L’essencerie du Dakota

23 mars 2017

Illustration par Kura Kaminari

La nuit d’hiver était glaciale, mordante, comme un souffle venu d’un autre monde. Décembre enveloppait la petite station-service de Palermo, dans le Dakota du Nord, d’un froid qui semblait s’insinuer jusque dans les moindres recoins. La boutique, modeste et vieillotte, était un refuge précaire contre les éléments. Son enseigne clignotait faiblement, et ses vitres étaient couvertes d’affiches jaunies vantant des produits oubliés depuis longtemps.

La porte grinça sur ses gonds fatigués, laissant entrer une femme au pas confiant. Elle avait une trentaine d’années et portait un perfecto élimé, un treillis ample et des bottes usées par des kilomètres de marche. Sa longue chevelure brune tombait en cascade sur ses épaules, couvrant partiellement ses oreilles rougies par le froid. Elle semblait être une ombre surgie de la nuit, une silhouette taillée dans la glace et la détermination.

Zoryana Skoropad. Ce nom aurait pu évoquer une héroïne tragique ou une guerrière oubliée. Et en cet instant précis, elle incarnait un peu des deux.

Sans un regard pour le désordre ambiant – des étagères bancales chargées de produits poussiéreux et des plafonniers qui clignotaient faiblement – elle ajusta la bandoulière de son fusil d’assaut. Son entrée ne passa pas inaperçue. Les rares clients attablés au comptoir échangèrent des regards furtifs, pesant l’étrangeté de cette apparition.

S’approchant du gérant, un homme trapu au visage marqué par les années et l’ennui, elle tendit un morceau de papier froissé. Sa voix claqua dans l’air comme une lame :

— Je cherche cette personne.

Le gérant plissa les yeux pour examiner la photographie avant de relever son regard vers elle. Son expression demeura impassible, presque provocante.

— C’est ma sœur, ajouta-t-elle, sa voix se durcissant.

Un rictus se dessina sur le visage du pompiste. Il haussa les épaules avec une indifférence calculée. Zoryana glissa la photo dans la poche de son perfecto et posa sa main sur son fusil avec une lenteur menaçante. Pourtant, l’homme ne broncha pas. Pas même un frisson ne trahit une quelconque peur.

Un client rompit le silence. Sa voix grave résonna comme un avertissement :

— Eh, toi.

Zoryana pivota lentement pour faire face à l’homme qui venait de parler. Il était massif, avec une barbe touffue et des cheveux ondulants comme des algues prises dans un courant invisible.

— Tu ferais mieux de réfléchir à ce que tu fais, lança-t-il d’un ton calme mais chargé de menace. On va se détendre, hein ? Et mettre les choses au clair.

— Hein ? répondit-elle avec méfiance.

— Les villes comme Palermo se ressemblent toutes… Mais écoute-moi bien : t’es pas la bienvenue ici. Alors retourne d’où tu viens.

L’ombre d’un sourire ironique effleura les lèvres de Zoryana alors qu’elle jaugeait cet homme qui se dressait devant elle.

— J’en ai rien à foutre de ton conseil. Je cherche ma sœur et je sais qu’elle est ici.

L’homme secoua lentement la tête avant de répondre :

— Tout ce que tu trouveras ici, c’est des emmerdes.

Le ton changea brusquement. Zoryana épaula son fusil en reculant vers un coin sombre de la boutique. Les regards autour d’elle devinrent fixes, presque mécaniques. Elle scruta les visages – le pompiste et quatre clients – cherchant une faille ou une réponse dans leur immobilité étrange.

— C’est quoi ce délire ? Vous êtes tous sous Xanax ou quoi ? lâcha-t-elle avec mépris.

Le silence lui répondit, dense et oppressant. Elle sentit le besoin irrépressible de combler ce vide par des mots :

— Allez, ça suffit ! Mains sur les tables ! Toi, le pompiste ! Mets tes mains sur le comptoir !

