La cajolerie de l’aurore

28 mai 2017

Illustration par Kura Kaminari

Lorsque les derniers rayons du jour s’effaçaient dans la lueur vacillante du crépuscule, elle avalait ses somnifères avec une froide détermination. Chaque soir, Amy Zhuang s’assurait de plonger dans un sommeil profond, un repos semblable à celui d’un loir, où ni rêves ni cauchemars ne pouvaient troubler son esprit tourmenté.


La nuit passée, comme toutes les autres, avait été une parenthèse silencieuse. Le réveil, ce moment où les idées renaissaient avec une fraîcheur presque douloureuse et où les perceptions s’affinaient comme des lames, était devenu pour elle une sorte de rituel.

Amy Zhuang, vingt et un ans, originaire de Hong Kong, se trouvait seule dans un chalet isolé au cœur du canton du Valais, en Suisse. Ce refuge alpin était à la fois un sanctuaire et une prison, un lieu où elle pouvait fuir le tumulte du monde tout en affrontant ses propres démons.

Elle bâilla longuement, un bâillement qui semblait aspirer l’air lourd de la pièce. D’un geste las, elle repoussa la couverture fine qui recouvrait son corps frêle et s’assit sur le rebord de son lit rudimentaire. Le bois grinça sous son poids léger. Amy frotta ses mains sur son visage comme pour effacer les traces invisibles d’une nuit trop calme. Elle inspira profondément avant de laisser retomber ses bras sur ses cuisses en un geste d’abandon.

Son regard vitreux se posa sur les rideaux tirés. Les ombres hésitaient à se dessiner sur le tissu épais tandis que la lumière du jour perçait timidement à travers les interstices. Dans ce halo discret, des particules de poussière dansaient comme des spectres miniatures autour de la fenêtre.

D’un mouvement brusque, Amy se leva. Elle tira les rideaux avec une énergie inattendue et ouvrit grand la fenêtre, laissant l’air frais s’engouffrer dans la pièce aux effluves boisées. Une bouffée d’air printanier lui caressa le visage et fit frissonner sa peau hâlée.

Elle avait presque oublié combien l’air matinal pouvait être vivifiant, combien le parfum des tulipes et des azalées en fleur pouvait éveiller des souvenirs enfouis. Ses yeux parcoururent les murets aménagés où les fleurs éclataient en couleurs vives, défiant la rudesse des montagnes environnantes.

La lumière pénétra dans la chambre comme une vague irrésistible. Elle embrassa chaque recoin sombre avant de venir caresser le visage d’Amy. Ses mains fines effleurèrent sa peau tandis qu’elle fermait lentement les yeux pour savourer cet instant suspendu. Un sourire imperceptible naquit sur ses lèvres alors que les rayons du soleil jouaient sur son corps immobile.

Le chalet semblait respirer avec elle, chaque rayon d’aurore s’infiltrant par effraction pour illuminer l’espace confiné. Amy profita de cette accalmie pour sortir une cigarette mentholée et un briquet qu’elle avait glissés dans la poche de sa nuisette noire. Elle alluma le tabac d’un geste précis avant de s’accouder au rebord métallique de la balustrade.

Le soleil continuait sa danse sur ses joues rosées et se reflétait dans ses yeux sombres qui révélaient des éclats beiges insoupçonnés. Les rayons parcouraient son cou délicat avant de glisser sur ses épaules comme une caresse invisible. Ils semblaient se lover dans le creux de ses mains tremblantes.

Elle inspira profondément la fumée mentholée tout en écoutant les symphonies naturelles qui s’élevaient autour d’elle : les roulades cristallines du rossignol, le gazouillis mélodieux de la linotte, les appels rythmés du coucou… Chaque chant semblait raconter une histoire ancienne que seule Amy pouvait comprendre.

Les odeurs florales encore imprégnées des gouttelettes laissées par la giboulée de la veille envahissaient l’air. Le parfum sucré des muguets ouverts et des clochettes blanches semblait danser devant ses yeux fatigués mais avides de beauté.

