La colporteuse des villages
13 octobre 2017
Illustration par Kura Kaminari

Il y avait une adolescente démunie qui errait, solitaire, dans les rues de Neuchâtel, en Suisse. Ses pas incertains la guidaient au gré de ses rêveries, où elle s’imaginait vêtue comme les autres filles de son âge, parée des étoffes élégantes qu’elle ne pouvait qu’envier. Entre l’oisive rêverie et le suave délire, il n’y avait qu’un pas — un pas qu’elle franchissait souvent pour échapper à la dure réalité.
Miruna Ioniță, une Moldave de dix-sept ans, portait sur elle les stigmates visibles de la pauvreté et de l’infortune. Son accoutrement était un tableau de misère : un gilet à manches longues en lambeaux pendait sur ses épaules frêles, un tee-shirt blanc cassé défraîchi couvrait son torse maigre, et une paire de jeans usés — aussi âgés qu’elle — tombait sur des bottines brunes en faux cuir, craquelées par le temps. Elle n’avait rien d’autre. Pas de famille pour la soutenir, pas d’amis pour la consoler, pas d’argent pour survivre. Même son existence semblait être un mirage : aucune trace d’elle dans les archives moldaves ou helvétiques. Juridiquement, Miruna Ioniță n’existait pas.
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Ce matin-là, le froid mordant s’insinuait dans chaque recoin de la ville. La lune pâle s’effaçait lentement dans le ciel glacé, tout comme les rêves légers de Miruna qui s’étaient dissipés durant la nuit. Elle avait dormi sur un banc public, enveloppée dans une vieille couverture trouvée par hasard à l’entrée d’un immeuble. Le froid sibérien s’infiltrait dans ses veines comme une rivière gelée, faisant trembler son corps épuisé.
À demi-réveillée, elle se redressa et s’adossa contre le banc. Ses yeux fatigués cherchèrent l’horloge du centre commercial qui indiquait presque six heures du matin. Les rares passants qui traversaient la place semblaient prisonniers d’une routine mécanique et indifférente. Aucun regard ne se posait sur cette silhouette misérable avachie sur le banc depuis des jours.
Miruna se leva lentement et se dirigea vers une vitrine pour observer son reflet. Ce qu’elle vit lui arracha un soupir : une figure triste et abattue se dessinait devant elle, marquée par les épreuves. Elle tenta maladroitement d’ajuster ses cheveux rebelles et ses vêtements débraillés avant de se préparer à affronter une nouvelle journée de mendicité. Si elle parvenait à récolter quelques pièces, elle pourrait acheter un peu de nourriture dans une épicerie bon marché.
Elle s’approcha d’un homme en costume impeccable, portant une mallette brillante. Avec toute la courtoisie dont elle était capable malgré sa voix tremblante, elle murmura :
— Pardon, auriez-vous deux ou…
— Je n’ai rien.
L’homme passa sans même ralentir. Miruna n’insista pas et tenta sa chance auprès d’un autre passant :
— Pardon, est-ce que vous pourriez…
— Je n’ai pas le temps, navré.
Et ainsi continua-t-elle, inlassablement :
— Excusez-moi, mais j’ai besoin de monnaie pour…
— Va travailler, sale Rom !
Ces mots brutaux lui firent l’effet d’une gifle. Sa voix souffreteuse et son allure pitoyable n’attiraient aucune empathie ; au contraire, elles semblaient susciter mépris et rejet. Dans cette société moderne où la mendicité était vue comme une plaie honteuse et un fléau moral, Miruna tendait la main en pleurant le pain de la misère sans jamais rien recevoir. Après des dizaines de refus humiliants, elle comprit que ses espoirs étaient vains face aux mœurs glaciales des citoyens fortunés.
Désemparée, elle envisagea l’impensable : voler pour survivre encore un jour. Alors qu’elle se résignait à cette idée désespérée, une main ridée se posa doucement sur son épaule.
— Comment tu t’appelles ? demanda une voix grave mais chaleureuse.