Ils obéirent sans hâte ni émotion apparente. Zoryana serra les dents.

— Je veux juste retrouver ma sœur… Toi ! (Elle pointa son arme vers le gérant.) Tu l’as vue ou pas ?

Le pompiste hésita avant de répondre enfin :

— Ouais.

Son ton était neutre mais portait quelque chose d’insondable.

— Où ça ? insista-t-elle en haussant la voix.

— C’est pas un endroit pour toi…

— Eh bien on va y aller ensemble !

Elle n’attendit pas davantage et l’attrapa par le col pour le tirer vers la sortie. Les autres clients ne bougèrent pas d’un pouce ; même l’homme à la barbe imposante resta figé comme une statue.

Dehors, l’air glacé mordit leurs visages tandis qu’ils marchaient vers une voiture garée près des pompes : une Mustang ancienne dont la carrosserie rouge semblait encore vibrer sous les reflets lunaires.

— Belle bagnole… marmonna le pompiste malgré lui.

Zoryana esquissa un sourire froid :

— Ouais… Et t’as intérêt à bien conduire si tu tiens à ta vie !

Elle lui jeta les clés qu’il attrapa maladroitement avant de s’installer derrière le volant. L’habitacle sentait le tabac froid et quelque chose d’indéfinissable… peut-être l’histoire imprégnée dans ses sièges usés.

— Démarre ! ordonna-t-elle sèchement.

Le moteur toussa avant de rugir enfin. La voiture s’élança sur une route solitaire serpentant entre des dunes balayées par le vent nocturne. Zoryana fixa les étoiles scintillant par milliers dans l’immensité céleste. Leurs lumières semblaient danser au rythme du moteur tandis que la lune baignait le paysage désertique d’une clarté spectrale.

Elle plongea la main dans la poche intérieure de son perfecto, en sortant un paquet d’American Spirit. Le carton, marqué par l’usure, portait encore l’effigie d’un Indien d’Amérique, symbole d’une tradition ancienne et d’une promesse de pureté. D’un geste précis, elle extirpa une cigarette avant de la glisser entre ses lèvres. Le Zippo qu’elle tenait dans l’autre main scintilla sous la lumière lunaire lorsqu’elle en fit claquer la molette. Une flamme vacillante jaillit, illuminant brièvement son visage aux traits tendus. Le crépitement du tabac résonna dans l’habitacle, suivi du claquement métallique du briquet refermé. Les premières volutes s’élevèrent, dansantes et légères, comme des fantômes bleutés.

La fumée montait en spirale, dessinant des arabesques éphémères qui se dissipaient dans l’air saturé de silence. Zoryana suivait leur trajectoire avec un regard absent, presque vitreux. Ses pensées s’égaraient dans un labyrinthe de souvenirs douloureux, chaque volute semblant porter un fragment de mélancolie. Elle inspira profondément, laissant le goût âpre du tabac envahir ses sens. La cigarette devenait une échappatoire, une fragile consolation face à l’immensité de sa quête.

Le pompiste, assis à ses côtés, demeurait silencieux. Son allure stoïque et ses traits marqués par une sérénité étrange lui donnaient une aura presque irréelle. Zoryana sentit une familiarité troublante en le regardant – comme si elle avait déjà croisé cet homme dans un autre temps, un autre lieu.

— T’aurais jamais dû faire ça, dit-il soudain d’un ton grave.

— Faire quoi ? répliqua-t-elle sèchement.

— Chercher ta sœur.

Elle fronça les sourcils et tourna brusquement la tête vers lui :

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Le Sud… On n’en revient pas toujours.

Ses paroles flottèrent dans l’air comme une énigme. Zoryana sentit un frisson parcourir son échine tandis que le paysage désertique défilait sous leurs yeux. Le bitume noir se perdait à l’horizon, entouré de dunes et de cactus solitaires qui semblaient veiller sur cette terre oubliée.

