Gloire à l'Italie

30 novembre 2017

Illustration par Kura Kaminari

Le matin du 5 août 1940, des compagnies composées de plusieurs sections du Royaume d’Italie lancèrent une vaste offensive au Somaliland britannique dans le but de se réapproprier le territoire. Ils prévirent de partir du nord de l’Éthiopie – déjà colonisé – pour la conquête.

Les lieutenants-généraux Guglielmo Ciro Nasi et Carlo De Simone utilisèrent une tactique afin de repousser l’ennemi dans leurs derniers retranchements en scindant leurs unités en trois colonnes marchant vers le port de Zeilah à l’ouest, dans les hauteurs de Burao à l’est, et dans la capitale d’Hargeisa.

Ce fut le 11 août que les positions britanniques furent prises sous le feu des troupes italiennes. Les derniers obusiers britanniques déployés au Somaliland cédèrent et les Italiens s’emparèrent des collines avoisinantes. Ils purent dominer la ville de Berbera, l’unique port maritime qui permettait d’embarquer des véhicules blindés.

Cependant, les contre-attaques faisaient encore rage dans un rayon de vingt-cinq kilomètres et les sections italiennes se divisèrent en groupes de dix hommes sous le commandement d’un sergent pour chacun.

Parmi l’un de ces groupes se trouvait un Somalien venant d’une tribu locale, ainsi qu’une Italienne engagée volontairement comme mitrailleuse au sein de la grande armée de l’Empire colonial italien.

Ils avaient tous deux reçu l’ordre de se poser sur les hauteurs d’une des collines de Burti Hills pour assurer la surveillance de l’infanterie qui avançait sur l’unique chemin à l’ouest depuis Hargeisa et l’unique chemin à l’est depuis Burao. La dernière colonne de la ville portuaire de Zeilah empruntait le chemin longeant le golfe d’Aden.

Depuis le sommet des buttes, ils voyaient les chars d’assaut et l’infanterie se mobiliser tout droit en direction de Berbera. Couchés sur le ventre, le bipied de leur Breda M1930 déployé et l’œil calé sur le viseur, ils supervisaient l’avancée italienne et les mouvements de l’infanterie britannique jusqu’à trois kilomètres.

Sans détourner le regard du viseur, le Somalien brisa le silence du désert aride de son accent africain :

— C’est insensé.

Elle lui répondit après un bref instant :

— Quoi ?

— Vos affaires de Blancs, là. J’trouve qu’c’est insensé.

— Ah bon, moi non plus.

— Non, c’est la vérité. J’voulais pas être là, tu vois, mais les capitaines, il sont un peu nerveux. J’ai rien à faire ici.

— Bah tire-toi.

— Ils vont me tuer.

— Ouais, c’est possible. C’est toi qui vois.

— En fait, l’capitaine a promis des émoluments pour les « autochtones », comme il dit. Moi, j’prends l’argent.

— Au vu de l’état des pays qu’on a colonisés, j’crois pas qu’tu vas rouler sur l’or, mon gars. J’sais pas pourquoi tu t’bats à nos côtés ; tu r’çevras qu’des miettes.

— Et toi, pourquoi tu t’bats ? T’es une femme, alors t’es volontaire, c’est ça ? J’comprends pas pourquoi tu donnes ta vie pour des guerres à sens unique.

— À sens unique ?

— J’suis d’l’avis qu’les guerres n’ont d’sens que dans l’terrorisme intérieur, mais la Somalie ne représente pas une menace pour qui qu’ce soit. C’est du suicide.

Elle ne répondit rien en retour. Les autres soldats du groupe étaient déjà arrivés au pied de la colline et ils ne restaient plus qu’eux au sommet.

— Les Rosbifs sont trop loin. On peut pas les atteindre avec la lunette de visée. On r’joint not’ groupe, conclut-elle en se relevant.

— Si j’étais toi, tu vois, j’irais pas tête baissée dans la gueule du loup.

— Bah reste ici, moi j’bouge.

— C’que j’veux dire, c’est que j’connais l’terrain. Si on descend, c’est risqué. J’voulais avertir l’sergent, mais c’est pas moi qui donne les ordres. Ils vont s’faire buter comme des p’tits lapins à l’ouverture de la chasse !

— T’en sais des choses.

— J’connais chaque parcelle de c’désert. Si l’aviation anglaise arrive, les chars s’ront réduits en cendres. Ils sont toujours appuyés par les aéronefs, c’est comme ça qu’ils combattent dans les autres pays du sud. Si tu veux mourir sous les bombes, alors suis-les. C’est toi qui vois.

Elle tapota son uniforme incrusté de grains de sable, rapatria le bipied de son arme et demanda :

— C’est quoi ton nom ?

