Joies, peines et désordre

9 décembre 2017

Illustration par Kura Kaminari

Charlotte et Angelo reposaient sous l'ombre imposante d’un chêne centenaire, le ciel brûlant de la canicule pesant lourdement sur leurs corps fatigués. La chaleur du crépuscule semblait étouffer le monde, mais Angelo, insatiable, continuait à inonder Charlotte de ses confidences. Ses mots coulaient comme une rivière familière, tantôt apaisants, tantôt oppressants. Charlotte, allongée à ses côtés, sentait son souffle lent et profond se mêler au sien, comme une mélodie tacite. Peu à peu, ses paupières se fermèrent, et elle se laissa emporter par un sommeil étrange et enveloppant.

Dans ce rêve, elle se retrouva debout sur un rocher, face à une mer infinie dont les vagues semblaient murmurer des secrets anciens. En contrebas, un poisson bleu suffoquait sur la roche humide. Elle se pencha pour le saisir, mais son pied glissa traîtreusement. Elle perdit l’équilibre et chuta dans une eau sombre et profonde. Pourtant, aucune panique ne l’envahit. Au contraire, elle s’abandonna à la fraîcheur bienfaisante de l’eau et à un tourbillon d’émotions qui la submergeait. Une joie inattendue, presque euphorique, s’empara d’elle.

Sous la surface cristalline de l’eau, elle observa son environnement : aucune trace de vie marine. Pas un poisson ne nageait à ses côtés. Mais le fond sablonneux était jonché d’objets incongrus qui s’étendaient à perte de vue comme les vestiges d’un naufrage oublié. Intriguée, Charlotte s’approcha d’une vieille malle sur laquelle reposait un minuscule chapeau de paille. Il semblait conçu pour un poupon. Plus loin, une courge orange éclatante attira son regard par ses rainures complexes et hypnotiques. Elle flottait doucement vers cet objet insolite posé sur le toit d’une voiture — une Chevrolet rouge familière.

Son cœur se serra en reconnaissant la voiture d’Angelo, celle qu’il s’était offerte pour ses vingt ans avec une fierté démesurée. Les souvenirs affluèrent : un été tumultueux passé ensemble, une virée imprévue jusqu’à Corfou qui s’était terminée abruptement sur une route sinueuse en pleine nuit à cause d’une panne mystérieuse du circuit hydraulique.

Angelo… Son cousin au cœur lourd et aux paroles incessantes. Il parlait de tout et de rien : ses échecs répétés au tennis, ses relations amoureuses désastreuses qui finissaient toujours par des ruptures qu’il ne comprenait pas. Cassie, sa dernière conquête — une rousse énigmatique qui passait ses journées à fumer sur son balcon — avait résumé Angelo avec une froide lucidité : « C’est un homme rongé par des angoisses qui le paralysent. » Elle avait confié à Charlotte que les nuits avec lui étaient hantées par des cauchemars où il conversait avec sa mère défunte. « Ses cris me rendent folle », avait-elle avoué un jour avec des yeux cernés par l’épuisement.

Charlotte contourna la Chevrolet pour explorer davantage ce paysage sous-marin irréel. Sur le siège arrière de la voiture entrouverte reposait un cahier usé. Elle le prit délicatement et chercha un endroit où s’installer pour l’examiner. En écartant des jouets éparpillés et des bibelots poussiéreux, elle trouva une méridienne luxueuse recouverte de coussins moelleux qui semblaient hors du temps. Elle s’y allongea comme si ce geste était naturel et ouvrit le cahier.

Les mots manuscrits sur la première page semblèrent vibrer sous ses yeux :

« Charlotte… Te voir sombrer dans ce sommeil profond réveille en moi l’envie irrépressible de te confesser ma déchéance. Tu as sûrement deviné ce secret que je porte en moi depuis toujours, mais tu refuses de l’accepter avec une telle violence que je doute parfois de ta douceur naturelle.

Enfant déjà, je te disais tout — mes peurs du noir quand maman éteignait la lumière ou mes rêves étranges où je te voyais partir loin de moi. Mais il y a quelque chose que je n’ai jamais pu effacer : Maëlyne… Je l’ai tuée. Oui, je dis bien tuée. Tu l’aimais plus que moi et cela m’était insupportable. Alors je l’ai jetée par la fenêtre ce soir-là.

Je t’ai vu pleurer toutes les larmes de ton corps pour elle… Et moi ? Moi, je t’ai consolé comme j’ai pu en te couvrant de baisers que tu acceptais rarement. Je voulais te garder pour moi seul. Alors je t’inventais des histoires pour captiver ton attention et t’éloigner des autres enfants… Je mentais sans vergogne sur ceux qui tentaient de s’approcher de toi.

Charlotte… M’entends-tu dans ton sommeil ? »

Les mots semblaient hurler leur vérité depuis les pages jaunies du cahier tandis qu’un frisson glacé parcourait Charlotte malgré la chaleur étouffante du rêve aquatique qui continuait de l’envelopper comme un cocon oppressant mais familier…

Charlotte, étendue sous le grand chêne, sentit son souffle s’accélérer alors que les mots du cahier résonnaient encore dans son esprit. Chaque phrase, chaque confession d’Angelo semblait s’enrouler autour d’elle comme une corde invisible, l’étouffant doucement. Le cahier lui avait échappé des mains, glissant sur le sol comme pour fuir la gravité de ses révélations. Une panique sourde l’envahit, et dans un mouvement désespéré, elle se propulsa vers la surface de son rêve aquatique. L’air brûlant de la canicule frappa ses poumons alors qu’elle ouvrait les yeux brusquement.

