La plage noire

21 janvier 2016

Illustration par Kura Kaminari

L’aube se levait en ce début de week-end, annonçant une nouvelle petite journée paisible en perspective.

Isabella, la jeune espagnole au teint pâle ombragé par les mèches nombreuses de sa chevelure ébène, était debout, son épaule droite appuyée contre le mur, face à la porte-fenêtre ouverte de sa chambre. Elle gambergeait depuis son petit appartement miteux du quatrième étage, observant les rues du douzième arrondissement de Paris au travers des stores à lamelles entrebâillés avec une vue sur son balcon.

Ce jour-là, Isabella ne portait qu’une nuisette noire cachant son shorty blanc et révélant subtilement son décolleté, avec les coutures fines en dentelles translucides qui s’arrêtaient au-dessus des cuisses. Les yeux mi-clos, elle se saisit du paquet de Chesterfield froissé, posé sur le guéridon, en sortit une cigarette et l’alluma. La fumée voltigeait en de délicates volutes, suivant le courant de la brise du petit matin encore chargée de l’humidité de la giboulée nocturne.

Les premiers rayons du jour perçaient déjà les vitrages et éclairaient les murs de la chambre d’une agréable lueur matinale. Un florilège de fines particules de poussière voletait allègrement dans le studio de la jeune femme.

Il serait un tantinet cocasse de ne pas dire que le samedi de la jeune hispanique démarrait avec douceur ; alors elle remonta les stores, empoigna la poignée de la porte-fenêtre pour l’ouvrir et vint s’accouder sur le rebord de son balcon pour profiter de la vue.

Elle se saisit de cet instant et ferma les yeux.

Mais quelque chose lui parut brusquement inhabituel.

Ainsi même l’odeur du tabac brûlé, à mi-chemin entre des effluves de saucisses grillées et de charbon, lui paraissait moins savoureuse qu’à l’accoutumée.

Elle jeta alors d’une pichenette le mégot, puis soupira longuement en laissant échapper par son petit nez les dernières arabesques de fumée de la Chesterfield.

Mais l’étrange odeur était toujours là.

Et une voix intervint aussitôt :

— Toi, tu vas arrêter de me jeter tes merdes, espèce de salope, ou je vais venir te casser la mâchoire !

Isabella se pencha illico et regarda le petit balcon qui se trouvait en dessous. La « douce voix » provenait du vieux bolivien du troisième étage qui était en train de se préparer des grillades de saucisses et des brochettes d’oisillons aux senteurs très épicées.

Elle le considéra de la tête aux pieds d’un air méprisant :

— Viens me le dire en face si t’es un homme !

L’homme, qui s’appelait Gonzáles, disparut.

La jeune femme retourna alors à l’intérieur et s’en alla de suite pieds nus jusqu’à la porte d’entrée qu’elle ouvrit sans attendre. Elle regarda à gauche, à droite, et s’écria avec son accent méditerranéen :

— Alors, vieille pédale, tu viens ?

Sa voix aiguë résonna dans tous les couloirs éclairés des étages, mais en réponse, elle n’entendit que son propre écho.

La jeunette, plus perspicace qu’elle n’en avait l’air, s’attendit presque à un sale coup préparé par son furieux voisin de bas étage – dans tous les sens du terme –, mais elle s’obstina à l’attendre. Oui, elle allait l’attendre bien sagement sur le palier, prête à en découdre, même dans sa nuisette.

Un cliquetis de porte se fit finalement entendre. L’Espagnole inspira profondément, sachant que la suite allait être tendue.

— Toi… Toi, tu vas voir ! entendit-elle.

Puis des pas rapides et décidés résonnèrent :

— Je vais te casser la gueule, t’entends ?! beugla-t-il en montant les dernières marches de l’escalier.

— Parce que j’ai jeté un petit mégot dans ton balcon de merde qui pue la friture à huit heures du matin, pauvre con ?