Amy leva la tête, ses muscles tendus par l’immobilité. Elle fit craquer sa nuque dans un mouvement sec, presque mécanique, avant d’expirer une dernière fois la fumée mentholée. Celle-ci s’échappa en volutes argentées, dessinant des arabesques éphémères dans l’air frais. Ses yeux sombres suivirent ces formes insaisissables, comme si elles portaient en elles un secret qu’elle ne pouvait déchiffrer. D’un geste précis et détaché, elle écrasa le mégot contre le garde-corps froid et métallique.

Un soupir profond s’échappa de ses lèvres, chargé d’une lassitude qui semblait peser sur ses épaules frêles. Amy se détourna de la balustrade et marcha lentement vers son armoire-penderie. Ses pas résonnaient faiblement sur le parquet usé de la chambre, chaque mouvement empreint d’une gravité silencieuse. Arrivée devant l’armoire, son regard se posa sur le miroir incrusté dans la porte.

Le reflet lui renvoya une image qu’elle ne voulait pas voir. Comme les passagers aveugles qui s’irritent contre les barrières les protégeant du vide, Amy ne percevait rien de glorieux dans ce visage jeune et pourtant marqué par une mélancolie indélébile. Elle fixa son propre regard, cherchant peut-être une vérité enfouie derrière cette façade.

Pourtant, elle était belle, d’une beauté éclatante que beaucoup auraient enviée. Son visage était celui d’une femme parée des trésors de la jeunesse : une peau douce et lumineuse, des traits délicats, un parfum de pureté qui semblait émaner d’elle comme une aura. Mais tout cela n’était qu’un leurre. Une mascarade soigneusement entretenue pour cacher un cœur où les vertus simulées masquaient des vices rebelles. En elle coexistaient deux mondes opposés : celui de l’apparence et celui de la vérité crue.

Amy secoua la tête brusquement, comme pour chasser ces pensées envahissantes. Elle ouvrit l’armoire et retira sa nuisette noire avec des gestes rapides mais précis. Elle enfila une tenue entièrement sombre : un débardeur court qui dévoilait son ventre plat, une jupette à volants qui flottait légèrement autour de ses hanches, des socquettes blanches et des baskets urbaines. Même ses sous-vêtements semblaient avoir été choisis pour refléter cette noirceur intérieure qu’elle portait comme un étendard.

Une fois habillée, elle s’assit sur la chaise devant son bureau. Devant elle reposait une feuille blanche marquée de lignes manuscrites soigneusement tracées. Ses mots portaient un souffle poétique, chaque phrase ciselée avec une précision presque douloureuse. Les expressions étaient sublimes, mais derrière leur beauté se cachait une mélancolie palpable.

Elle fixa cette feuille avec intensité, sentant monter en elle un flot d’émotions contradictoires. Une douce tristesse voilait l’éclat de ses yeux sombres, mais elle savait que même dans cette douleur résidait une forme de grâce. Elle se souvenait à quel point elle se sentait mal – pas seulement physiquement, mais dans son âme même. C’était comme si son esprit était devenu un paysage désolé du Nord sous une pluie froide et incessante.

Des papillons imaginaires voletaient autour d’elle dans son esprit troublé. Ils portaient des noms évocateurs : chagrin, spleen, nostalgie, tourment… Leurs ailes sombres et mordorées filtraient toute possibilité de joie, étouffant chaque éclat lumineux avant qu’il ne puisse éclore pleinement.

Dans ce monde gris où les plaintes monotones des corbeaux semblaient être le seul accompagnement sonore, Amy était pensive. Malgré tout ce poids sur ses épaules, elle croyait encore pouvoir réussir – réussir à quoi exactement ? Elle n’en savait rien.

Peut-être réussir à survivre aux coups du sort : les bâtons dans les roues, les trahisons insidieuses, les regards accusateurs des chiens perdus ou les larmes des enfants brisés par des rêves irréalisables. Ces arcs-en-ciel fugaces qui promettaient un monde merveilleux mais n’existaient que dans le rêve… Plus aujourd’hui.

Chancelante, Amy se leva finalement de sa chaise et marcha vers la balustrade une dernière fois. Ses pas étaient incertains mais déterminés. Elle contempla l’horizon où les arbrisseaux prenaient mille formes fantastiques sous la lumière du matin. Tout semblait irréel – trop beau pour durer.

C’était une belle journée pour mourir.

Sans hésitation ni retour en arrière possible, elle se pencha en avant. La chute fut rapide et sans équivoque.