L'île aux Ours
16 septembre 2018
Illustration par Kura Kaminari

Le cerisier de Christophe Trépanier se dénudait, ses branches squelettiques traçant des arabesques fantomatiques sur le ciel limpide. L’été de la Saint-Martin étirait ses derniers jours, offrant un répit avant que l’hiver n’impose son règne. Bientôt, les cimes se pareraient d’un manteau neigeux, et le soleil, dans son déclin, colorerait l’or blanc d’une douce lueur rosée.
Christophe, comme son arbre, attendait l’hiver. Mais avant que la vie ne le quitte, il nourrissait un dernier rêve : explorer des terres oubliées, des lieux où la nature régnait encore en maîtresse absolue. Il aspirait à fouler des espaces vierges, épargnés par les guerres et les ravages de l’humanité.
Son atlas ouvert devant lui, il parcourait du doigt les contours du monde. Son regard s’arrêta sur une île minuscule, perdue entre la Norvège continentale et l’archipel du Svalbard : l’île aux Ours. Si petite qu’elle semblait inhabitée. Parfait ! Christophe avait depuis longtemps perdu foi en ses semblables, qu’il jugeait souvent cruels ou stupides. Pour lui, la haine n’était qu’une faiblesse d’esprit et une plaie du cœur.
L’île aux Ours… Le nom résonnait comme une promesse d’évasion.
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Christophe accéléra brusquement dans un virage serré. Là-bas, sur cette île isolée, le froid devait être mordant en cette saison. Mais il n’avait pas peur : sa lampe-tempête et ses flammes dansantes seraient ses alliées.
À l’est de l’île s’étendait la mer de Barents. Il en avait déjà parlé dans ses écrits : « Un soir, au cap Nord, le vent cinglait les visages des voyageurs. Devant eux s’étalait l’immensité glacée de la mer de Barents, inhospitalière et mystérieuse sous des falaises imposantes. Au loin, un navire semblait figé dans le gris infini de l’horizon. » Ce matin-là, Christophe se retrouva face à cette même mer qui avait éveillé en lui un goût insatiable pour l’inaccessible. L’eau et le ciel se confondaient dans une teinte métallique, à peine éclairée par une lumière hivernale chiche.
Un bateau glissait vers Mourmansk, une destination qui autrefois l’aurait tenté. Mais avec la chute de l’Union soviétique et ce qu’il percevait comme une persistance du totalitarisme en Russie, il n’en voyait plus l’intérêt.
Seul face au vent glacial et aux nuages lourds qui roulaient vers la terre, Christophe avançait. Les nuées étaient griffées par le vol majestueux des hirondelles de mer, tandis que sous les vagues dormaient les épaves rouillées des sous-marins russes – autant de cicatrices laissées par l’homme sur ces contrées nordiques qu’il croyait autrefois inviolées.
Même l’air semblait chargé d’une impureté invisible. Pourtant, une colonie de macareux moines fendit les cieux devant lui avant de plonger comme des flèches dans le vide. Christophe esquiva leurs becs orangés de justesse et continua sa route. Plus loin, pétrels et eiders semblaient le guider vers une falaise vertigineuse où il faillit se fracasser.
S’agrippant aux rochers glissants sous un concert assourdissant d’oiseaux marins – mouettes criardes, goélands railleurs et guillemots nerveux –, il progressa avec précaution. Les cris rauques et aigus résonnaient comme un jugement collectif contre cet intrus venu troubler leur royaume aérien.
Malgré la pluie de fientes qui s’abattait sur lui et les attaques incessantes des oiseaux furieux, Christophe s’émerveilla devant ce tourbillon de vie sauvage. Chaque battement d’aile semblait célébrer une liberté indomptable.
Avec une agilité surprenante pour son âge, il descendit vers la mer tout en esquivant les assauts aériens. Il leur murmura presque en pensée : « Ne craignez rien… Je ne suis pas venu pour vous voler votre territoire. »
Devant lui se dressa une colonne rocheuse imposante qui semblait surgir des nuages comme un spectre menaçant. Christophe comprit qu’il devait poursuivre ailleurs ; ce royaume appartenait aux oiseaux.
