Marylin, fille de l’Atlas
30 janvier 2018
Illustration par Kura Kaminari

Le lendemain, comme par un hasard qui semblait tout sauf fortuit, Marilyn observa avec une moue contrariée l’arrivée du puisatier, accompagné de sa femme, de ses trois sœurs et d’un grand-oncle au regard perçant. Tous étaient lourdement chargés de cadeaux, leurs bras débordant d’offrandes soigneusement emballées. Marilyn, agacée, en informa ses parents. Ces derniers, dans un élan d’hospitalité presque mécanique, déroulèrent plusieurs tapis sous l’ombre protectrice du majestueux noyer qui trônait dans leur cour. Les plateaux à thé furent rapidement préparés, la cérémonie prenant forme.
Thami, avec une fierté discrète mais palpable, revêtit sa djellaba blanche immaculée et enroula son turban autour de son crâne rasé avec une précision presque cérémoniale. Tout en ajustant son habillement, il ne put s’empêcher de jeter des regards furtifs – et peut-être un peu trop admiratifs – vers Mimouna. Celle-ci se parait de sa plus belle tenue berbère, les broderies éclatantes semblant capturer la lumière du jour. Leur fille Marilyn, quant à elle, fulminait intérieurement. Furieuse et piégée par les convenances sociales, elle se réfugia dans la cuisine pour préparer les mélouis et le thé. Ses gestes étaient brusques, ses soupirs bruyants. Elle ne cessait de maugréer contre le fils du puisatier, cet homme qu’elle considérait comme un pion manipulé par le vieil oncle. Ce dernier avait juré – selon des rumeurs insistantes – de ne pas quitter ce monde tant que Marilyn n’aurait consenti à épouser son neveu.
— Tais-toi ! La famille du puisatier pourrait t’entendre ! Depuis quand oses-tu insulter les invités ? s’exclama Mimouna avec une colère contenue.
— Des invités ? Ce ne sont pas des invités ! Ce vieux fou grabataire veut me marier avant de passer l’arme à gauche ! Mais il va perdre son pari ; j’ai tout mon temps, et lui est si vieux que même Dieu semble avoir oublié son âge. Qu’est-ce qu’il me veut ? Pourquoi cette obsession à vouloir me marier à tout prix ? Je refuse de devenir une malheureuse de plus ! Un jour, ma colère contre lui me poussera à l’irréparable : un peu de mort aux rats dans une crêpe bien mielleuse… Et hop ! Plus d’emmerdeur !
— Tais-toi immédiatement ! Les puisatiers sont venus avec des présents rien que pour toi. Il paraît qu’ils ont apporté quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui leur a coûté une fortune. Ton père exige que tu viennes. Je vais t’aider à t’habiller…
— Mais je suis déjà habillée !
— Cesse tes provocations et dépêche-toi ; ils doivent être en train de s’impatienter.
Marilyn roula des yeux avant de céder avec une résignation teintée d’ironie.
— Soit. J’ai deux mots à dire au puisatier. Allons-y… Je n’ai pas de temps à perdre avec cette mascarade. J’ai des choses plus importantes à penser : écrire une lettre n’est pas chose facile. Il faut peser chaque mot… Fais-moi penser à emprunter une gomme au cas où…
— Écrire à qui ? demanda Mimouna en fronçant les sourcils.
— À Patou. C’est ainsi qu’il s’appelle.
— Batou ? Qui est ce Batou ?
— *Patou*, pas Batou ! Un monsieur qui fabrique des parfums comme même le roi des jnûn ne saurait en faire.
Mimouna secoua la tête avant d’entrer dans la pièce principale où les invités attendaient patiemment.
— Bon… Ne dis rien lorsque nous serons devant eux. Promets-moi de te taire et de rester polie… murmura-t-elle en s’asseyant.
Marilyn entra à son tour et fixa le puisatier avec une froideur calculée.
— Puisatier, remballe tes marchandises. Ce que je veux, tu ne peux me l’offrir.
Thami gronda alors :
— Marilyn ! Montre un peu de respect !
Mais elle continua sans détourner le regard :
— Je dis vrai. Je n’ai nul besoin de fibules ni de parures inutiles… Pas de coffrets en argent ni de poires à khôl !
Le puisatier reprit avec une voix fluette mais déterminée :
— Approche donc… Ouvre ce paquet ; c’est une surprise comme tu n’en as jamais vue.
Marilyn soupira bruyamment avant d’ouvrir le paquet avec une impatience non dissimulée.
— Voyons voir : une robe… murmura-t-elle avec dédain.
Le puisatier sourit timidement :
— Pas n’importe quelle robe ! Regarde bien…
Marilyn fronça les sourcils :
— Je ne vois rien d’autre qu’une robe ordinaire… Explique-toi clairement.
Le puisatier prit une grande inspiration avant d’ajouter :
— C’est la réplique exacte de la robe que Marilyn Monroe porte sur la photo accrochée au-dessus du métier à tisser chez toi. La robe plissée dont tu rêves depuis des années… Mon fils l’a faite confectionner spécialement pour toi.
Marilyn fixa alors la robe rose avec un mélange d’incrédulité et d’indignation avant de lâcher sèchement :
— Quel massacre… Quel sacrilège… Vous avez détruit mon rêve avec votre ignorance crasse. Reprenez cette horreur et oubliez-moi définitivement.
Elle quitta la pièce précipitamment tandis que ses parents tentaient vainement de la retenir.
---
Quelques heures plus tard, Marilyn croisa le marchand ambulant près du marché local. Sa voix résonnait comme un chant hypnotique :
— J’ai du khôl et du musc… henné et souac… Approchez pour voir mes trésors venus des terres lointaines…
Marilyn l’interrompit brusquement :
— Marchand, cesse tes palabres inutiles ! As-tu ce que tu m’as promis hier ?
