Le platane de l’île de Peilz

9 octobre 2017

Illustration par Kura Kaminari

Il y a fort longtemps, dans les eaux cristallines et mystérieuses du lac Léman, se dressait un rocher solitaire, émergeant au large des côtes de Villeneuve. Ce fragment de pierre, battu par les vagues et sculpté par le temps, portait en lui les secrets des âges. Aux alentours des années 1850, deux jeunes fiancés d’origine anglaise firent escale dans cette région enchanteresse. Ils séjournèrent à l’hôtel Byron, non loin du majestueux château de Chillon, un lieu imprégné d’histoire et de poésie. Leur amour semblait aussi pur que les eaux du lac, mais le destin leur réservait une tragédie.

Lors d’une baignade, le jeune homme fut emporté par les profondeurs insondables du Léman. Son corps fut retrouvé près du rocher solitaire, un endroit qui devint pour sa fiancée un sanctuaire de mémoire. Animée par une douleur indicible et une volonté farouche de préserver l’éclat de leur amour, elle fit ériger ce rocher en hommage à son bien-aimé. Elle le nomma l’île de Paix, un nom empreint de sérénité et de mélancolie. Avec le temps, ce nom se transforma en l’île de Peilz, peut-être pour s’harmoniser avec celui de la ville voisine.

Une certaine ironie enveloppait cette îlette lorsqu’elle devint l’objet d’un débat entre les hautes instances de la Confédération suisse et du Royaume-Uni. Ce petit bout de terre, sur lequel trônait un platane majestueux, était revendiqué par les deux nations. Pourtant, ce platane semblait indifférent à ces querelles humaines. Vieillard stoïque et témoin silencieux des siècles qui passaient, il inclinait ses branches vers le soleil comme pour saluer l’éternité.

Le platane était bien plus qu’un arbre : il était une légende vivante. Ses ramures s’étendaient avec grâce dans l’air pur du Léman, formant une canopée verdoyante qui enveloppait le rocher d’un écrin naturel. Chaque saison lui offrait une parure différente : en été, il était caressé par la brise tiède ; en hiver, il se drapait d’un manteau blanc scintillant. Ses cinquante mètres de hauteur imposaient respect et admiration depuis près de deux siècles.

Les habitants de Villeneuve observaient parfois une étrange scène depuis les rives du lac : une Japonaise solitaire s’aventurait souvent vers l’île dans une petite barque en bois. Le mystère entourait cette femme qui semblait chercher quelque chose que nul autre ne pouvait comprendre. À chaque coup de rame, son embarcation dessinait des ondulations délicates sur la surface immaculée du lac, comme si elle écrivait des poèmes éphémères sur l’eau.

Le platane était un refuge contre les caprices des éléments. Il accueillait sous ses branches ceux qui cherchaient à échapper à la chaleur accablante ou aux pluies diluviennes. Pourtant, il ne pliait jamais sous la colère des vents ; il résistait avec une noblesse rare aux assauts d’Aquilon. C’est sous son ombrage que la mystérieuse Japonaise trouvait un semblant de paix.

Mais cette paix était illusoire. La jeune femme portait en elle une douleur profonde et silencieuse. Ses gestes étaient empreints d’une mélancolie désespérée tandis qu’elle cherchait à fuir ses tourments intérieurs. Un jour tragique, sa barque se brisa contre les récifs de l’île. Les Villeneuvois ne la revirent jamais ni elle ni son embarcation.

Le platane continuait pourtant à tendre ses branches vers le ciel comme pour accueillir les oiseaux ou effleurer les nuages. Mais un jour, l’une de ses branches porta un fardeau terrible : le corps frêle de la Japonaise pendu à une corde. Elle dormait désormais au souffle des zéphyrs…

Peu après ce drame, une petite boule d’akène se détacha doucement d’une branche et roula jusqu’aux pieds inertes de la jeune femme.

— Eh ! « Pendue » ! Vois-tu la vie rouler à tes pieds ? murmura le platane avec gravité.

— Je suis morte, « Platane ». Je ne suis rien.

— Tu sais… parfois moi aussi j’ai le sentiment que ma vie n’a aucun sens… Mais contrairement à toi, j’ai résisté aux siècles en gardant l’espoir de jours meilleurs. Regarde autour de toi : toute cette eau calme qui nous entoure… Je suis un arbre qui rêvait d’être sable… Toute ma hauteur n’est qu’un cri vers la liberté…

— Non… répondit-elle dans un souffle glacé… Chaque marée a érodé mon âme… Continue si cela te soulage ; moi j’ai tout mon temps…

Le dialogue entre l’arbre et la pendue se poursuivit ainsi dans une étrange communion où solitude et désespoir se mêlaient aux murmures du lac.

— S’il te plaît, raconte encore, murmura la voix spectrale de la Pendue, oscillant doucement sous l’ombre imposante du Platane.

L’arbre, dont les branches semblaient ployer sous un poids bien plus lourd que celui de la corde, répondit d’un ton grave, presque las :
— En secret, je me nourrissais de la ferveur des noces. Mon cœur, figé dans une éternité immobile, enviait les vibrations de la foule. Mon tronc rigide rêvait de danser au rythme effréné des musiques humaines. Chaque battement de tambour, chaque éclat de rire me parvenait comme une promesse inaccessible. Mais tout cela… tout cela s’estompe avec le temps. Adieu, souvenirs.

