L’étrange fait divers
26 janvier 2016
Illustration par Kura Kaminari

— B’soir.
— Bonsoir, monsieur.
La porte du café s’ouvrit dans un grincement rauque, laissant entrer un homme au visage masqué par une capuche. L’air glacé de la nuit s’engouffra brièvement dans la pièce, apportant avec lui une odeur de pluie et de bitume. Patrick, un Suisse d’une trentaine d’années, se tenait là, immobile, comme une ombre imposante. Ses cheveux noirs bouclés encadraient son visage d’une manière négligée mais calculée, tandis que ses yeux disparaissaient derrière des lunettes aux verres teintés, achetées dans une vente à la criée. Ces lunettes lui donnaient un air mystérieux, presque menaçant.
Sa tenue était un mélange étrange d’excentricité et de provocation. Autour de son cou pendait un casque audio massif, d’où s’échappaient les pulsations agressives de Mosquito Crucifixion des Suicide Commandos. Son t-shirt cyan semblait briller sous la lumière artificielle du café, contrastant avec son survêtement noir usé et sa veste légère ornée de fermetures Éclair et de pics métalliques sur les épaulières.
— J’aimerais… hm… ouais… Un macchiato.
Sa voix était rauque, traînante, comme si chaque mot était arraché à son esprit fatigué.
— OK. Trois francs, s’il vous plaît.
Patrick fouilla ses poches avec lenteur, ses mouvements empreints d’une nonchalance calculée. Il en sortit deux pièces qu’il posa sur le comptoir avec un bruit métallique. Le barman les attrapa sans un mot et démarra le percolateur dans un souffle mécanique.
— Eh ! ajouta Patrick brusquement.
Le barman releva la tête.
— Oui ?
— Avec plein de mousse, hein.
— Ça marche.
Patrick s’installa sur un tabouret en cuir élimé et posa ses mains gantées sur le comptoir. Ses mitaines révélaient des doigts nerveux, ornés de bagues gothiques. À son poignet gauche brillait une montre dorée au design complexe, qui semblait incongrue avec le reste de sa tenue.
Il fouilla à nouveau dans son survêtement défraîchi et en sortit un paquet de Marlboro froissé ainsi qu’un briquet décoré d’une lolita en tenue légère. Il alluma une cigarette avec une lenteur presque cérémoniale, ses yeux fixés sur le barman qui préparait son macchiato.
À sa gauche, deux hommes discutaient à voix basse en sirotant des bières blondes. Plusieurs bouteilles vides jonchaient leur table.
— Ouais, mais la victime… elle était morte comment ? demanda l’un d’eux.
— À l’arme blanche. Égorgée.
Un silence pesant suivit cette déclaration.
— Merde…
— Ouais… c’est moche. Imaginez : j’arrive sur les lieux dans ma caisse de fonction, tranquille. Chemin de Villangeaux… Vous voyez ? Là où il y a cette ferme avec la toiture pourpre…
— « Pourpre » ? Sérieusement ?
— Ouais… enfin rouge. Bref. Il faisait nuit noire. Juste les fenêtres jaunes des maisons au bord de la route… Et là… Le corps sur le macadam. Trop tard pour ce pauvre gars. Rien à faire…
Patrick écoutait attentivement tout en fumant lentement sa clope. Ses lèvres esquissèrent un sourire discret : ces types étaient des flics en civil.
Il écrasa son mégot dans le cendrier devant lui avant d’interpeller les policiers :
— Eh !
Les deux hommes tournèrent la tête vers lui, méfiants.
— C’est quoi votre matos ? demanda-t-il calmement.
Le plus grand plissa les yeux avant de répondre :
— Sig-Sauer P220. Calibre .45ACP.
Patrick hocha légèrement la tête, appréciateur :
— Joli…
Le barman posa enfin le verre devant lui : un grand macchiato couronné d’une mousse généreuse. Deux sachets de sucre et une longue cuillère accompagnaient l’ensemble soigneusement présenté sur une sous-tasse blanche.
Patrick observa le verre comme s’il évaluait une œuvre d’art ratée. La musique changea dans son casque pour laisser place à Jam de Michael Jackson. Il prit une profonde inspiration avant de déclarer sèchement :
— Non. J’ai pas commandé ça.
Le patron baissa les yeux vers le verre, l’inspecta d’un regard rapide, puis releva la tête vers Patrick, visiblement agacé.
— Bah… si.
Patrick plissa les yeux derrière ses lunettes teintées. Sa voix claqua comme un fouet dans le silence du café.
— J’avais dit avec plein de mousse !
Le barman fronça les sourcils, jetant un coup d’œil au verre.
— Ben… y en a là.
— Non, ça, c’est pas de la mousse. C’est rien du tout. J’ai demandé un macchiato, pas un foutu renversé ! Regarde ça ! On dirait du lait chaud avec une vague d’écume par-dessus !
Le barman soupira, tentant de garder son calme.
— Je peux en rajouter si vous voulez.
Patrick tapa du poing sur le comptoir, faisant sursauter les deux policiers à sa gauche.
— Ce truc-là, c’est pas un macchiato !
— Attendez, attendez… Je vais vous en rajouter.