— Sharif Sheikh Ahmed.

— D’accord, Sharif. Et c’est quoi ton plan ?

— C’est-à-dire que j’suis un peu vieux, quoi. J’connais les combines, mais j’avoue qu’j’suis fatigué d’ces guerres dans la péninsule. J’prétends pas tout savoir, mais si l’but est d’encercler Berbera, alors vaudrait mieux contourner la colline par-derrière.

— On n’est pas des déserteurs.

— Tant s’en faut. J’dis qu’c’est mieux de passer hors des chemins et d’utiliser les buttes comme des tranchées improvisées. Les chars utilisent les routes principales et l’infanterie ne fait que suivre. On va passer au centre.

— On risque de tomber dans une embuscade si on n’a pas d’appui. On devrait avoir au moins cinq soldats, un chargeur et un pourvoyeur… et ils sont en bas. En plus, c’est le sergent qui décide ; pas nous.

— Penses-tu. Y a quinze kilomètres jusqu’à l’entrée de la capitale si on passe par l’désert plutôt qu’les routes. On peut appuyer notre groupe qui passe à l’est si on s’tient à deux ou trois kilomètres d’eux. On les couvre en restant en retrait. Deux soldats avec un M1930 et une visée, c’est suffisant. Va l’dire à ton colonel ; il y connaît rien t’façon.

— C’est aussi ton colonel.

— J’ai mes propres directives. C’est pas un colon qui a toujours vécu dans une ville bétonnée à Rome qui va m’apprendre les rouages d’la guerre sur les sables inertes où croissent çà et là quelques broussailles. Ici, c’est pas ton pays, tu vois ? Et y a pas qu’des vagues cristallines qui s’abattent sur la plage d’Berbera : y a surtout un ramassis d’soldats dirigés par des crétins comme not’ colonel.

Réajustant sa mitrailleuse légère en bandoulière, elle le menaça d’un ton sec :

— Écoute, j’sais pas si t’essaies d’m’éloigner d’la troupe pour m’tuer ou pour m’baiser au milieu d’nulle part, mais dans les deux cas, j’te tuerai sans hésiter.

— Non, mais comment… C’est indécent. On est dans la même galère, tu vois, moi j’veux vivre encore quelques années avec ma prime. T’es pas obligée de m’suivre ; si tu veux mourir, alors va avec tes Ritals. T’auras ta médaille d’honneur pour acte de courage. P’tet qu’ils la poseront sur ta tombe s’ils retrouvent ton corps… ou s’ils prennent au moins le temps d’le chercher.

Elle passa une main sur son front en plissant les yeux :

— Ça va, ça va. Lève-toi et passe devant.

— Dis-moi, c’est quoi ton nom ?

— Hein ? Flavia. C’est Flavia Martinelli.

Sharif acquiesça, se releva en tenant sa mitrailleuse des deux mains, replia le bipied et descendit la colline taillée à pic et flanquée de rochers en ébullition. Flavia le suivait à deux mètres de lui. Dans le ciel, les vautours planaient et balançaient leurs ailes, glissant du haut des nues. Aux abords des routes sinueuses, des hyènes hurlaient face à ces intrus et les montagnes s’emparaient et réverbéraient les ricanements contre les coteaux limitrophes.

Puis c’était le silence.

Vagabonde, elle cheminait sur des plaines où rien ne poussait, sur des terres arides balayées par des vents brûlants. De par ses origines occidentales, elle était une énigme qui n’attendait aucun devin. Le regard des tribus locales était intrigué par la couleur de peau des Italiens et Britanniques venus d’un autre monde.

Arrivés au pied de la butte, ils contournèrent par l’ouest en marchant sur un terrain sableux et ils pouvaient déjà voir, très loin, l’infanterie qui empruntait le chemin depuis la capitale. Ils clopinèrent sous un soleil bien trop brillant, une chaleur bien trop étouffante et une guerre bien trop délétère. Il y avait comme une espèce d’arrière-goût de l’ancien Empire romain d’Occident.

— On va marcher deux kilomètres un peu vers la droite pour se rapprocher de la route.

— D’accord…

— J’espère que l’sergent va pas nous mettre la chicote. En tout cas, j’le vois pas. Tu l’vois avec ta visée ?

Elle fuyait l’insondable océan qui charriait sa mémoire trop pleine de ces fragments de vie murmurés par une voix attristée. Rien ne les effaçait. Elle ne voulait se souvenir de rien. Vide de presque tout, elle déambulait dans la vie sans bonheur, sans espoir… sans…

— Flavia ?

— Hein ?

— Regarde si tu trouves l’sergent.

Flavia inspecta le secteur à droite avec la lunette :

— Oui. On a pris de l’avance sur eux.

