dans ce décor sauvage et impitoyable où même la nature semblait leur rappeler leur solitude infinie.

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Zinaïda fixait les flammes dans une contemplation hypnotique, ses yeux perdus dans le ballet des circonvolutions ardentes. Un sourire étrange, presque inquiétant, déformait son visage, tandis que ses mains jouaient mécaniquement avec un petit sachet de poudre blanche. Elle le froissait et le défroissait sans relâche, comme si ce mouvement répétitif était tout ce qui la retenait au monde tangible. Son regard vide trahissait une conscience altérée, un esprit noyé dans les méandres d’une réalité effacée.

Amina, assise à quelques pas de là, observait la scène avec une sérénité troublante. La fraîcheur humide de la forêt lui mordait la peau, mais les flammèches vacillantes du feu lui offraient un réconfort fragile. Les bruits discrets de la sylve – le craquement des branches, le murmure du vent – semblaient l’envelopper d’un voile apaisant. Les tranquillisants qu’elle avait pris tout au long de la journée amplifiaient cet état de calme détaché. Après un moment à contempler Zinaïda, qui semblait s’éloigner d’elle comme un écho perdu dans l’immensité, Amina brisa le silence :

— Zinaïda… comment ce sera après ?

La voix d’Amina était douce, presque tremblante. Zinaïda détourna légèrement son regard des flammes et répondit avec une simplicité désarmante :

— Tu as peur ?

— Oui… Oui, j’ai peur.

Un sourire timide, mais sincère, illumina brièvement le visage de Zinaïda. Elle semblait apaisée pour la première fois depuis des années. Après tant de souffrances accumulées, elle avait trouvé la force de fuir le cabaret avec Amina. Leur amitié s’était tissée dans l’adversité et était devenue leur seul refuge dans un monde cruel.

Cela faisait deux jours qu’elles avaient pris la fuite.

Leur évasion avait commencé dans un chaos indescriptible…

Les façades majestueuses des palais longeant la Néva se reflétaient sur les eaux sombres avec une élégance sinistre. La flèche dorée de la cathédrale Pierre-et-Paul dominait l’horizon comme une menace céleste pointée vers les habitants. Mais cette beauté était éclipsée par une vision apocalyptique : des corbeaux par milliers envahissaient le ciel en croassant comme s’ils annonçaient une catastrophe imminente.

Au-dessus de Saint-Pétersbourg, des bombardiers et des chasseurs américains déchiraient les nuages. Une pluie de missiles s’abattait sur la ville avec une violence inouïe. Les défenses antiaériennes russes étaient prises au dépourvu par cette attaque éclair – un Blitzkrieg qui dépassait toutes les prévisions stratégiques.

Le gouvernement russe avait ignoré l’ultimatum américain et se retrouvait maintenant en état de guerre totale. Les citoyens n’avaient pas été informés ; ils furent plongés dans l’horreur sans préavis. L’alerte nationale retentit dans chaque rue et chaque maison : « Ceci est un avis à la population. Ce n’est pas un exercice. Je répète : ceci n’est pas un exercice. Notre nation est en guerre. Quittez tous les lieux publics et ne restez pas chez vous. Rejoignez les bunkers où des consignes vous seront communiquées au moyen de radiorécepteurs. »

Les sirènes hurlaient sans répit tandis que les messages d’urgence se mêlaient à la panique générale. Les habitants scrutaient le ciel avec effroi, voyant les raids aériens détruire leur ville sous un grondement assourdissant qui faisait trembler les structures jusqu’à leurs fondations. Dans les avenues bondées, hommes, femmes et enfants s’écrasaient les uns contre les autres dans une tentative désespérée de fuir vers un abri inexistant. Les cris et les pleurs dominaient ; même la foi semblait avoir déserté ce lieu maudit.

Quelques voix isolées tentaient encore de galvaniser la foule : « Ne cédez pas à l’ennemi ! Notre armée est forte ! Nous ne plierons jamais ! » Mais ces encouragements se perdaient rapidement dans le tumulte.