— Quoi ? Et tu oses insulter la très bonne cuisine de chez moi, espèce de salope effarouchée ?

Le Bolivien lui assena une violente gifle qui bouscula la jeune femme contre le chambranle de sa porte.

Elle recula, recroquevillée, les sourcils froncés, et posa la paume de sa main sur sa joue rougie :

— Mais t’es vraiment cinglé !

Et alors qu’Isabella se redressait en pensant que Gonzáles allait mettre ses menaces à exécution pour de bon, la colère du Bolivien tomba subitement quand il détourna son regard sur sa droite, dans le couloir.

*

Isabella se réveilla en sursaut après le choc qu’avait reçu la vieille camionnette – certainement dû à une petite pierre sur la route – contre un des pneus.

Elle semblait coincée dans un coffre. Elle considéra l’arrière du véhicule. Il y avait une petite lumière au plafonnier qui éclairait péniblement le grand coffre du van, et, avec un certain étonnement, elle vit Gonzáles couché sur le métal froid ; comme elle.

Se voyant en bien mauvaise posture, et par ailleurs gênée de porter la même tenue légère que quand elle était chez elle, la jeune espagnole se redressa péniblement contre l’une des parois. Elle bouscula de son pied droit le Bolivien qui était encore complètement sonné – un filet de bave sortait de sa bouche entrouverte.

Alors qu’il commençait à gémir un peu et à reprendre petit à petit ses esprits, Isabella écoutait attentivement les sons alentour ; hormis un parfait silence à l’extérieur, on ne distinguait qu’à peine le bruit du moteur.

La conduite était relativement modeste et une doucereuse musique du défunt Nujabes tournait en boucle sur l’autoradio de la camionnette, venant embellir cet ensemble de conjonctures d’une touche de sérénité.

Que nenni ! Les deux coffrés – justement dans le coffre – n’en restaient pas moins en très fâcheuse posture.

— ¿Qué… pasa? ¡Joder!

Le Bolivien se réveilla, puis écarquilla les yeux – ce qui lui donnait l’aspect d’une tête de chouette – et inspecta chaque recoin de la camionnette.

Puis, quand il vit la salope du quatrième étage de son immeuble juste en face de lui, il se redressa rapidement contre la paroi opposée à celle de la jeune femme et lui gueula :

— Eh ! C’est quoi ce bordel, on fout quoi ici ?

— Mais j’en sais rien, crétin !

— Putain, mais tu me causes toujours des problèmes, dans quel merdier tu m’as encore fourré, putain de merde ! Merde !

Aussitôt, deux bruits sourds se firent entendre, comme des coups de poings fermés contre le coffre.

— Eh ! Fermez vos gueules ! dit une voix grave inconnue qui venait de l’habitacle.

Les deux claquemurés se turent en se regardant dans les yeux.

Puis, après une dizaine de secondes, Gonzáles chuchota :

— Eh…

— Quoi ?

— Aide-moi à défoncer les portes.

— Avec quoi ?

— Avec les dents ! Puta de mierda, mais réfléchis un peu !

— C’est moi qui vais te les casser les dents si tu continues !

— Ouais, bah en attendant on est séquestrés par un enculé, donc on va s’en aller fissa !

— Moi je me souviens d’un type.

Gonzáles fronça un sourcil :

— Quoi, quel type ?

— Euh… Un Noir, barbu. C’est un gars du sixième étage, je crois, je l’avais déjà croisé dans le hall d’entrée il y a un ou deux jours.

Isabella s’arrêta un instant, puis reprit :

— Il t’a cogné la tête et t’es tombé tout de suite, puis il m’a vue et il avait l’air, euh… Gêné…

Le Bolivien se frotta le côté de la tête et constata effectivement une douleur quand il appuyait dessus, mais il ne saignait pas. Il demanda :

— Putain… et toi… il t’as fait quoi ?