— C’est parce qu’on prend un raccourci. Continuons à marcher dans cette direction.

Surface lisse pour une vie qu’elle imaginait joyeuse. Elle voulait des rires dans son ventre, de la musique pour son âme et du soleil sur sa peau plutôt que sur son uniforme de combat. Elle voulait éloigner les hurlements funestes qui peuplaient ses nuits tourmentées ignorant le jour. Elle voulait poser son errance comme on posait ses valises, s’asseoir au pied des burséracées qui ne se souvenaient que de la lumière de l’aube et de celle des étoiles. Elle souhaitait s’assoupir à l’ombre de l’arbre à encens devant elle, juste un instant, le temps d’être bercée par la douce brise qui ondulait entre les feuilles caduques et les petites fleurs blanches et jaunes…

— Sharif, attends.

Quand Sharif se retourna, il vit Flavia s’asseoir sous un arbre florissant d’un air las.

— Si tu veux t’arrêter, ce s’rait mieux d’monter la dune, pasque on voit pas Berbera depuis ici.

— J’m’en fous de Berbera ; j’veux être à l’ombre.

— Ah bon.

— J’ai la nausée.

— La tête tourne ? Hm, c’est pas bon.

Flavia abusait du sordide jusqu’à la nausée. Elle voyait les vautours danser au-dessus de sa carcasse comme s’ils attendaient qu’elle crève sous la chaleur écrasante. Ils se feraient un plaisir de picorer sa peau laiteuse et dévorer sa chair tendre. Elle ne rêvait plus… ou presque. Parfois, elle rêvait de la mort. Parfois, l’espoir de jours meilleurs.

Flavia posa sa mitrailleuse avant de retirer, sans-gêne, sa veste et son casque. Ses longs cheveux d’or tombèrent en désordre sur son décolleté et quelques mèches flottèrent au gré du vent frais. Caressant sa peau moite, elle s’adossa contre l’arbre et ferma les yeux, oubliant la guerre pour un instant au profit d’un moment de liberté en deçà du champ de bataille.

— J’sais pas si c’est l’endroit idéal pour ça.

— Bla-bla-bla.

— Te fous pas d’moi ! S’ils nous repèrent, on s’ra tous les deux fusillés au Carcano !

— Mais non, t’inquiètes.

— J’croyais que la grandeur de l’Italie était différente, tu vois. Du coup, tu vas pioncer là ?

— Pourquoi pas ? On est plutôt bien par ici. Mais si tu préfères rejoindre la grandeur de l’Italie, c’est pas ici qu’tu vas la trouver !

Sharif se mit à rire, s’assit sur le sable en face de Flavia, et ils discutèrent un bout de temps.

Ah, le monde !

Qu’ils le savaient cruel !

Qu’ils le savaient noir ! D’un noir sans nuances.

Il ne suffisait guère de se vautrer dans la petite déprime ou flirter avec les malheurs éphémères pour connaître la souffrance. Ils ne doutaient pas qu’ils pouvaient se faire tirer dessus à chaque instant, et quand bien même ils allaient devoir se battre si un peloton arrivait – ce qui restait peu probable –, ils ne ressentaient pas vraiment la peur. L’assaut italien se déroulait sans encombre et la ville portuaire se faisait encercler de toute part. La conquête n’était pas encore terminée que l’issue finale était déjà toute tracée. Les Anglais avaient perdu la quasi-totalité de leur territoire et ne faisaient que battre en retraite depuis la perte de leurs derniers obusiers. L’échec de l’ennemi pendant les derniers jours les aidèrent à se détendre. Ils n’avaient, en somme, plus qu’à attendre que les chars forcent la fuite des Anglais par voie maritime.

Leur cœur était semblable à la colombe.

Ils firent quelques tours de garde au-dessus de la dune pour vérifier l’avancement des alliés et prenaient soin de ne pas se faire voir. Ils ne désertaient pas, certes, mais ils ne combattaient pas non plus. Qu’allait penser le sergent ? Cela n’avait plus d’importance. Ils attendirent le crépuscule et les tirs cessèrent dans les deux camps.

Pour ne plus errer dans les solitudes sans frontières, la jeunette avait peint l’infâme du monde de ce rose si cher à sa joie. Par petites touches, elle le posait sur les affres sombres qui creusaient ses abîmes. Depuis, elle vivait à la pénombre de la lumière des matins doux. Les mots qui lui venaient à l’esprit pansaient ses plaies ; une à une.

Parfois, quand son âme était en peine, seule dans son silence, elle s’entendait dire : « Ainsi, la vie est belle ! »

Vêtue de rose, elle dansait et ronronnait pour que le sombre en elle s’éloigne et l’oublie un peu.