Après avoir ajusté son équipement, il reprit sa route vers l’est au-dessus des reliefs escarpés jusqu’à atteindre une baie encombrée de vestiges humains : ossements de baleines blanchis par le temps et outils rouillés témoignant d’une chasse ancienne. Un chaudron à vapeur trônait là, vestige sinistre d’une époque où ces géants marins étaient massacrés pour leur huile.
Il continua à pied vers le cœur de l’île, longeant une montagne enneigée dont le sommet disparaissait dans un halo brumeux. Au-dessus de lui passèrent des oies sauvages en migration vers le sud, leurs cris perçant le silence glacé et éveillant en lui une émotion profonde.
La plaine immense qui s’étendit devant lui était tapissée de mousses et lichens dorés : la toundra aride et désolée où aucun arbre ni arbuste ne poussait en cette saison austère. Pas même un renard bleu à l’horizon pour combler ses espérances.
Sous une bruine persistante, il eut la sensation étrange d’avancer vers les confins du monde – ou peut-être vers une nuit sans fin. Une éclaircie soudaine dévoila alors une multitude d’étangs scintillants comme autant d’yeux tournés vers le ciel infini…
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Christophe déboucha soudain sur une petite plage isolée, où des phoques reposaient paisiblement, leurs corps massifs et luisants semblant défier le froid ambiant. Leur allure débonnaire lui inspira un désir incongru : il aurait aimé s’allonger contre leurs flancs comme sur un oreiller vivant, à l’abri du vent. Mais une question le taraudait : où étaient passés les morses ? Ces géants des mers, autrefois si nombreux, semblaient avoir déserté ces rivages.
Le froid mordait légèrement, mais restait supportable grâce à la protection des courants chauds du Gulf Stream qui caressaient encore ces latitudes. Sa fidèle lampe-tempête était là, posée à ses côtés, une présence rassurante dans cette immensité sauvage.
À l’horizon, des bateaux glissaient silencieusement, leurs silhouettes effilées évoquant une calligraphie japonaise tracée sur la mer. Mais le grondement d’un avion au-dessus de sa tête brisa la magie du moment. Christophe sentit son irritation monter : cette intrusion technologique était une offense à la nature immaculée qu’il cherchait désespérément. Il s’allongea sur le sable froid, contemplant un crépuscule bleu-indigo qui enveloppait tout dans une lumière irréelle. La nuit polaire s’installait.
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Le vent se leva soudain, plus agressif, sifflant entre les rochers comme un avertissement. Christophe se mit en marche vers une petite baie qu’il aperçut au loin. Mais l’endroit semblait peu accueillant : la mer furieuse rendait tout mouillage impossible. Bien qu’il aimât les éléments déchaînés – le vent, la pluie et même ce froid mordant –, il savait qu’il ne devait pas sous-estimer leur puissance. Il trouva refuge dans une vieille hutte de trappeur en bois, abandonnée depuis des décennies. Au-dessus de la porte, une inscription simple et émouvante : *1822*.
Il se rappela l’histoire de l’île aux Ours et de son nom évocateur. Ce lieu avait été baptisé ainsi après qu’un ours polaire eut été abattu par l’équipage d’une expédition hollandaise au XVIe siècle. Christophe admirait ces aventuriers d’autrefois, ces hommes intrépides qui avaient bravé l’inconnu avec un courage presque insensé. Mais il se demandait : restait-il encore des terres inviolées par l’Homme ?
Dehors, le vent mugissait et hurlait entre les rochers. Était-ce seulement son imagination ou bien un véritable danger rôdait-il ? Les ours polaires n’étaient pas censés fréquenter l’île en cette saison – novembre était encore trop tôt pour que les glaces dérivantes leur permettent de rejoindre ces rivages. Certains disaient même que le réchauffement climatique avait repoussé ces majestueux prédateurs loin de leurs anciens territoires.