Le marchand acquiesça avant de sortir trois flacons ornés :
— Trois Patou rien que pour toi…
Un sourire furtif éclaira le visage de Marilyn tandis qu’elle murmurait :
— Donne-les-moi… Mais avant cela, aide-moi à écrire un courrier très important…
Et ainsi commença leur étrange collaboration autour d’une lettre destinée à un homme qu’elle idolâtrait sans jamais l’avoir rencontré...
*
Le lendemain, comme si le destin s’acharnait, Marilyn vit avec une irritation à peine dissimulée l’arrivée du puisatier, accompagné de sa femme, de ses trois sœurs et d’un grand-oncle à l’allure aussi austère que son regard. Tous avançaient en procession, leurs bras chargés de cadeaux soigneusement enveloppés. L’agacement de Marilyn monta d’un cran lorsqu’elle aperçut leurs mines réjouies. Elle se précipita pour avertir ses parents, qui, sans perdre une seconde, déroulèrent plusieurs tapis sous l’ombre généreuse du noyer ancestral. Les préparatifs furent rapides : les plateaux à thé furent garnis, les verres alignés avec soin.
Dans un coin de la maison, Thami ajustait sa djellaba blanche avec une minutie presque cérémonielle. Il enroula son turban autour de son crâne rasé avec la précision d’un homme soucieux de son apparence. Son regard, bien que discret, s’attardait sur Mimouna. Celle-ci était en train de revêtir sa plus somptueuse tenue berbère, ornée de broderies éclatantes qui captaient la lumière comme des joyaux vivants. Pendant ce temps, Marilyn bouillonnait. Elle se sentait prise au piège dans cette mascarade familiale et trouva refuge dans la cuisine. Là, elle s’attaqua aux mélouis et au thé avec des gestes brusques et nerveux. Ses pensées étaient tournées vers le fils du puisatier, cet homme qu’elle considérait comme une marionnette manipulée par le vieil oncle qui semblait prêt à tout pour la marier.
— Tais-toi ! La famille du puisatier pourrait t’entendre ! Depuis quand oses-tu insulter nos invités ? lança Mimouna en entrant dans la cuisine.
Marilyn se retourna vivement, ses yeux lançant des éclairs.
— Des invités ? Ce ne sont pas des invités ! Ce vieux fou sénile veut me marier avant de rendre son dernier souffle ! Mais il va perdre son pari : j’ai tout mon temps devant moi. Lui ? Il est si vieux que même les anges doivent avoir oublié son âge ! Pourquoi cette obsession ? Pourquoi insister à vouloir me marier quitte à me condamner à une vie de malheur ? Un jour, ma colère contre lui me poussera à l’irréparable : un peu de mort aux rats dans une crêpe bien dorée… et hop ! Plus d’emmerdeur !
Mimouna blêmit devant ces paroles.
— Tais-toi immédiatement ! Les puisatiers ne sont pas venus les mains vides. Ils ont apporté des cadeaux rien que pour toi. Paraît-il qu’ils ont une surprise qui leur a coûté une fortune. Peut-être un bijou… Ton père veut que tu viennes. Je vais t’aider à te préparer.
Marilyn haussa les épaules avec mépris.
— Mais je suis déjà habillée !
— Cesse tes provocations et dépêche-toi ! Ils doivent être impatients.
Avec un soupir exaspéré, Marilyn céda enfin.
— Soit. J’ai deux mots à dire au puisatier. Allons-y… Je n’ai pas de temps à perdre avec ces absurdités. J’ai des choses plus importantes en tête : écrire une lettre n’est pas chose facile. Il faut peser chaque mot… Rappelle-moi d’emprunter une gomme au cas où…
Mimouna fronça les sourcils.
— Écrire à qui ?
— À Patou. C’est ainsi qu’il s’appelle.
— Batou ? Qui est ce Batou ?
— *Patou*, pas Batou ! Un homme qui fabrique des parfums comme même les djinns ne sauraient en créer !
Mimouna leva les yeux au ciel et entra dans la pièce principale pour accueillir les invités. Marilyn la suivit à contrecœur.
Une fois installée sous le noyer, Mimouna murmura :
— Promets-moi de ne rien dire… Assieds-toi et garde ton calme.
Mais Marilyn n’en avait cure. Elle fixa le puisatier avec un mélange d’ironie et de défi.
— Puisatier, remballe tes affaires. Ce que je veux, tu ne peux me l’offrir.
Thami fronça les sourcils et gronda :
— Marilyn ! Montre un peu de respect !
Mais elle poursuivit sans fléchir :
— Je dis vrai. Je n’ai nul besoin de fibules ou de coffrets inutiles !
Le puisatier prit alors la parole d’une voix tremblante mais résolue :
— Approche… Ouvre ce paquet. C’est une surprise comme tu n’en as jamais vue.
Marilyn haussa un sourcil avant d’ouvrir le paquet avec une impatience teintée de mépris.
— Voyons voir… Une robe ?
Un sourire timide éclaira le visage du puisatier.
— Pas n’importe quelle robe ! Regarde bien…
Marilyn plissa les yeux avant de lâcher sèchement :
— Je ne vois rien d’autre qu’une robe banale… Explique-toi !
Le puisatier inspira profondément avant d’ajouter :
— C’est la réplique exacte de la robe que porte Marilyn Monroe sur la photo accrochée chez toi… La robe plissée dont tu rêves depuis tant d’années ! Mon fils l’a faite confectionner spécialement pour toi.
Marilyn fixa la robe rose avec une expression mêlant incrédulité et indignation.
— Une robe rose ? Vous avez osé massacrer mon rêve ? Quelle hérésie ! Reprenez cette horreur et oubliez-moi définitivement !
Elle tourna les talons et quitta précipitamment la scène sous le regard médusé des invités.
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Plus tard dans l’après-midi, Marilyn croisa le marchand ambulant près du marché local. Sa voix résonnait comme un chant hypnotique :
— J’ai du khôl et du musc… henné et souac… Approchez pour voir mes trésors venus des terres lointaines…
Elle l’interrompit brusquement :
— Marchand ! As-tu ce que tu m’as promis hier ?