— Alors ? C’est quand qu’on arrive ? lança-t-elle avec impatience.

Le pompiste resta muet. Elle serra les dents avant de hausser le ton :

— Eh ! Connard ! J’te cause !

Il tourna lentement la tête vers elle, ses yeux fatigués fixant les siens. Puis, d’une voix basse, presque imperceptible, il répondit :

— Regarde autour de toi.

Zoryana balaya les ténèbres du regard. Rien d’étrange à première vue : une route déserte, quelques ombres projetées par les phares de la voiture. Pourtant, une sensation étrange s’insinuait en elle, comme si quelque chose clochait sans qu’elle puisse dire quoi.

— Tout ce que tu vois… ce sont des souvenirs et des fantômes, murmura-t-il. Ici, rien n’est vraiment réel.

Elle fronça les sourcils, déconcertée.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu te fiches de moi ?

Il soupira avant de répondre :

— La vérité… elle est là, quelque part. Mais ce que tu vois, ce ne sont que des morceaux brisés. Des illusions.

Ces mots résonnèrent en elle comme un écho lointain. Sans qu’elle sache pourquoi, des images confuses surgirent dans son esprit : un rire étouffé, une lumière aveuglante, le goût métallique du sang. Son cœur se serra alors qu’elle tentait de repousser ces fragments de mémoire qui refusaient de rester enfouis.

Un bruit strident interrompit ses pensées. Les phares illuminèrent soudain une silhouette immobile au milieu de la route. Elle n’eut pas le temps de réagir. Le choc fut brutal : le corps heurta le pare-brise dans un fracas assourdissant avant d’être projeté sur le capot. La Mustang s’arrêta dans un hurlement mécanique.

Zoryana resta figée quelques secondes, incapable de reprendre son souffle. Ses mains tremblaient sur le volant. Elle tourna lentement la tête vers le pompiste… mais il était affalé contre la boîte à gants, le visage ensanglanté et inerte. Une vague de panique monta en elle lorsqu’elle réalisa qu’elle était seule au volant.

Elle ouvrit la portière et descendit de la voiture sur des jambes vacillantes. Derrière elle, sur l’asphalte froid et sombre, gisait un corps immobile entouré d’une mare sombre qui s’étendait lentement. Elle sentit son estomac se nouer à cette vision.

Elle retourna vers la voiture et posa les yeux sur le pompiste – ou du moins ce qu’il représentait pour elle. Était-il réel ? Était-il seulement là depuis le début ? Elle n’en savait rien. Tout semblait flou dans son esprit, comme si ses souvenirs se dérobaient à chaque tentative de réflexion.

Elle ouvrit lentement la portière passager et tira le corps sans vie hors du siège avant. Ses gestes étaient mécaniques, presque détachés. Elle déposa le cadavre sur le bord de la route sans un mot ni une larme. Puis elle remonta dans la voiture et referma la portière d’un geste sec.

Le moteur rugit lorsqu’elle appuya sur l’accélérateur. La Mustang s’éloigna rapidement du lieu du drame, emportant avec elle un poids invisible mais écrasant : celui d’un acte qu’elle ne pouvait ni effacer ni comprendre pleinement.

Alors qu’elle roulait dans l’obscurité, Zoryana sentit une douleur sourde monter en elle – pas physique, mais bien plus profonde. Ce n’était pas seulement l’accident qui hantait son esprit : c’était autre chose, quelque chose qu’elle avait tenté d’oublier depuis longtemps. Des souvenirs refoulés remontaient à la surface malgré elle, mêlés à une culpabilité qu’elle ne pouvait plus ignorer.

Les ténèbres autour d’elle semblaient se refermer peu à peu, comme si elles reflétaient son propre esprit troublé. Elle accéléra encore, espérant fuir cette sensation oppressante… mais au fond d’elle-même, elle savait qu’il n’y avait pas d’échappatoire.