Un bruit de grattement retentit soudain contre les murs de la hutte. Christophe tendit l’oreille, immobile. Était-ce le vent ? Un animal ? Peu importait finalement. Épuisé par sa journée et ses réflexions incessantes sur le monde et ses maux, il s’endormit rapidement, cherchant dans le sommeil un répit aux tourments de son esprit.
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À l’aube, il se réveilla comme à son habitude, avec ce mélange étrange d’éveil et de rêve qui brouillait encore sa perception du réel. Le ciel était voilé d’un gris terne ; il repensa à son jardin laissé derrière lui, où son cerisier avait perdu toutes ses feuilles en une nuit. Une tristesse sourde s’empara de lui alors qu’il allumait sa lampe et sa radio.
Les nouvelles étaient accablantes : Alep, Mossoul, le Soudan… Des noms synonymes de souffrance et de guerre résonnaient dans la pièce silencieuse. Christophe voulait fuir cet enfer humain pour retrouver la paix de son île isolée. Mais cette tranquillité était-elle réelle ou seulement un mirage ?
Durant une insomnie nocturne passée à feuilleter quelques ouvrages dans la hutte, il découvrit davantage sur l’histoire tumultueuse de ce lieu. Bien avant les Hollandais, les Pomores – pêcheurs russes originaires des rives de la mer Blanche – avaient laissé ici des croix orthodoxes comme traces silencieuses de leur passage. L’île avait ensuite été exploitée sans relâche par divers peuples européens pour ses ressources naturelles : morses pour leur ivoire et leur graisse, phoques pour leur peau et oiseaux pour leurs œufs.
En 1920, le traité du Spitzberg plaça officiellement l’île sous souveraineté norvégienne tout en permettant à d’autres nations d’y mener des activités scientifiques ou économiques limitées.
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Christophe reprit sa route vers le nord-est et atteignit bientôt une jetée partiellement détruite qui bordait un campement abandonné. Des rails rouillés s’étiraient sur quelques centaines de mètres jusqu’à une locomotive à vapeur figée dans son agonie métallique – vestige d’une exploitation houillère désertée depuis longtemps. Ce village fantôme semblait murmurer des récits oubliés : près de deux cents hommes avaient autrefois travaillé ici avant que les Allemands ne détruisent tout pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’île aux Ours n’était pas seulement un sanctuaire naturel ; elle portait aussi les cicatrices des conflits humains. Située sur une route maritime stratégique entre l’Atlantique Nord et Mourmansk, elle avait été témoin d’intenses batailles navales entre Allemands et Alliés pendant la guerre.
Même aujourd’hui, cette terre aride souffrait encore des conséquences des activités humaines : épaves contaminées gisant sous les eaux glacées, poissons empoisonnés par les toxines industrielles transportées par les vents… Christophe observa ce paysage désolé avec un mélange d’émerveillement et de désillusion : ici aussi, la pureté était une illusion fragile face aux ravages du temps et des hommes.
Christophe, mélancolique, poursuivait son exploration dans les méandres glacés de l’île aux Ours. Devant lui, une station météorologique se dessinait, ses lumières vacillantes semblant lutter contre la nuit polaire. Mais soudain, une brume épaisse l’enveloppa, effaçant tout repère et plongeant le paysage dans un chaos spectral. Épuisé par ce mélange oppressant de pollution et de souvenirs des guerres humaines, il ressentait avec acuité l’hiver de l’humanité, un monde pris au piège de sa cupidité et de sa soif destructrice.
Sa lampe-tempête, fragile symbole de sa quête de lumière et de chaleur dans cet univers hostile, vacillait elle aussi, presque éteinte. Le froid mordant s’insinuait dans ses os, amplifiant son désespoir. Christophe grelottait, non seulement du froid extérieur mais aussi de l’effroi intérieur qui le gagnait. Il décida alors qu’il était temps de retourner chez lui, loin de cette île qui n’était finalement pas aussi vierge qu’il l’avait rêvée. Avec un dernier sursaut d’énergie, il tenta de raviver la flamme vacillante – celle de sa lampe et celle de son espoir.