Le marchand acquiesça avant de sortir trois flacons ornés :
— Trois Patou rien que pour toi…
Un sourire furtif éclaira le visage de Marilyn tandis qu’elle murmurait :
— Donne-les-moi… Mais avant cela, aide-moi à écrire un courrier très important…
Marilyn, dans son monde empli de rêves et d’illusions, dictait avec ferveur au marchand ambulant la lettre qu’elle destinait à Monsieur Patou, l’homme qu’elle idolâtrait sans jamais l’avoir rencontré. Sa voix, vibrante d’émotion, semblait danser sur chaque mot.
— Soit. Écris cela, marchand :
*Monsieur Patou,*
*C’est moi Yzza, dite Marilyn ; je suis la fille de Thami et de Mimouna.*
*Vous ne me connaissez pas et moi non plus je ne vous connais pas. La France est un pays qui ne m’est pas étranger ; mon cousin Lahsen Aflousse y vit depuis bientôt dix ans.*
Le marchand, bien que perplexe, obéissait en silence, traçant soigneusement les lettres sur le papier rugueux avec son qalam. Marilyn poursuivit, ses yeux brillant d’une passion presque mystique :
— Continue :
*Je ne sais comment vous décrire ce que j’éprouve depuis que j’ai découvert votre parfum ; ma vie n’est plus la même et je ne me reconnais plus. Il est arrivé dans ma vie comme une révélation. La chrysalide n’est plus ; je suis déjà une autre. Je sais maintenant que je suis condamnée à vous attendre. Pauvre comme je suis, je ne peux voyager jusqu’à vous. À moins de me marier avec mon cousin Lahsen !*
Elle rit doucement à cette idée absurde avant de reprendre d’un ton plus grave :
*Voyez comme je m’abandonne à mes divagations. Mon désir de me rendre auprès de vous me fait dire des bêtises… Veuillez pardonner ma désinvolture. Venez à moi, nous deux sommes des âmes jumelles. Quand vous me connaîtrez, vous ne saurez plus vous passer de moi.*
Le marchand s’arrêta un instant, levant les yeux vers elle avec une lueur d’incompréhension :
— De quoi parles-tu, Marilyn ? Je ne comprends rien !
— T’occupe, marchand ! Monsieur Patou sait de quoi je parle. Continuons :
*J’ai des secrets que jamais je n’ai révélés : sur le jasmin qui embaume les nuits d’été, sur la rose qui inspire le poète, sur la fleur d’oranger que je sais distiller, gouttes précieuses, vapeurs d’Éden que j’ai emprisonnées dans mes fioles… J’ai à vous révéler à mon tour des essences extraites du coquelicot aux pétales soyeux et d’autres mystères, fruits des légendes venues des antres des ogresses que moi seule, cher Patou, pourrais vous dévoiler ; don pour nouer nos savoirs de sorciers sublimes.*
Le marchand soupira profondément mais continua d’écrire sous son regard insistant. Marilyn s’approcha encore davantage :
— Écris bien droit ! Pas de taches ! Monsieur Patou est certainement un homme élégant et raffiné ; il mérite une lettre parfaite.
Elle reprit son souffle avant de dicter la dernière partie avec une solennité presque théâtrale :
*Me voilà engagée dans une attente que j’espère brève. À dans un mois, à dans un an… cinq ou dix ans… Demandez Marilyn au cas où le hasard, farceur, brouillerait les chemins de notre rencontre. Je laisse mon ami le marchand ambulant vous indiquer le nom de mon village, le car à prendre… Je prie pour que votre voyage soit agréable et bon. Je guetterai votre arrivée, cher Monsieur Patou, avec la patience de Jacob.*
Elle ajouta enfin un post-scriptum qui sembla troubler le marchand :
*P.-S. J’ai caché votre flacon dans le nid d’une tourterelle. Depuis, elle roucoule à faire pleurer les pierres. Oiselle folle qui ne dort plus, qui ne mange plus… Je prie pour elle et ne sais quoi faire pour lui éviter le pire !*
Marilyn sourit en contemplant l’œuvre achevée avant de déclarer :
— J’ai fini, marchand. Poste la lettre au plus vite. Voici cinq œufs pour payer l’enveloppe et le timbre. Tu es un homme bon ; sans toi j’aurais vécu en ignorant tout des effluves les plus exquis. Si un jour j’ai un fils, il portera ton prénom.
Le marchand releva enfin les yeux vers elle avec une expression indéchiffrable :
— Je préférerais qu’il porte mon nom, Marilyn. Pourquoi refuses-tu de faire de moi un homme heureux ?
Marilyn secoua la tête doucement :
— Tu es libre ; je te rends à tes clientes qui attendent leur khôl et leur henné. Va, marchand, mais reviens au plus tôt avec un flacon de Patou dans ta besace… Une larme seulement suffira pour me rendre heureuse !
Il tenta une dernière fois :
— Pourquoi ne pas m’appeler par mon prénom ? Cesse donc de m’appeler « marchand » !
Elle sourit malicieusement avant de répondre :
— Alors à jeudi… Ayour.
Il hésita encore un instant avant de murmurer :
— Attends… Marilyn… Moi aussi j’ai des rêves… Mais toi ? Tu n’as d’yeux que pour cet homme invisible… Pourquoi ?
Elle détourna légèrement le regard avant de répondre avec douceur :
— Parce que mes rêves sont fous et qu’ils me ressemblent… Au revoir Ayour. À jeudi prochain…
— Amzyane ? Mais, il n’est pas…
— Si, si. Cela m’arrange grandement. Je ne peux mieux tomber.
— Méfie-toi, il pourrait changer d’orientation et s’amouracher de toi…
— Aucun risque, je sais ce que je fais. Cet homme est mon sauveur.