Miruna leva les yeux vers un vieil homme dont les traits marqués portaient les cicatrices du temps et des épreuves. Il portait une veste gris chiné usée mais propre, un pantalon treillis robuste et des Doc Martens solides — une tenue simple mais fonctionnelle qui contrastait avec sa posture bienveillante.
— Miruna… répondit-elle timidement.
— Miruna… Hm… Tu viens des Balkans ?
Elle hocha la tête avant de murmurer :
— J’ai grandi en Moldavie, monsieur.
Un sourire léger éclaira le visage du vieillard.
— Je vois… Moi aussi je viens de cette région. Je suis Roumain. Mes ancêtres étaient originaires de Valachie avant l’union avec la Moldavie.
Ses mots résonnaient comme une promesse implicite : celle d’une compréhension mutuelle entre deux âmes déracinées par l’histoire et les circonstances.
Le vieil homme glissa ses mains dans les poches de son treillis, baissant légèrement la tête comme pour chercher ses mots. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix s’était adoucie, teintée d’une curiosité sincère, presque paternelle :
— Je te vois ici, à tendre la main aux passants. Tu es jeune, robuste… Pourquoi ne pas chercher un travail ? demanda-t-il avec une pointe d’inquiétude dans le ton.
Miruna releva les yeux vers lui, le regard empreint d’une lassitude infinie. Elle répondit avec une franchise désarmante :
— Croyez-moi, monsieur, j’ai travaillé depuis ma plus tendre enfance pour en arriver là où je suis aujourd’hui. Si vous connaissiez ma misère, vous ne me blâmeriez pas… Vous me plaindriez.
Le vieillard sembla réfléchir un instant, ses traits marqués par une gravité nouvelle. Il finit par hocher lentement la tête avant de poser une question qui surprit la jeune fille :
— Veux-tu me raconter ton histoire ? Peut-être que cela te soulagera. Nous pourrions nous asseoir là-bas… sur le bord de ce ruisseau, sur un tertre de gazon ou même ici, contre cette vitrine. Qu’importe l’endroit.
Miruna cligna des yeux, déconcertée par cette proposition inattendue.
— Vous voulez vraiment m’écouter ? murmura-t-elle, comme si elle doutait qu’un tel intérêt puisse être sincère.
— Oui, répondit-il simplement. Fais-moi le récit de tes maux… depuis le début.
Il s’assit sans cérémonie sur le trottoir, adossé à la vitrine froide d’un magasin encore fermé. Miruna hésita un instant avant de l’imiter, s’installant à ses côtés. Elle était surprise par tant de bonté et de curiosité venant d’un inconnu. Elle prit une profonde inspiration et commença à parler :
— Je ne saurais par où commencer… Il y a des souvenirs si douloureux qu’ils déchirent les entrailles rien qu’en y pensant.
Le vieil homme croisa les bras et l’encouragea doucement :
— Tu es née en Moldavie ? Qu’y faisais-tu ?
Miruna baissa les yeux vers ses mains abîmées et répondit d’une voix basse mais claire :
— À mes douze ans, j’étais colporteuse. Je transportais des marchandises de village en village pour celles et ceux qui n’avaient pas accès aux premières nécessités. Ces villages étaient reculés, presque oubliés du monde. Là-bas… j’ai goûté à l’oubli des maux qu’on endure et au mépris des principes que l’on nous impose.
Le vieil homme hocha la tête avec un air pensif.
— Tu étais une travailleuse dévouée à ta patrie. Et tu étais payée pour cela ?
Un léger sourire amer se dessina sur les lèvres de Miruna.
— Oui… Je voyais croître mon petit capital jour après jour. J’avais aussi trouvé de bons camarades parmi les autres colporteurs. Nous achetions nos marchandises auprès de gens qui avaient commencé comme nous : petits et modestes. Ils nous aidaient à leur manière et gagnaient leur vie en même temps que nous gagnions la nôtre. Tout allait bien… jusqu’à ce qu’un arrêté change tout.
Elle s’interrompit un instant, ses yeux se perdant dans le vide comme si elle revivait ces moments douloureux.
— Quel arrêté ? demanda doucement le vieil homme.