— Il a braqué un pistolet sur moi en me disant de te porter par les escaliers ; il t’a pris par les bras, et moi les jambes, puis on est arrivés à l’extérieur et on t’as mis dans le coffre de sa Ford. Je crois que c’était une Ford brune… et après, je me souviens plus…

Un instant de silence s’ensuivit.

— Putain, ce sale raciste de négro, dès que je sors d’ici, je le bute ! Vas-y, aide-moi à défoncer les portes !

— Mais elles sont verrouillées ! Et si on frappe dessus à coups de pied, il arrêtera sa caisse pour nous mettre une branlée, déjà qu’il s’était énervé avant…

— Ouais, ouais… Y a pas un merdier qui traîne là, genre une barre ?

— Non, j’crois pas.

— Putain. Quelle journée de merde !

— T’avais qu’à pas faire tes grillades à la con dès le matin, j’parie qu’on n’en serait pas arrivés là.

— Dis que c’est ma faute encore une fois et c’est ta tête que j’encastrerai dans mes grillades à la con, tu verras qu’on en serait quand même arrivés là ! Cloîtrés comme du bétail dans ce fourgon de merde avec ce taré de mes deux couilles !

— Ouais.

— Quoi, « ouais » ?

— Je crois que quelque chose cloche.

— Quoi, c’est quoi ?

— T’as pas remarqué quelque chose de bizarre ce matin ?

— À part ta sale gueule, non.

— Très drôle.

La vieille Ford au moteur taciturne se stationna quelque part, dans un endroit relativement calme. Le Noir du sixième étage éteignit le moteur. Puis une voix différente du conducteur perça le silence :

— Putain, putain, putain… Bachir, c’est la merde !

— Calme-toi, Alonsó. Reste cool. Il faut rester cool.

Le type qui se faisait appeler Alonsó, assis sur le siège passager, avait un fort accent italien et continuait sa litanie de « Putain ». Le Noir, c’est-à-dire Bachir, déverrouilla les portières de sa caisse américaine en appuyant sur le bouton du tableau de bord et sortit du véhicule. Les deux séquestrés hispanophones se turent.

Alors que les bruits de pas se rapprochaient, des bruissements de trousseau de clefs se firent entendre. Une clef s’inséra dans la serrure du coffre, tourna à double tour, et les portes s’ouvrirent d’un coup sec et assuré. La lumière éclatante du jour les aveugla.

— Tu nous veux quoi, fils de pute ?! cria le Bolivien.

— Bouge pas et calme-toi, répondit Bachir en pointant un Beretta 92 avec une sérénité à toute épreuve.

— Vas-y, crache le morceau, mais tu vas me l’payer !

— Remercie-moi de t’avoir sauvé.

— De quoi ?

Le grand Noir était un Angolais lusophone, barbu, habillé d’une tenue de sport blanche, avec des baskets bleu pétant usées par les années, et des lunettes de soleil noires opaques. Il se déplaça légèrement vers la droite et tendit son bras avec la paume ouverte, indiquant l’extérieur, plus précisément les rues. Tout était calme. Silencieux. Dénué de gens. D’animaux. De vie. Mort : c’était le mot juste. Tout était mort.

Bachir se remit en position, en face d’eux, les bras ballants et le pistolet toujours fermement tenu dans sa main droite :

— Une épidémie s’est déclarée cette nuit. C’est la merde dans toutes les villes où nous sommes allés avec mon pote Alonsó, et là on a épuisé la réserve d’essence : on est à sec.

L’Espagnole et le Bolivien se regardèrent. Bachir ajouta :

— Ce n’est pas par pitié que je vous ai sauvés, je suis solidaire, c’est tout. Je n’allais pas vous laisser dans l’immeuble qui était pas loin d’une sacrée horde à un ou deux kilomètres, d’après Alonsó. C’est lui qui est venu me chercher avec sa bagnole.