Ayour secoua la tête, visiblement désemparé.
— Quel gâchis, Marilyn ! Quel gâchis ! Je ne m’en remettrai pas ; et ne compte pas sur moi pour assister à la noce.
Marilyn posa une main douce sur son bras, mais son regard restait distant, presque résigné.
— Ne m’en veux pas, Ayour ; tu trouveras une jolie fiancée, tu seras heureux… et tu m’oublieras.
Le marchand éclata d’un rire amer avant de répliquer :
— L’amour est encore une énigme pour toi, tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es trop jeune pour comprendre les choses de la passion !
Marilyn releva le menton avec une fierté teintée de défi.
— C’est tout le contraire. Le parfum a éveillé mes sens, la volupté que j’ai éprouvée est… Comment te la décrire ? Il n’y a pas un seul homme pour me faire le même effet. Tu vois ce que je veux dire !
Ayour détourna les yeux, comme s’il cherchait à fuir cette vérité qu’il ne voulait pas entendre.
— Il n’y a que le Diable pour m’avoir suggéré de te donner ce fichu parfum. On ne se méfie jamais assez du Diable !
Marilyn haussa les épaules avec un sourire énigmatique.
— Je te laisse, Ayour, et n’oublie pas de faire une belle bise à ton Diable. Lui, au moins, sait ce que je veux.
Le marchand la regarda partir, impuissant face à son obstination :
— À jeudi, Marilyn. Si je n’étais pas un homme raisonnable, je crois bien que je t’aurais kidnappée, ensorcelée ou…
Elle se retourna brusquement :
— Tu ne me fais pas peur, tu sais ! Et puis, pourquoi ne l’as-tu pas fait ? J’aurais peut-être aimé te voir prendre des risques insensés pour moi !
Il secoua la tête en souriant tristement :
— Tu es folle, Marilyn. Vraiment folle…
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Le temps passa sur le village comme une rivière lente et implacable qui érode tout sur son passage. Ayour continuait à parcourir les routes poussiéreuses avec son cheval fatigué et sa besace pleine de khôl et de henné pour les femmes du village. Mais Marilyn restait figée dans son rêve immuable : l’arrivée de Patou.
Chaque jour, elle descendait de sa colline pour attendre au bord de la route poussiéreuse qui menait au village. Qu’il pleuve ou qu’il neige, qu’un orage gronde ou qu’un soleil implacable brûle le ciel, elle était là, emmitouflée dans une couverture ou ruisselante de pluie. Adossée au mur du moulin à blé, elle guettait l’arrivée du car avec une patience infinie.
Le chauffeur du car – son cousin germain – finit par s’habituer à cette silhouette solitaire qui l’attendait chaque jour.
— Rentre chez toi, Marilyn, lui disait-il souvent en descendant du véhicule pour s’approcher d’elle. Cesse d’attendre comme ça sous la pluie ou dans le froid glacial… Patou n’est pas parmi mes voyageurs aujourd’hui non plus.
Elle levait vers lui des yeux pleins d’espoir avant de murmurer :
— Alors… à demain.
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Les lettres dictées au marchand furent nombreuses et soigneusement envoyées à Paris à l’attention de Monsieur Patou. Mais elles demeurèrent sans réponse.
Un jour, Marilyn interrogea Ayour avec une pointe d’amertume dans la voix :
— Dis-moi, marchand… Comment expliquer ce silence ? Une éternité me sépare de ma première lettre…
Ayour posa son regard fatigué sur elle avant de répondre doucement :
— J’avais vingt ans et toi seize ans à peine quand tout cela a commencé. Le parfum de Patou était pour moi comme un reflet fidèle de ton âme. Je ne sais toujours pas si c’est Patou qui a rêvé de toi en créant ce souffle d’éternité ou si c’est ton créateur qui a volé son secret pour en faire le substrat de ta beauté… Le jour où je t’ai offert ce flacon presque vide… Je ne sais si je t’ai apporté le bonheur ou la peste.
Marilyn sourit doucement :
— Tu m’as donné ce que je désirais le plus au monde…
Il secoua la tête avec tristesse :
— Trois gouttes seulement ! Et pourtant elles ont changé ta vie… Mais quel mystère peut bien se cacher derrière tout cela ?
Elle détourna les yeux vers l’horizon avant de murmurer :
— Je n’ai pas les mots pour t’expliquer… C’est toute ma douleur… Je sais sans vraiment savoir ; quelque chose me sépare encore du savoir véritable. C’est pourquoi j’attends Patou. Lui seul pourra traduire ce qui est en moi… Ce mystère inaccessible que je ne peux exprimer autrement qu’en rêvant…
Ayour baissa les yeux et murmura presque pour lui-même :
— Folle que tu es… Folle de ne pas vouloir voir ce qui est juste devant toi… Folle d’attendre un homme qui ne viendra jamais !
Marilyn se redressa avec une détermination farouche :
— Il viendra !
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Les années passèrent inexorablement.
Marilyn continuait d’attendre sous le figuier ou au bord de la route poussiéreuse qui traversait le village. Sa beauté semblait défier le temps ; elle était plus radieuse que jamais malgré l’usure des ans.
Parfois, poussée par une impulsion soudaine, elle interpellait des étrangers qui passaient par là :
— Vous partez pour la France ? Dites à Patou que je l’attends ici ! Qu’il vienne vite ! La fleur du coquelicot perd sa douceur ; le jasmin n’embaume plus les nuits ; la rose flétrit chaque jour davantage… Dites-lui que je n’ai plus ni force ni patience !
Mais toujours ses espoirs étaient déçus.
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Un matin printanier resta gravé dans les mémoires des villageois.
Marilyn avait disparu depuis deux jours.
Hommes et femmes fouillèrent chaque recoin du village : maisons abandonnées, granges sombres et champs dorés par les moissons naissantes. Le fils du puisatier inspecta chaque puits avec une angoisse croissante tandis qu’Ayour interrogeait Amzyane devant tous :
— Dis-nous où est passée Marilyn !