D’un geste sec, le patron reprit le verre et activa la buse vapeur pour ajouter une couche supplémentaire de mousse. Le bruit sifflant emplit l’espace exigu du café. Dix secondes plus tard, il reposa le verre devant Patrick avec un sourire forcé.
— Voilà. Avec plein de mousse, monsieur !
Patrick inclina légèrement la tête pour observer le verre sous différents angles. Il prit une lente inspiration avant de lâcher :
— Non. Y a encore trop de lait. Sérieusement, c’est quoi ce bordel ? C’est pas compliqué pourtant ! Un macchiato, c’est un nuage de mousse sur un expresso. Pas cette soupe blanche que tu me sers là !
Le barman croisa les bras, visiblement à bout de patience.
— Mais il est très bien comme ça. Goûtez-le au moins avant de râler.
Patrick secoua la tête avec mépris.
— Non. C’est pas ce que j’ai commandé.
— Écoutez… je fais les meilleurs cafés du quartier. Personne ne s’en est jamais plaint. Alors buvez-le et arrêtez votre cinéma.
Un sourire sarcastique se dessina sur le visage de Patrick.
— Rembourse-moi.
Le barman éclata d’un rire nerveux.
— Rembourser ? Non mais vous êtes sérieux là ? Je vous ai servi votre commande. Vous l’avez devant vous. Alors non, pas question.
Patrick se redressa lentement sur son tabouret, ses mitaines crissant contre le bois verni du comptoir.
— T’es peut-être le roi du café ici… mais je m’en fous. J’veux pas payer pour un truc que j’ai pas demandé. Rends-moi mes trois putains de balles !
Les deux policiers cessèrent leur conversation et tournèrent la tête vers Patrick et le barman, intrigués par l’escalade soudaine de tension.
Le patron leva les mains en signe d’exaspération.
— Bon, écoutez… Je veux pas d’embrouille dans mon établissement. Prenez votre café et sortez maintenant !
Patrick éclata d’un rire froid et sans joie.
— Ah ouais ? C’est comme ça que tu veux jouer ?
Il attrapa son paquet de cigarettes et son briquet, se leva brusquement et fixa intensément le barman pendant plusieurs secondes. Puis il recula lentement vers la porte en marmonnant entre ses dents :
— Quel fils de pute…
Il poussa violemment la porte en sortant sous les regards silencieux des deux policiers et du barman. Ce dernier secoua la tête en murmurant :
— Putain de taré…
Le sergent haussa les épaules avec désinvolture avant de lancer au barman :
— Laissez tomber ce type. Allez, remettez-nous deux Joratoises bien fraîches pour oublier ça !
Mais avant que le patron ne puisse répondre, la porte s’ouvrit à nouveau dans un fracas assourdissant. Patrick était revenu. Il avançait d’un pas lourd et déterminé, ses yeux brûlant d’une colère froide sous ses lunettes teintées.
— Eh ! Attends une seconde ! Tu veux vraiment pas me rendre mon argent ? Hein ? T’es sûr ?
Le barman blêmit légèrement mais tenta de tenir bon :
— Non ! Fous l’camp maintenant !
Patrick haussa machinalement l’arrière de son t-shirt et sa veste noire pour révéler une arme dissimulée : un SM27 calibre .357 Magnum coincé dans son pantalon. Sa main gantée se posa sur la crosse avec une lenteur calculée.
Les deux policiers bondirent immédiatement sur leurs pieds.
— Eh ! Eh ! On se calme ! cria le sergent en tendant ses mains devant lui comme pour apaiser une bête sauvage. Baisse ton arme !
Le barman leva instinctivement les mains en l’air, ses yeux écarquillés fixés sur le canon menaçant qui pointait désormais dans sa direction.
Baako tenta à son tour d’intervenir :
— Allez mec… fais pas le con… On peut régler ça autrement !
Patrick tourna lentement la tête vers lui sans relâcher sa prise sur l’arme.
— Te mêle pas de ça…
Sa voix était glaciale, tranchante comme une lame.
Le sergent tenta une dernière fois :
— Écoute… On peut discuter entre hommes civilisés. Trouvons une solution pacifique…
Mais Patrick éclata d’un rire sec qui résonna dans tout le café.
— Civilisés ? Vous voulez discuter ? Très bien… Je vais vous raconter une histoire absurde…
Les policiers échangèrent un regard perplexe tandis que Patrick continuait :
— Avant de venir ici… j’ai mangé une dorade avec du pain tartiné de sauce nuoc-mâm… Une sauce aux anchois fermentés… Et tu sais quoi ? Cette sauce n’était même pas là pour accompagner le poisson…
Le sergent fronça les sourcils :
— Hein ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Patrick ignora la question et poursuivit avec un rictus étrange :
— L’histoire n’a aucun sens… comme cette soirée… Mais elle mérite d’être écrite quelque part… Vous aimez Le Temps, hein ? Alors faites-en bon usage…
Et sans prévenir, deux détonations assourdissantes éclatèrent dans la nuit silencieuse.
Quand les sirènes hurlèrent au loin quelques minutes plus tard, seuls restaient un barman tremblant derrière son comptoir et deux policiers figés devant ce qui allait devenir un fait divers sanglant dans Le Temps.