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De retour dans sa modeste demeure, il alluma la lampe et se réchauffa près du feu. Les flammes crépitaient doucement, mais leur chaleur semblait insuffisante pour dissiper le poids qui pesait sur son esprit. Il écouta la radio, où les nouvelles du monde résonnaient comme un écho lointain et incessant des souffrances humaines : Alep, Mossoul, le Soudan, l’Érythrée, le Tchad, l’Afghanistan… Des combats interminables déchiraient des terres depuis des années. Des hommes erraient sur les mers et les continents en quête d’un refuge ou d’une paix introuvable.
Christophe se sentait accablé par la réalité brutale du monde qu’il avait tenté de fuir. Son île tant espérée n’était pas le sanctuaire qu’il avait imaginé ; même dans ces lieux reculés, les traces indélébiles de la présence humaine et ses ravages étaient omniprésentes. Tandis qu’il méditait sur ces pensées sombres, il feuilleta quelques ouvrages au cours d’une insomnie. Il apprit que bien avant les Hollandais qui avaient nommé l’île aux Ours au XVIe siècle, les Pomores – ces explorateurs russes des rives de la mer Blanche – avaient laissé des croix orthodoxes sur cette terre isolée. Ces peuples maritimes avaient utilisé l’île comme base pour leurs activités : pêche intensive et chasse aux morses et phoques.
L’histoire de l’île était marquée par des massacres incontrôlés pour des ressources naturelles : fourrures précieuses, viande savoureuse, ivoire rare… En 1920, tout l’archipel du Svalbard fut placé sous autorité norvégienne. Pourtant, d’autres nations continuaient d’y mener des recherches scientifiques ou des activités économiques limitées.
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Au nord-est de l’île, Christophe atteignit une jetée à moitié détruite où s’étalait un campement abandonné. Les vestiges étaient poignants : une locomotive à vapeur rouillée reposait près d’une voie ferrée envahie par la mousse. Ce village fantôme témoignait d’une exploitation houillère autrefois florissante mais détruite par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Près de deux cents hommes avaient travaillé ici avant que les conflits ne réduisent tout en ruines.
L’île aux Ours portait encore les cicatrices des batailles navales entre Allemands et Alliés pendant la guerre. Située sur une route maritime stratégique entre l’Atlantique Nord et Mourmansk, elle avait été le théâtre d’affrontements violents pour le contrôle des approvisionnements soviétiques. Même aujourd’hui, les épaves sous-marines contaminées empoisonnaient poissons et oiseaux ; même la neige et la pluie portaient les traces invisibles des toxines industrielles.
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Errant mélancoliquement dans cette désolation glaciale, Christophe atteignit enfin la station météorologique dont les lumières vacillantes luisaient faiblement à travers la brume épaisse. L’air était lourd ; chaque pas semblait une lutte contre un monde saturé d’histoire et de pollution. « L’hiver de l’humanité », murmura-t-il intérieurement – une saison interminable où cupidité et bellicosité emprisonnaient toute vie.
Sa lampe-tempête faiblissait encore ; il grelottait violemment maintenant. Revenu chez lui après cette odyssée glaciale, il tenta une dernière fois de rallumer la flamme – celle qui éclairerait son âme dans un monde devenu sombre et froid.
Face au feu crépitant dans son foyer modeste, il réalisa que même ses rêves d’évasion vers une île tranquille étaient illusoires : aucun endroit sur Terre n’était exempt des ravages humains. Tandis que sa lampe brillait faiblement près de lui, Christophe méditait sur cette vérité accablante : il n’y avait pas de refuge absolu contre les cicatrices laissées par l’Homme… mais peut-être pouvait-il encore chercher à rallumer en lui-même une lumière plus durable que celle vacillante de sa lampe.