Amzyane haussa les épaules avec un sourire amer :
— Peut-être que la terre l’a avalée…
Le marchand s’avança d’un pas menaçant :
— Tu mens ! Dis-nous où elle est ou je te pends au-dessus du puits !
Mais Amzyane resta silencieux tandis que les regards accusateurs des villageois se tournaient vers lui...
— **Tu ne me fais pas peur, tu n’es qu’un jaloux meurtri qui n’a jamais accepté que Marilyn m’ait choisi comme mari.**
Amzyane lança ces mots avec une amertume palpable, son regard défiant celui d’Ayour, qui ne cacha pas son mépris.
— **Tu n’as jamais consommé ton mariage ; Marilyn est aussi vierge qu’un ange,** répliqua Ayour, le ton tranchant.
— **Tu es en train de régler tes comptes avec moi, marchand, sans penser à ma peine. Dis-toi que Marilyn nous a tous quittés pour aller rejoindre cet homme qu’elle ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. La honte va s’abattre sur le village, et encore une fois, par ta faute.**
Ayour ne se laissa pas abattre par cette accusation.
— **C’est la preuve que tu n’as pas su la séduire ; avoue que tu n’as pas été à la hauteur ! On sait tous ici que tu n’as d’yeux que pour…**
Amzyane, furieux, l’interrompit brusquement :
— **Tais-toi donc, insolent ! Pourquoi vouloir me blesser ainsi ? C’est parce que je l’aime aveuglément que je suis tombé dans le piège. La honte et la pudeur m’interdisent d’effleurer ce qui me hante.**
Un villageois murmura alors :
— **Va à l’essentiel ; songe que Marilyn est peut-être en danger alors que tu te donnes en spectacle devant tout le monde.**
Amzyane se leva brusquement, les yeux rougis par des larmes qu’il essuya discrètement du revers de la main.
— **Tu ne perds rien pour attendre, marchand ; un jour j’aurai ta peau,** siffla-t-il avant de faire quelques pas devant les villageois, qui baissèrent les yeux par respect pour sa douleur.
Il reprit enfin la parole :
— **C’est par amour que j’ai bu le filtre que Marilyn m’avait tendu avant-hier. J’avais bien senti qu’elle tramait quelque chose à mon insu ; elle m’avait fait les yeux doux, elle qui ne m’en faisait jamais. Que voulez-vous ? J’ai succombé. Soulaymane en personne n’a su résister à Belqis. Pourquoi me condamner ? J’ai bu jusqu’à la lie ; verre après verre. Une mixture dont les composants me parurent inhabituels, bien sûr. Mais j’ai bu comme un innocent. Mes paupières se fermèrent très lentement et je sombrai délicieusement dans un sommeil profond.**
Ayour éclata de colère :
— **Quel idiot ! Tu n’es qu’un pauvre simplet !**
Amzyane soupira profondément :
— **Un pauvre amoureux, à vrai dire…**
Un autre villageois intervint doucement :
— **Laisse-le continuer…**
Amzyane reprit :
— **Je me suis réveillé le lendemain, en pleine nuit. J’ai cherché Marilyn comme un fou. J’ai pleuré jusqu’à l’aube, priant qu’elle n’aille pas jusqu’au bout de son projet insensé. Je n’osais sortir de chez moi, accablé que j’étais…**
Ayour haussa les épaules avec impatience :
— **Ça ne nous dit toujours pas où est censée se trouver Marilyn !**
Amzyane baissa la tête avant de murmurer :
— **Je crois bien qu’elle est allée rejoindre l’homme qui peut-être n’existe même pas…**
Un murmure parcourut l’assemblée.
— **Tu veux dire qu’elle a quitté le village pour la France ?**
— **Oui… Hélas, oui…**
Le père de Marilyn s’avança alors :
— **Explique-toi clairement ! Je t’ai confié ma fille et tu as été incapable de la protéger !**
Amzyane répondit avec une voix tremblante :
— **Elle a pris toute ma fortune : cinquante louis d’or. Avec ce pactole, elle peut même aller par-delà la France…**
La colère monta dans les rangs des villageois.
Thami gronda :
— **Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour nous alerter ? Quel lâche tu fais ! Marilyn a eu raison de te quitter !**
Ayour s’assit au pied d’un amandier et ajouta avec un sourire amer :
— **Ce qui me réconforte, c’est qu’elle ne m’ait pas quitté pour toi…**
Thami coupa court aux échanges houleux :
— **Suffit maintenant ! Assou est le seul ici à avoir voyagé ; nous allons tous nous cotiser pour l’envoyer au pays de Patou. Il trouvera Marilyn et la ramènera. Prépare-toi à partir dans les heures qui suivent !**
Amzyane protesta vivement :
— **Je suis son mari ; il me revient d’aller arracher ma femme des mains de cet homme…**
Ayour éclata de rire avant de répliquer :
— **Tu n’as jamais été son mari ! Elle aurait dû me choisir moi ; j’aurais su lui faire oublier Patou et ses parfums !**
La mère de Marilyn intervint enfin :
— **Rentrez chez vous tous les deux ; vous me faites honte ! Vous palabrez au lieu d’agir ! Dieu, que les hommes sont bavards !**
---
Quelques jours plus tard, Ayour reçut une lettre tant attendue.
Il lut à haute voix devant les villageois rassemblés :
*Paris, 18 avril.*
*Ayour,*
*Je t’écris de France. De Paris.*
*Te rends-tu compte ? Je vais bien ; ne te fais plus de soucis.*
*Cours dire à ma famille que Marilyn est saine et sauve.*
Mon cher cousin était là, et je l’ai reconnu immédiatement. Toujours aussi gringalet, exactement comme sur les photos qu’il adresse chaque année à mon père. Lui et sa femme Catherine, douce et gracieuse, m’ont accueillie avec une bonté qui m’a réchauffé le cœur. Leur gentillesse m’a permis de poser mes valises dans ce pays inconnu avec un sentiment de sécurité que je n’avais pas ressenti depuis longtemps.