Miruna serra les poings avant de continuer :
— Un arrêté qui interdisait le colportage et obligeait les commerçants à ouvrir des boutiques fixes en payant une charge exorbitante : deux mille cinq cents lei moldaves. Certains de mes camarades ont fui à l’étranger avec leurs marchandises pour tenter leur chance en Ukraine ou en Roumanie. Ceux qui avaient un peu d’argent ont payé cette charge et loué des boutiques pour se conformer à la loi… Mais beaucoup se sont ruinés en essayant de meubler leurs magasins avec des marchandises achetées à crédit. Moi… je n’avais pas cet argent. Alors j’ai continué à colporter en cachette jusqu’à ce que les syndics saisissent tout ce que j’avais.
Elle marqua une pause, sa voix tremblant légèrement sous le poids du souvenir.
— J’ai tout perdu ce jour-là. Mais ma seule consolation fut que je n’avais rien fait perdre à personne et que je n’avais contracté aucune dette.
Le vieil homme fronça légèrement les sourcils, visiblement troublé par son récit.
— Ton histoire est-elle bien fidèle ? C’est-à-dire… tout cela s’est réellement passé ainsi ?
Miruna releva la tête avec une fierté farouche dans le regard.
— C’est la pure vérité. Si vous pouviez interroger les négociants en gros de chez moi, aucun ne démentirait mes paroles. Ils ont tous compati… mais en silence.
Le vieillard secoua lentement la tête, l’air indigné.
— Qui aurait pu solliciter un tel arrêté ? Il va contre les intérêts du peuple, contre l’expansion du commerce… Il nuit autant à l’industrie qu’aux ressources mêmes de l’État.
Miruna esquissa un sourire triste avant de répondre :
— Ce sont les boutiquiers eux-mêmes qui ont demandé cette loi. Beaucoup d’entre eux avaient commencé comme colporteurs avant nous. Ils ont profité d’un moment où l’État avait grand besoin d’argent pour proposer cet arrêté comme une solution miracle. Ils prétendaient ne plus pouvoir faire d’affaires à cause des colporteurs et disaient être incapables de payer leurs factures sans cette réforme…
Un éclat d’indignation traversa le regard du vieillard.
— Je suis stupéfait que d’anciens camarades aient pu vous trahir ainsi… Qu’ils aient oublié leurs propres débuts modestes pour devenir vos bourreaux ! Leurs arguments ne tiennent pas debout : plus il y a de rivalité dans le commerce, moins il y a d’entraves et plus il prospère !
Miruna baissa les yeux une fois encore, murmurant presque pour elle-même :
— Les riches trompent toujours ceux qui gouvernent… Et ce sont toujours les pauvres qui paient le prix fort.
Le vieil homme hocha la tête, absorbé par les paroles de Miruna. Elle poursuivit, la voix empreinte d’une amertume mêlée de résignation :
— Avant de quitter la Moldavie, j’ai appris que les boutiquiers eux-mêmes vendaient bien moins qu’auparavant. Certains se sont même totalement ruinés.
Le vieillard fronça les sourcils, intrigué.
— Pourquoi, alors, ont-ils sollicité cet arrêté ? demanda-t-il.
Miruna haussa légèrement les épaules avant de répondre :
— On m’a dit qu’ils espéraient devenir syndics ou obtenir des postes dans le syndicat. Il paraît que ces fonctions rapportent gros.
Il réfléchit un moment avant de reprendre, avec une certaine véhémence :
— Je comprends pourquoi ils ont voulu transformer en syndicats des commerces comme la toilerie, la draperie, la mercerie ou encore la quincaillerie, qui ont toujours été libres. Ces activités reposent exclusivement sur l’achat et la vente : il n’y a ni production ni main-d’œuvre à gérer. Par conséquent, elles ne nécessitent pas d’inspection particulière, hormis celle des lois générales.
Miruna acquiesça lentement.
— C’est vrai. Les syndics ne font des visites que pour la forme. Leur véritable objectif est d’exiger le droit annuel des visites et de procéder à des saisies répétées sur les colporteurs.
Le vieil homme secoua la tête avec indignation.