Il s’arrêta, regarda au loin, puis continua en fixant un immeuble :

— On ne se connaît pas vraiment, mais on va apprendre à se connaître. Désolé de vous avoir assommés, mais en descendant les escaliers, je vous ai vus et le temps pressait. Je croyais que… toi… Gonzaló, c’est ça ?

— Gonzáles.

— Ouais. Gonzáles. Je croyais que t’étais infecté vu comme tu t’étais acharné sur la petite… Isabella ? Si je n’me trompe pas.

— C’est ça, répondit-elle.

— Bien. Moi, c’est Bachir, comme vous l’avez sûrement entendu pendant la discussion avec mon ami Alonsó. C’est Bachir : retenez-le. Pas « le négro », dit-il froidement en fixant le Sud-Américain.

Isabella esquissa un sourire moqueur en le regardant du coin de l’œil, et Gonzáles répondit :

— Ouais… Ouais. C’est bon.

— J’ai une boîte à pharmacie si vous voulez, mais on doit bouger maintenant. Sortez, on va essayer de trouver plus de vivres ailleurs.

Ils sortirent alors du coffre l’un après l’autre. Alonsó, qui surveillait encore les alentours en regardant par les vitres latérales, ouvrit la portière et sortit à son tour. Il avait un gros fusil à pompe dans les mains.

— Eh, Bachir, on peut leur faire confiance ?

— Ouais. On peut. C’est plutôt à eux de se faire confiance.

L’Italien faisait maintenant face aux deux Hispaniques et les dévisageait, plus par curiosité que par dédain. Alonsó était un imposant gaillard d’une bonne centaine de kilos. Il avait une grosse barbe noire bien entretenue et une crête iroquoise comparable à celle du sergent John MacTavish dans Call of Duty. Il portait un treillis militaire, un débardeur noir, des Doc Martens aux lacets propres, et des gadgets inutiles – comme des plaquettes militaires autour du cou et une dizaine de bracelets autour de ses poignets charnus.

— Ouaip, ils ont l’air corrects, dit Alonsó.

Son coéquipier angolais se tourna vers lui :

— Eh, Alonsó !

— Ouais ?

— T’as combien de cartouches ?

— Quelles cartouches ?

— Celles de chevrotine.

— Bah, j’en ai pas.

— Putain, t’as pas pris les boîtes de munitions qui étaient sous tes yeux quand on était à l’armurerie ?

— C’est bon, t’inquiète, ça sert à rien.

— À rien ? T’es sérieux ?

— Ça fait du bruit. On doit rester silencieux.

Bachir soupira longuement en levant les yeux au ciel :

— Bon. Moi j’ai quinze balles. Vous restez derrière moi et vous fermez tous vos gueules. Suivez-moi jusqu’au grand bâtiment aux balustrades.

— Non, râla Gonzáles.

— Quoi, « non » ?

— C’est quoi ta connerie d’épidémie là ? On fout quoi ici ?

— Pose pas de questions.

— Je pose les questions que je veux, mon gars.

— Je suis pas ton gars, mon pote, et si je veux, je te colle une jolie bastos de 9 mm sur ton monosourcil qui te sert de rampe d’escalier.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Fais attention à ce que tu dis, je te rappelle que je t’ai sauvé.

— Fermez vos races, putain, on doit avancer là ! s’exclama Alonsó.

— Non ! Vous ! Vous, vous allez avancer. Moi, je me casse ! Allez tous vous faire enculer : toi, le négro, toi le gros porc de Rital, et toi aussi, ¡maldita puta de mierda!

Le Bolivien, très remonté et sûr de lui, se retourna et alla dans le sens contraire de la direction empruntée par Bachir. Ils ne réagirent pas. Quand le Bolivien était à une vingtaine de mètres d’eux, il se retourna, fit un bras d’honneur en guise d’adieu et s’en alla dans une ruelle.