Ayour, je ne sais comment te décrire tout ce que j’ai vu ici. Paris est un monde à part, un univers où les rues semblent raconter des histoires à chaque coin. Et crois-moi, j’ai vu des femmes habillées et coiffées comme la belle Marilyn Monroe ! Oui, je te le jure devant Dieu ! Leur élégance, leur assurance… C’est comme si elles étaient sorties directement d’un rêve.
Mais voilà que je bavarde encore ! Dis-moi, comment vas-tu Ayour ? Et mes parents ? Mon père et ma mère doivent être rongés par le chagrin à cause de ma fuite. Je compte sur toi pour les rassurer. Dis-leur que je vais bien et que je ne manque de rien. La France est un pays magnifique, même si le soleil y est timide comparé à celui de notre Izlane. Ici, la lumière semble douce et mélancolique, mais elle donne à tout une beauté particulière.
Fais mes salutations à la famille et à tous ceux qui demanderont de mes nouvelles. Je vais bientôt t’écrire à nouveau pour te tenir informé de mes démarches et de mes projets. Tu sais bien qu’à toi, je dis toujours tout.
À bientôt, mon ami Ayour.
Marilyn.
---
Le village retrouva peu à peu son calme après la réception de cette lettre, mais pas Ayour. L’absence de Marilyn l’obsédait au point que certains villageois juraient l’avoir entendu converser avec elle comme si elle était encore là, assise sous le figuier ou au bord du cours d’eau où ils avaient l’habitude de discuter des heures durant. Ayour avait choisi de s’installer à Izlane pour être proche d’elle, et même le mariage de Marilyn avec Amzyane n’avait rien changé à ses sentiments. Depuis le jour où il avait découvert en elle cette alchimie mystérieuse concentrée dans le parfum de Patou, il n’avait cessé de l’aimer.
Un soir, incapable de contenir ses pensées, il se décida à lui écrire une lettre. Sous la lumière vacillante d’une lampe à pétrole, il prit ses plus belles feuilles et laissa libre cours à son cœur :
Izlane, 15 juin.
Ma chère Marilyn,
Je ne peux m’empêcher de t’écrire. Je le fais sans demander l’autorisation à cet homme qui n’est ton mari que sur les papiers.
Ta lettre est arrivée mardi dernier comme une brise après une journée étouffante. Tu as réussi à rejoindre la France ; tu as bien fait et je salue ton courage. Tu n’as jamais renoncé à ton rêve ! Peut-être vas-tu bientôt rencontrer cet homme qui s’est toujours mis entre nous. Je prie qu’il ne succombe pas à ton charme et qu’il n’abuse pas de ton innocence.
Marilyn, l’envie de te rejoindre me hante jour et nuit. Depuis ton départ, je ne sais que faire de moi ; tu as rythmé ma vie et sans toi, je déambule comme un possédé. Le peu d’argent que j’ai amassé pourrait me permettre de venir jusqu’à toi… À moins que tu ne veuilles pas de moi. Tu m’as toujours témoigné une tendresse qui adoucissait mon chagrin de ne pas être ton homme. Je n’ai plus rien à faire ici, surtout que dans ta lettre tu n’évoques jamais ton retour.
Si tu m’autorises à venir te rejoindre, cela fera ma joie. Je vais dès demain m’occuper des formalités nécessaires pour partir au plus vite.
Prends soin de toi ; attends-moi.
Ayour.
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L’émissaire Assou revint enfin du voyage… mais sans Marilyn. Son retour fut accueilli avec méfiance par les villageois qui refusèrent de croire ses explications :
— **Elle travaille comme cuisinière dans le restaurant de son cousin**, expliqua-t-il calmement malgré les regards accusateurs. **Elle dit être heureuse en France et demande à son père d’entamer les démarches pour divorcer d’Amzyane au plus vite : cet homme n’a jamais été un mari ni devant Dieu ni pour elle.**
Ces mots provoquèrent un tumulte parmi les villageois qui pestèrent contre Assou en le traitant d’incapable. Seul Ayour accueillit ces nouvelles avec un mélange d’espoir et d’amertume.
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Six semaines plus tard, Ayour reçut une nouvelle lettre tant attendue :
Paris, 6 juillet.
Mon ami Ayour,
Ta venue en France me réjouirait au plus haut point ; je n’en attendais pas moins de toi. Ce pays te plaira ; tu ne regretteras pas ton exil ici. Mon cousin Lahcen est prêt à t’accueillir dans son restaurant ; Catherine aussi t’attend avec impatience.
Dépêche-toi de venir ; il n’y a que toi pour me consoler… Monsieur Patou n’est plus parmi nous depuis longtemps déjà. J’ai pleuré et pleure encore… Mon rêve s’est envolé avec lui.
Je t’attends avec impatience !
Marilyn.
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Mais Ayour disparut mystérieusement avant même d’avoir pu répondre ou préparer son départ…
En coupant par le verger, Thami et Amzyane arrivèrent devant la petite maison d’Ayour. Trois villageoises étaient assises sur un large tronc d’arbre, bavardant nonchalamment sous le soleil. Elles semblaient perplexes face à l’absence prolongée du marchand ambulant. Voyant Amzyane traverser le verger en courant, l’une d’elles l’interpella sans hésitation :
— **Mais où cours-tu ainsi ? Sais-tu qu’Ayour est introuvable ! Voilà une nouvelle qui ne va pas manquer de réjouir ton cœur…**
Amzyane s’arrêta brusquement, un sourire mauvais se dessinant sur son visage.