Pendant ce chaos urbain, le lieutenant Nikolaï recevait des ordres par radio : les troupes américaines débarquaient massivement par voie aérienne et terrestre. La pression sur l’armée russe était écrasante ; désorganisées, ses forces tentaient frénétiquement d’établir des barricades en empilant tout ce qu’elles trouvaient – conteneurs métalliques, kiosques à journaux, bus abandonnés… Le lieutenant Nikolaï hurlait ses ordres pour maintenir un semblant d’efficacité :

— Bougez-vous ! Videz l’essence des véhicules ! Préparez les positions !

Ses soldats étaient jeunes et inexpérimentés ; leur nervosité palpable irritait Nikolaï autant qu’elle éveillait sa compassion tacite. Il savait qu’un assaut frontal était toujours plus facile à gérer psychologiquement qu’une position d’attente où chaque seconde devenait une lutte contre soi-même.

Quand enfin tout fut prêt, Nikolaï leva son bras en signe de départ imminent. Ses hommes guettaient son geste comme s’il portait leur destin entre ses doigts. Lorsqu’il cria « Feu à volonté ! », l’ordre se propagea instantanément parmi ses troupes.

Les balles fusèrent dans toutes les directions ; le fracas des grenades éclatait comme des coups de tonnerre terrifiants. Le sol tremblait sous l’intensité des explosions tandis que soldats et civils étaient figés par cette violence insoutenable.

Dans ce chaos infernal où même l’air semblait saturé de mort et de destruction, Amina et Zinaïda avaient saisi leur chance pour fuir cet enfer terrestre – une décision audacieuse qui scellerait leur destin à jamais.

— Miroslav, rassemblez vos hommes ! hurla le lieutenant Nikolaï, sa voix tranchant le chaos ambiant comme une lame.

En retrait du combat, Nikolaï se tenait sur une hauteur qui lui offrait une vue d’ensemble. Ses yeux scrutaient les mouvements ennemis avec une intensité fébrile, cherchant à ajuster ses ordres à l’évolution rapide de la bataille. Mais il n’était pas un stratège en cet instant ; il était un témoin impuissant, ses plans méthodiques réduits en miettes par l’imprévisibilité de cette guerre brutale. Les tirs nourris des kalachnikovs et l’arrivée des paramilitaires russes tentaient d’endiguer la marée humaine des Américains, mais il fallait se rendre à l’évidence : la percée ennemie ne cessait de gagner du terrain.

Les Russes avaient sous-estimé de manière catastrophique la puissance de feu accumulée par les États-Unis. Les armes automatiques et l’artillerie lourde américaines écrasaient les défenses improvisées. Moscou avait envoyé des renforts – quarante divisions d’infanterie et quinze divisions blindées – mais cela ne suffisait pas à équilibrer les forces. Les Américains étaient partout, leur supériorité numérique écrasante : un Russe pour huit soldats ennemis. Ils déferlaient sur Saint-Pétersbourg comme une horde implacable, jetant la confusion dans les rangs adverses.

Les nouvelles étaient sombres : d’autres villes voisines subissaient également des bombardements massifs. Seule Moscou semblait pour l’instant épargnée, protégée par ses missiles sol-air déployés autour du Kremlin. Mais Saint-Pétersbourg, joyau historique et symbole de la grandeur russe, était en train de tomber.

— Bordel de merde, Miroslav ! Où sont vos putains de troupes ? Vous voyez pas qu’on se fait torcher ?! rugit Nikolaï.

— Le convoi s’est retiré, lieutenant ! On est encerclé ! répondit Miroslav, sa voix tremblante.

— Merde ! Repli ! Repli ! Par groupes de quinze ! ordonna Nikolaï avec une urgence désespérée.

La retraite était inévitable. Le lieutenant regroupa ses hommes – une centaine au total – et tenta d’organiser un repli ordonné avant que les Colt M4 américains ne fassent pleuvoir une nouvelle salve mortelle. Les rues autour du théâtre Mariinsky étaient devenues un enfer sonore : le staccato des fusils d’assaut et le grondement des mitrailleuses lourdes résonnaient sans relâche.