Le vieux Bolivien gisait sur le flanc : mort. Une infectée lui avait dévoré la gorge alors qu’il tentait de se débattre, et malgré l’intervention de Bachir, c’était trop tard pour lui. L’Espagnole, apeurée et tétanisée, se cramponnait à l’Italien, pendant que les deux gaillards regardaient le cadavre du Bolivien et de l’infectée. C’était une femme en robe blanche. Ils étaient tous deux morts d’une balle dans la tête après l’intervention de l’Angolais.

— Eh, Bachir…

— Ouais.

— J’crois qu’on va y passer.

Bachir releva les yeux, fixa ceux d’Alonsó un instant, puis ceux d’Isabella qui se trémoussait de peur derrière l’Italien, et se rabattit sur le Rital :

— Je n’ai plus que toi, cousin. Il n’y a plus que nous. T’es ma jeunesse. Si tu disparais… qui le saura ? Le reste ? Tout le monde est mort. Ma vie de jeune homme, les gonzesses rencontrées aux bars, mon boulot de routier avec les collègues pour payer mes études, nos escapades en Valais pour déconner sur les champs, pendant les nuits fraîches. Tu te souviens de tout ça, Alonsó ?

— Ouais… Ouais, j’m’en souviens.

— Tout ça, c’est fini maintenant.

Il rajouta :

— Isabella, viens avec nous, on te protégera.

— Mais qu’est-c’qu’il se passe à la fin ?!

— Je ne sais pas, répondit-il. Tout a déconné en une nuit… mais va falloir y aller maintenant.

Des râlements, au loin, se firent entendre.

— Putain, merde, ils arrivent !

— Suivez-moi ! cria le Noir.

Ils coururent jusqu’au bâtiment aux balustrades, ouvrirent la porte en tirant sur la serrure rouillée et se ruèrent à l’intérieur. Les infectés, une vingtaine à vue d’œil, se rapprochaient dangereusement.

Leurs pas résonnèrent dans le bâtiment en chantier. Comme l’ascenseur ne fonctionnait évidemment pas, ils prirent les escaliers en trombe. Les infectés étaient déjà dans le hall.

— Passez devant, je vais les ralentir !

Bachir tira quatre balles de son Beretta, faisant trébucher les assaillants dans les marches et bloquant quelque peu le passage. Alonsó et Isabella continuèrent leur course jusqu’à atteindre le dernier étage. Une échelle et une trappe en métal les attendaient au-dessus d’eux.

— Grimpe ! dit le Rital.

Elle s’exécuta, grimpa l’échelle et poussa la trappe de ses deux bras graciles, tandis qu’Alonsó, suant et haletant, écoutait les tirs de suppression répétés de son frère de sang.

— Bachir ! Bachir ! cria-t-il. Remonte, putain !

Il redescendit quelques marches et vit l’Angolais se faire dévorer par une demi-douzaine de barbaques aux yeux rouges et aux bouches sanguinolentes. Le sang jaillissait de partout, mais Bachir, les tripes à l’air, était encore conscient. Ils se regardèrent, puis ce dernier, dans un profond désespoir, lui jeta le Beretta que le Rital rattrapa de ses deux mains. L’Angolais lui fit signe de la tête de le laisser là et de fuir vers le toit.

Des haut-le-cœur prirent Alonsó, ses yeux scintillèrent :

— Putain, Bachir… j’suis… J’suis désolé…

Alonsó et Isabella sprintèrent jusqu’au toit.

*

Réfugiés sur le toit du vieil immeuble, Isabella était recroquevillée dans un coin tandis qu’Alonsó refermait la trappe et vérifiait le chargeur : trois balles. L’homme s’approcha de la jeune Espagnole et s’accroupit. Mais les mots ne sortaient pas. Il baissa les yeux en la voyant larmoyer. Elle avait le souffle rapide, son cœur s’emballait puis s’arrêtait, hésitait, cafouillait…

L’homme ventripotent attendit un instant, puis se remit debout. Il se dit : « Réfléchis… Réfléchis… Tu as toujours su te tirer des mauvaises affaires. » Puis il inspecta l’horizon : un ciel bleu magnifique, teinté de rouge comme du rubis. Il songea que sa vie n’avait pas été vaine, qu’au fond, il lui restait de bons souvenirs. Sauf qu’il n’en avait jamais eu, de beaux souvenirs.