— **Comment ? Ayour a disparu ? Disparu pour de vrai, pour de bon ? Dieu m’aime, je l’ai toujours su ! Je vais chanter, danser, et…**
La femme le coupa sèchement :
— **Que la honte soit sur toi ! Aide-nous plutôt à le retrouver. Aurais-tu une idée de l’endroit où il pourrait être ?**
— **Comment voulez-vous que je le sache ? Qu’il aille au Diable. Moins je le vois et mieux je me porte.**
Une autre villageoise lui lança un regard accusateur :
— **Ta jalousie te perdra. Et justement, je me demande si Ayour n’est pas parti rejoindre ma fille,** déclara Thami avec gravité.
Amzyane se tourna vers lui, les yeux écarquillés :
— **Comment ? Que dis-tu ! Parti où ?**
Thami répondit avec une colère contenue :
— **Rejoindre Marilyn ! Quand vas-tu cesser de faire l’idiot ? Cours alerter la famille et les voisins ; il nous faut trouver Ayour au plus vite. Je vais fouiller sa maison à l’affût du moindre indice.**
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Dans les minutes qui suivirent, le village fut inspecté dans ses moindres recoins : maisons, granges, vergers, et même les puits furent passés au peigne fin. Mais nulle trace d’Ayour. Amzyane, furieux et frustré, laissa éclater sa rage :
— **Ne vous ai-je pas dit de vous méfier du chitane en personne ? Comme il est fourbe, comme il est sournois ! Un traître ! Nous qui l’avons accueilli… Nous qui lui avons donné une maison, un potager, un verger…**
Mimouna intervint avec une voix tremblante de colère :
— **Tais-toi donc ! Ayour est un homme honnête ; je ne te laisserai jamais dire du mal de lui. Si tu avais su prendre soin de ma fille et l’aimer comme il se doit au lieu de courir les…**
Thami interrompit brusquement cette querelle :
— **Suffit maintenant ! J’ai trouvé ceci !** cria-t-il en brandissant une lettre épinglée sur le burnous d’Ayour. **Fils de Fttouma ! Viens ici et lis-nous la lettre ; applique-toi ! Tout le monde ici présent doit comprendre ce que tu dis. Vas-y, mon fils ; on t’écoute.**
Le jeune homme prit la lettre avec précaution et lut à haute voix :
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*Si Moha Ait Thami,*
*D’abord, j’implore votre pardon.*
*Ne m’en voulez pas ; je n’ai d’autre choix que celui d’aller rejoindre Marilyn.*
*Je vous laisse mes biens ; faites-en bon usage. Je ne reviendrai que si Marilyn revient ; je suis son ombre et j’irai où ses pas m’emmèneront. C’est ainsi, et ce n’est pas l’aryyoul de son mari qui m’en empêchera !*
*Je veillerai sur elle et mettrai ma vie au service de la sienne. Je vous donnerai de mes nouvelles dès que mes pieds auront foulé le sol français.*
*Que la paix soit avec vous tous… y compris sur cet énergumène sans nom.*
*Ayour.*
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Amzyane explosa :
— **Je vous l’ai dit ! Ah, le fumier ! Le jour où je l’aurai entre les mains, je donnerai son âme aux…**
Thami s’avança vers lui avec une autorité imposante :
— **Encore un mot et tu auras affaire à moi, toi mon gendre qui n’en est pas un !**
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Le 15 août à 11h30 du matin, Ayour atterrit à l’aéroport d’Orly vêtu d’un costume gris soigneusement choisi pour cette occasion exceptionnelle. Dans l’avion, il avait eu une révélation bouleversante : depuis leur rencontre, jamais l’idée de vivre loin de Marilyn ne lui avait effleuré l’esprit. Pour elle, il avait quitté Tlija ; pour elle encore, il abandonnait son village natal et ses biens.
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Quelques jours plus tard dans Paris…
Marilyn rayonnait sous le soleil pâle du jardin du Luxembourg. Elle guida Ayour jusqu’à des chaises près du bassin central avant de s’asseoir avec enthousiasme.
— **Ne me regarde pas ; regarde Paris !** dit-elle avec un ton enjoué. **Ayour, cette ville est magique ; je suis sous le charme ! C’est la troisième fois que je viens ici… J’aime cet endroit tellement !**
Elle marqua une pause avant d’ajouter avec gravité :
— **Comme tu le sais, je ne suis pas encore libre d’Amzyane. C’est une affaire qui va prendre quelques mois. Il ne va pas tarder à me répudier et cette répudiation… crois-moi… Je l’attends avec impatience. Elle va tomber sur mon cœur comme tombe le miel sur le beurre.**
Ayour fronça les sourcils en scrutant son visage.
— **Tu ne veux plus retourner au village ?** demanda-t-il doucement.
Marilyn détourna légèrement le regard avant de répondre avec sérieux :
— **Pas pour le moment… J’ai tellement à faire ici ! Des projets plein la tête…**
Son ton changea soudainement ; elle semblait porter un poids invisible.
— **De quoi parles-tu ? Tu me fais peur… Tu sais ?** murmura Ayour.
Elle esquissa un sourire mystérieux avant de répondre :
— **Paris est plein de surprises… Mais certaines sont encore trop grandes pour toi à comprendre aujourd’hui…**
— **Je vais beaucoup, beaucoup travailler. Un jour, j’aurai mon propre commerce : un petit restaurant berbère. Catherine n’a jamais goûté un beghrir, ni un melloui… et encore moins une harcha ! La pauvre !** Marilyn éclata de rire, ses yeux pétillant d’enthousiasme. **Dans le restaurant de mon cousin, j’ai vu le cuisinier préparer un drôle de couscous, avec des merguez, m’a expliqué le jeune apprenti. Il parle l’arabe mieux que toi et cent fois mieux que moi ! Ne me demande pas ce que sont les merguez, je ne saurais te répondre. Tout était mélangé… Un étrange couscous, crois-moi ! Et ce qu’ils appellent couscous royal… Je suis encore sous le choc ! Quant au méchoui, je n’ose même pas t’en parler ; de quoi faire chuter le cavalier le plus aguerri de son destrier !**
Ayour sourit face à son exubérance.