Ces mêmes rues avaient été animées par la vie quotidienne il y a à peine vingt-quatre heures. Des soldats en civil fréquentaient encore les terrasses du Shamrock, savourant des cocktails aux fruits rouges en compagnie de jeunes femmes rieuses. Le pont Lviny, avec ses majestueuses statues de lions gardant chaque sortie, était un lieu romantique idéal pour échanger un premier baiser. Mais tout cela n’était plus qu’un souvenir écrasé sous les décombres. Les joyaux architecturaux construits selon le nombre d’or pour Pierre le Grand n’étaient désormais que ruines humiliées.

Les balles traversaient les uniformes russes avec une précision chirurgicale, déchirant la chair et projetant les corps en arrière dans des spasmes mortels. Certains soldats continuaient à se battre malgré tout, convaincus que mourir ainsi était leur dernier acte d’honneur envers leur patrie. Mais beaucoup savaient que cette guerre était perdue avant même d’avoir commencé : une bataille jusqu’au dernier souffle, comme aux heures sombres de Staline.

Les Américains avançaient méthodiquement, achevant chaque corps étendu au sol – immobile ou agonisant – d’une balle dans la tête. Leur pragmatisme froid ne laissait aucune place à l’humanité.

**

La veille au soir, Amina et Zinaïda s’étaient réfugiées au bord du lac dans le parc Yuzhno-Primorskiy, loin au sud de la ville. Elles avaient marché autour du lac en se racontant leurs histoires personnelles pour oublier temporairement la guerre qui grondait à quelques kilomètres seulement. Mais cette nuit-là, elles furent contraintes de fuir lorsque les Américains commencèrent à s’emparer des ruelles et immeubles étage par étage.

Zinaïda était assise près du feu mourant sur une vieille souche tandis qu’Amina s’était allongée sur un tapis de feuilles mortes, contemplant silencieusement la voûte étoilée. Brisant le silence dans un murmure fragile, Amina parla :

— J’ai des frissons… Je ne sais pas si je dors éveillée… On est seules… La solitude me pèse… Quand est-ce qu’on viendra nous sauver ? Avant que la vie reprenne son cours… il faudra attendre des années… hein ? Pas vrai ? Je n’en peux plus… J’ai toujours voulu croire qu’un jour nous serions libres… mais je… je ne sais pas ce que c’est la liberté…

Zinaïda répondit doucement :

— On va s’en sortir, Amina… Ça fait des années que ç’aurait dû être fait.

— Où veux-tu qu’on aille ?

— On est libres maintenant… On peut aller où l’on veut.

Au loin, les détonations résonnaient comme un sombre présage tandis qu’une nuée d’oiseaux noirs s’élevait au-dessus des cimes en direction du sud.

— Il faut qu’on parte d’ici, Amina.

— Où qu’on aille… ce n’est jamais notre place… Quoi qu’on fasse… on sera toujours des pestiférées…

Zinaïda insista :

— Lève-toi… Allez, je t’en prie ! Lève-toi !

Amina finit par céder et se leva avec difficulté grâce à Zinaïda qui lui offrit son bras pour marcher ensemble vers le sud. Mais après quelques mètres seulement, Amina s’effondra sur le sol glacé.

— Amina ! Qu’est-ce que tu as ?

Amina murmura faiblement :

— Tout semble si léger… La route est bleue… La nuit est douce… Je crois que je vais mourir…

Dans sa main gauche glissa un tube de Véronal qui roula sur le sol froid. Zinaïda secoua son amie désespérément tandis que les soldats américains approchaient avec leurs lampes torches militaires illuminant l’obscurité oppressante.

Amina murmura dans un souffle :

— Pardonne-moi…

Puis son corps se détendit complètement tandis que Zinaïda éclata en sanglots silencieux avant de hurler dans une douleur viscérale qui déchira l’air nocturne.

Le cri fut brutalement interrompu par une salve américaine qui mit fin à tout espoir restant.