La Pendue esquissa un sourire amer.
— Alors comment peux-tu, toi qui t’accroches à chaque instant, prétendre que tu ne ressens rien ? Même à la vue de cette petite boule d’akène tombée à tes pieds, où la vie s’écoule encore ?

Un silence s’installa. Puis elle reprit, sa voix brisée par une douleur ancienne :
— Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mon corps est devenu une coquille vide. Avant… il y a si longtemps… je rêvais de voir les yeux de mon chéri trembler pour moi lors d’une soirée. Je voulais qu’il me regarde avec cette ferveur que l’on réserve aux étoiles filantes. Mais ne te méprends pas, Platane : ce n’était pas l’amour que je cherchais. C’était l’abandon. Mon cœur battait pour l’isolement qu’il redoutait et appelait à la fois. Il priait pour rester figé dans cette torpeur, incapable d’agir ou de fuir. Et chaque minute passée dans cette foule me rendait un peu plus invisible. Regarde-nous maintenant ! Moi suspendue à ta branche, et toi qui me tiens comme un bourreau silencieux.

Le Platane soupira profondément, ses feuilles frémissant sous un vent naissant.
— Tu veux que je raconte encore ? Mais je n’ai plus rien à dire… Plus rien à envier. Cette nuit sera ma dernière. Je sens venir une tempête, une vraie cette fois. J’ai connu tant de tempêtes dans ma longue vie ; elles m’ont courbé mais jamais brisé. Pourtant aujourd’hui… aujourd’hui je suis fatigué.

Sa voix se fit plus rauque, presque tremblante :
— Savais-tu qu’autrefois il y avait ici un marronnier et un autre arbre ? Mes frères… Le vent les a emportés il y a bien longtemps. Cruelle nature ! Et moi… moi je suis resté seul à veiller sur cette île déserte. Je romps sous le vent comme le taureau sous les banderilles espagnoles : fier mais condamné. Et tout cela… dans l’indifférence des gradins.

La Pendue répondit d’un ton glacial :
— Je suis morte, Platane. Je n’ai plus de larmes pour pleurer tes frères.

Le Platane sembla vaciller sous le poids des siècles et des mots :
— Oh malheur… Regarde cette petite boule d’akène qui s’éloigne lentement de moi… Elle est si belle pourtant ! Toi qui es là, pendue et insensible à tout ce qui t’entoure… Comment peux-tu ignorer la beauté qui persiste malgré tout ? Permets-moi au moins de savourer une dernière fois ce contact avec la Terre-Mère avant que je ne disparaisse à mon tour.

Il marqua une pause avant d’ajouter dans un murmure empreint de tristesse :
— Adieu mes branches fidèles qui m’ont accompagné si longtemps… Adieu ma petite île qui m’a porté avec tant de patience… Pardon pour mon ingratitude et mon arrogance ; je n’ai pas su t’aimer comme tu le méritais.

La Pendue éclata d’un rire amer :
— Et moi donc ! J’ai trahi aussi. J’ai appelé la colère pour qu’elle frappe tous ceux qui ne m’ont jamais vue telle que j’étais vraiment : belle, dévouée et digne d’amour.

Le Platane répliqua avec une dureté inhabituelle :
— Parce que tu n’étais qu’apparences et faiblesses ! Tu as laissé ta colère te consumer au lieu de te battre pour exister.

Un silence pesant s’installa entre eux, seulement troublé par le sifflement du vent grandissant autour de l’île.

Finalement, la Pendue murmura :
— Alors raconte encore… Fais-moi oublier ce vide qui m’habite.

Mais le Platane secoua lentement ses branches comme pour refuser :
— Non… Il n’y a plus rien à dire. Tout est fini pour nous deux. La tempête approche et elle emportera ce qu’il reste de nous. Regarde-toi… Tu es suspendue là comme une marionnette désarticulée au bout d’un fil invisible. Tu crois encore dominer quelque chose ? Tu n’es plus qu’une ombre perdue dans le néant.

La Pendue hurla presque :
— Tais-toi ! Laisse-moi au moins croire que ma mort a un sens !

Le Platane soupira une dernière fois avant de répondre doucement :
— Quel intérêt de donner un sens à ta mort si tu n’as pas su en trouver un à ta vie ?

Un craquement sinistre résonna soudain dans l’air chargé d’électricité statique. La tempête était arrivée avec toute sa furie déchaînée. Le Platane sentit ses racines céder sous l’assaut des vents hurlants.

Dans un dernier souffle presque inaudible, il murmura :
— Adieu…

La Pendue resta silencieuse alors que la branche qui la soutenait se brisa finalement sous le poids du temps et des éléments.

*

Au cours de cette nuit terrible, un fracas retentit sur l’îlot déserté par les hommes mais hanté par leurs souvenirs. Le platane millénaire s’effondra enfin, emportant avec lui les vestiges d’une histoire trop lourde à porter pour ses racines fatiguées.

Le lac Léman garda son secret ; seuls les murmures du vent et les ondulations sur l’eau racontaient encore cette tragédie oubliée au lever du jour.