Tout allait de travers. Tout, tout allait de travers, envers et contre tout.

L’Italien était maintenant côte à côte avec l’Espagnole, debout, accoudés contre le rebord de la balustrade. Le soleil était à son zénith, et ils regardaient l’horizon.

— J’aurais aimé que ça se passe autrement.

La jeunette se tut en hochant la tête et sécha ses larmes du revers du poignet. Il n’y avait rien à rajouter. Rien à dire. Et rien à espérer. Alonsó serra de ses grosses mains le Beretta jusqu’à en avoir les doigts blanchis, ressassant la mort de son ami d’enfance. Un cauchemar brutal, sans équivoque.

— On est mieux ici.

Cette voix douce surprit le grand gaillard.

— J’aimerais disparaître et rejoindre l’autre monde pour toujours, murmura la jeune femme.

Alonsó la regarda et vit ses yeux rivés sur l’infini de l’horizon, comme si elle y percevait des champs verdoyants d’émeraude, d’or et d’alizarine.

— L’autre monde ?

— Oui. La plage noire.

Elle s’affala sur la balustrade, la tête posée sur ses bras croisés sur le balustre, sans quitter la ligne d’horizon.

— Je voulais y aller il y a deux mois avec mon copain. Lui aussi voulait y aller. On avait décidé de le faire ensemble, mais…

Elle détourna le regard du côté opposé à Alonsó :

— Je… J’aurais dû mourir avec lui. Il est mort. Et je suis toujours là… Quelqu’un m’a sauvée au dernier moment.

Alonsó la regardait :

— Tu lui en veux ?

Isabella se redressa et le regarda longuement dans ses yeux bruns :

— À qui ?

— À celui qui t’a sauvée ?

Elle réfléchit un instant, puis souffla :

— Oui… On ne leur avait rien demandé.

Il ne répondit rien en retour. L’homme la prit dans ses bras et la serra plus fort qu’elle.

— La prochaine fois, je ne me raterai pas, dit-elle en calant sa joue gauche contre l’épaule du bougre.

— Tu veux recommencer ?

— Oui.

Elle rajouta :

— Nous mourrons ensemble.

L’Italien ne réagit pas.

— On va rejoindre l’autre monde. La plage noire.

— Il n’y a pas de plage noire. Elle n’existe pas.

Ils se désenlacèrent et contemplèrent une dernière fois le ciel rosé, calmement, écoutant le doux silence et profitant de la petite brise fraîche qui caressait leur visage. Puis le calme fit place aux infectés qui réussirent à ouvrir la trappe. L’un après l’autre, ils coururent vers eux en titubant. Ils n’étaient plus qu’à quelques dizaines de mètres des deux survivants.

Isabella arracha le Beretta des mains d’Alonsó qui ne la retint pas. Son âme, tyrannisée par la conviction désolée et accablée qui y résidait, ne pouvait supporter davantage d’espérance. C’était au fond de l’âme que résidait la conviction. L’âme était une partie de la lumière céleste, quelque chose d’immatériel, une étincelle de la divinité. Elle nourrissait l’idée consolante de l’immortalité d’une vie future dans un havre de paix, au cœur même de la plage noire. Dieu n’avait point donné aux évêques charge d’âmes, tant s’en faut… mais qui le savait ?

Isabella chuchota à mi-voix à l’oreille d’Alonsó :

— Si. Elle existe.

Puis elle pointa le pistolet sur sa tempe.

Les oiseaux, spectateurs, s’envolèrent dans les nues à la recherche du silence.