— **Et qu’est-ce qui t’a plu, alors ?** demanda-t-il avec amusement.
Marilyn se pencha légèrement vers lui, comme si elle s’apprêtait à révéler un secret :
— **Lahcen m’a fait goûter quelque chose de très, très bon. Ayour… J’ai mangé des moisissures !**
Il fronça les sourcils, interloqué :
— **Comment ? Des moisissures ?**
— **Oui, monsieur ! C’est vrai, moi aussi j’ai eu peur. C’était étrange : un fromage bleu-vert qu’on appelle roquefort. Quel délice ! Il faut absolument que tu y goûtes ; c’est un peu comme le smen salé.**
Ayour hésita, perplexe :
— **Si cela ressemble au smen… je veux bien essayer. Mais manger des moisissures… Enfin… Du coup, tu comptes t’installer ici à Paris ?**
Marilyn hocha la tête avec conviction :
— **Oui, à Paris… mais à une condition.**
— **Je t’écoute.**
Elle planta son regard dans le sien et déclara avec douceur :
— **J’aimerais que tu restes avec moi.**
Un silence s’installa entre eux avant qu’Ayour ne murmure :
— **Est-ce une demande en mariage ?**
Marilyn haussa les épaules avec un sourire espiègle :
— **Qu’en penses-tu ?**
Ayour prit une profonde inspiration avant de répondre avec une intensité qui trahissait ses émotions :
— **Je pense que c’est le moment pour moi de te demander ta main pour la énième fois. Si encore une fois tu me dis non, j’irai me jeter du haut de la tour Eiffel. Pour autant que je la trouve… Mais je la trouverai comme je t’ai retrouvée.**
Elle éclata de rire avant de répondre simplement :
— **Et si je dis oui ?**
Il se redressa brusquement :
— **Dis-le !**
Elle le fixa avec un sérieux soudain et murmura :
— **Oui.**
Ayour resta figé quelques instants avant de s’exclamer avec exaltation :
— **Vraiment ? Dis-le-moi encore ! Et encore ! Toutes les heures, tous les jours ! Le soir aussi, la nuit… Je n’en reviens pas ! Je l’ai tant espéré et tu m’as tellement évincé que je crois vivre là un miracle qui n’arrive qu’aux prophètes. Oh Marilyn… Suis-je fou ?**
Elle rit doucement en secouant la tête :
— **Je ne me marie pas avec les fous ; pour qui me prends-tu ?**
Il reprit son souffle et déclara avec sérieux :
— **J’ai économisé de l’argent ; des louis d’or aussi… Je veux t’offrir une belle dot.**
Marilyn secoua la tête fermement :
— **Je ne veux aucune dot. Je ne veux rien d’autre que cette merveille que tu m’as donnée le premier jour de notre rencontre. Ce pourquoi je suis ici aujourd’hui.**
Ayour comprit immédiatement et murmura :
— **Le parfum ?**
Elle hocha la tête avec un sourire mystérieux :
— **Oui. Maintenant je sais clairement comment il s’appelle et comment il faut le prononcer. Approche, je vais te le dire à l’oreille.**
Il fronça les sourcils mais obéit :
— **À l’oreille ? Pourquoi donc ?** demanda-t-il intrigué.
Elle répondit doucement :
— **Parce que c’est notre secret. Pour moi, ce parfum est sacré ; comme un talisman dont le nom ne peut être évoqué qu’en toute intimité.**
Ayour soupira mais se pencha vers elle en murmurant :
— **Soit… Mon oreille est tout ouïe.**
Marilyn lui souffla doucement le nom du parfum à l’oreille.
Il recula légèrement et répéta avec étonnement :
— **C’est bien comme cela qu’on le prononce ?**
Elle acquiesça avec un sourire radieux :
— **Oui Ayour… N’est-ce pas joli ?**
Il hocha la tête lentement.
— **C’est bien Monsieur Patou qui a créé ce parfum il y a bien longtemps déjà… Il paraît que c’est le parfum le plus cher au monde ! Quelle aubaine que nous ayons pu l’avoir !**
Ayour secoua la tête en riant légèrement :
— **Le plus cher au monde ? Marilyn, je suis un homme pauvre ; par pitié, ne me demande pas des choses impossibles !**
Elle posa une main apaisante sur son bras :
— **Deux louis suffiront à faire mon bonheur… Et puis j’ai encore un peu d’argent que j’ai pris à Amzyane en partant...**
Son visage s’assombrit légèrement :
— **Cet argent, tu vas le lui renvoyer ; je ne veux pas qu’il soit là entre nous.**
Marilyn haussa les épaules :
— **C’est aussi mon argent après tout ; j’ai travaillé pour lui et contribué à sa fortune en tissant des tapis et en réorganisant sa bergerie. En partant, j’ai simplement pris ma part.**
Ayour soupira profondément avant d’ajouter :
— **Je suis celui qui t’a initiée à ce parfum ; alors en guise de dot…**
Elle l’interrompit doucement mais fermement :
— **En guise de dot, je veux que cela soit écrit dans notre contrat de mariage : un petit flacon par mois jusqu’à ce que l’un de nous deux disparaisse.**
Il sourit tendrement :
— **Il en sera ainsi Marilyn... Nous irons chercher le premier flacon ensemble et nous irons même nous recueillir sur les terres qui ont vu naître Monsieur Jean Patou...**
Elle baissa les yeux avec une pointe de tristesse :
— **Je regrette tant de ne pas l’avoir rencontré... Moi qui avais tant à lui dire...**
Ayour posa une main réconfortante sur la sienne.
Elle releva les yeux vers lui et murmura enfin :
— **Mais toi Ayour... Toi tu es là... Et c’est tout ce qui compte maintenant...**
Il lui tendit sa main.
— **Alors viens Marilyn... Flânons dans les rues de Paris ; c’est si beau la nuit...**