— À l’arrivée de cet arrêté, vous auriez dû rédiger un mémoire à destination de la chambre de commerce pour qu’il soit transmis à un député. Ils auraient pu faire annuler cette mesure. Ces députés sont souvent des négociants éclairés ; ils auraient compris combien cet arrêté nuisait au commerce et auraient anticipé l’exode de nombreux travailleurs compétents vers l’étranger. Ils auraient aussi vu venir la ruine d’honnêtes gens qui auraient pu devenir d’excellents commerçants. Enfin, ils auraient montré au ministre que les prétendus avantages de cette nouvelle corporation étaient illusoires et qu’ils privaient l’État de ressources futures.
Miruna soupira profondément avant de répondre :
— Nous étions trop dispersés pour rédiger un mémoire collectif. La chambre n’accepte que ceux signés par tout un corps ; c’est pourquoi elle en reçoit si peu. Si seulement elle avait mis en place une boîte publique où tous les négociants pourraient déposer anonymement leurs observations et suggestions… J’aurais consigné toutes mes doléances sans hésiter. L’anonymat ne diminue pas la valeur des bonnes idées. Mais exiger une signature, c’est étouffer une foule d’idées brillantes par peur ou par timidité.
Un sourire approbateur illumina le visage du vieil homme.
— Tu as une excellente idée ! Non seulement je crois qu’elle serait utile, mais je pense qu’elle est nécessaire. Les responsables du commerce n’ont pas besoin de signatures pour juger ce qui est pertinent ou nuisible. Ils représentent tout le commerce ; il est donc dans leur intérêt de recueillir toutes les observations possibles et de transmettre les meilleures propositions au ministre via leurs députés.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Mais dis-moi… Pourquoi les marchands en gros n’ont-ils pas été consultés ni inclus dans cet arrêté ?
Miruna esquissa un sourire triste.
— Ils s’en sont bien gardés… Ces marchands savent écrire et auraient rédigé des mémoires pour démontrer l’inutilité et les dangers de cet arrêté. Ils auraient prouvé combien il nuisait au commerce, à la population et à l’État. Si cela avait été fait, cet arrêté n’aurait jamais vu le jour.
Le vieillard hocha gravement la tête avant de déclarer :
— Le commerce est comme un régiment : chaque rôle y a son importance. Le colporteur est le soldat qui affronte directement les intempéries et les difficultés ; il force la consommation par son travail acharné. Le boutiquier représente l’officier subalterne et le négociant en gros est le capitaine. Beaucoup d’officiers ont commencé comme soldats, tout comme beaucoup de négociants ont débuté comme colporteurs. Ce sont souvent les plus braves soldats qui deviennent les meilleurs officiers, tout comme les colporteurs tenaces deviennent d’excellents commerçants. Détruire le colporteur revient à détruire progressivement le commerce lui-même. Forcer ces travailleurs modestes à payer une charge exorbitante équivaut à ruiner les fondations du système économique.
Il fixa Miruna avec intensité avant d’ajouter :
— Ce sera dans quelques années que l’on mesurera pleinement cette erreur… Mais alors, il sera trop tard pour réparer les dégâts.
Miruna resta silencieuse un instant, méditant sur ses paroles avant de murmurer :
— Vous pensez vraiment que je pourrais faire quelque chose pour changer cela ? Je ne veux plus vivre ainsi… Peut-être pourrais-je rendre publiques vos doléances pour que nos élus en prennent connaissance et agissent en conséquence.
Le vieillard posa une main chaleureuse sur son épaule.
— Si tu réussis, tu auras non seulement aidé ton pays mais aussi redonné espoir à une multitude de malheureux écrasés par ce système injuste. Quoi qu’il arrive, sache que ton courage te vaudra notre reconnaissance éternelle.
Ils se levèrent ensemble et s’étreignirent brièvement. Avant de partir, le vieil homme glissa discrètement deux billets de mille francs suisses dans la main tremblante de Miruna.
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Quelques mois plus tard, contre toute attente, la principauté de Moldavie abrogea l’arrêté interdisant le colportage et remboursa aux commerçants tous les crédits injustement imputés.