Angelo était là, toujours allongé à ses côtés. Sa voix douce et paisible continuait de remplir l’espace entre eux, mais Charlotte ne l’écoutait plus comme avant. Ses mots semblaient désormais porteurs d’un poids qu’elle ne pouvait ignorer.

— Angelo… murmura-t-elle.

— Oui ? répondit-il, intrigué par son ton inhabituel.

— C’est étrange… Tu n’as rien à me dire ? Je me demande parfois si tu me dis vraiment tout, si tu n’as pas des secrets que tu gardes pour toi.

Angelo fronça légèrement les sourcils, feignant une incompréhension innocente.

— Quels secrets ? Tu sais bien que tu lis en moi comme dans un livre ouvert. Où en étais-je ? Ah oui… Cassie ! Quand je suis passé chez elle il y a un mois…

Charlotte l’interrompit brusquement, son regard fixé sur lui avec une intensité nouvelle.

— Angelo, arrête. S’il te plaît. Je veux savoir. Est-ce que tu m’as déjà caché quelque chose ?

Son cousin hésita un instant avant de reprendre son récit sur Cassie, comme pour esquiver sa question. Il décrivit la scène où il avait trouvé la jeune femme assise sur le sol, accablée par ses propres démons — une cigarette aux lèvres et une bouteille de whisky à la main. Mais Charlotte n’écoutait plus. Les mots du cahier continuaient de danser devant ses yeux : *Je serai à toi pour toujours, que tu le veuilles ou non.*

— Angelo… murmura-t-elle à nouveau.

— Oui ? répondit-il avec un soupçon d’agacement cette fois.

— J’ai fait un rêve étrange tout à l’heure.

Angelo se redressa légèrement, curieux malgré lui.

— C’est vrai ? Raconte !

Charlotte prit une profonde inspiration avant de parler :

— J’étais dans l’eau. Sur le siège arrière d’une Chevrolet Camaro rouge. Un cahier bleu était ouvert… J’ai lu les deux premières pages et… je me suis réveillée.

Elle s’arrêta là, mais Angelo insista :

— Quoi ? C’est tout ?

Charlotte détourna les yeux avant de reprendre :

— Non… En fait, c’était un cauchemar. J’ai rêvé de toi. Tu me disais des choses horribles… si horribles que je ne peux pas y croire. Tu n’es pas comme cela, dis ?

Angelo afficha une expression troublée.

— Je crois ne pas comprendre ce que tu veux dire…

Charlotte sentit son cœur s’emballer alors qu’elle poursuivait :

— Tu disais que tu avais éloigné tous les autres de moi, que tu m’aimais et que tu m’aimes toujours au point de… Quel cauchemar ! Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Angelo, dis-le, je t’en prie !

Un silence pesant s’installa entre eux avant qu’Angelo ne réponde avec un sourire forcé :

— Évidemment que c’est faux. Où est-ce que tu vas chercher tout ça ? Calme-toi et rendors-toi. Ce n’est rien… sûrement à cause de cette chaleur accablante.

Charlotte hocha la tête sans conviction. Elle savait qu’elle devait changer de sujet pour apaiser la tension qui montait entre eux.

— De quoi me parlais-tu ? demanda-t-elle faiblement.

Angelo reprit son discours sur Cassie et Valériane, mais ses mots semblaient désormais vides de sens pour Charlotte. Elle entendait à peine sa voix alors que ses pensées tourbillonnaient autour des confessions du cahier : *Dans mes fantasmes les plus sombres, je vois mes mains fébriles appuyer sur ton joli cou jusqu’à ton dernier souffle.*

Soudain, elle se redressa brusquement et fixa Angelo avec une intensité qui fit vaciller son assurance.

— ANGELO ! cria-t-elle soudainement.

Il sursauta et tenta de calmer sa cousine avec des paroles rassurantes :

— Quoi ? Encore un cauchemar ?

Mais Charlotte secoua la tête avec véhémence.

— Non… Ça suffit ! Angelo, j’ai tout entendu ! Je veux rentrer chez moi maintenant ! Non… Angelo… S’il te plaît… ne m’approche pas…

Angelo tenta de la calmer en avançant lentement vers elle :

— Ne crie pas. Je suis là pour te protéger…

Charlotte recula instinctivement alors qu’il poursuivait d’une voix étrangement douce :

— Tu n’auras pas mal, je te le promets. N’aie pas peur… Voilà… C’est fini…

Les derniers rayons du soleil couchant illuminaient doucement le grand chêne tandis qu’Angelo rangeait un flacon de chloroforme dans sa poche. Il caressa tendrement la joue de Charlotte avant de murmurer près de son oreille :

— Je t’aime, Charlotte.

Et sous l’ombre du chêne immuable, le silence retomba comme une chape mortelle sur leur histoire brisée.