Fantaisies sous la pluie

6 janvier 2018

Illustration par Kura Kaminari

Un jeune homme avançait sous une pluie battante, loin des passants, loin des regards. Chaque goutte frappait son parapluie transparent avec un bruit sourd, s’écoulant en filets fragiles le long des embouts. À travers cette fine barrière cristalline, on devinait un pull grossier, usé par le temps, un jean élimé et une paire de bottes robustes, marquées par l’épreuve des intempéries. Ses pas résonnaient doucement sur les planches humides d’un petit pont en bois qui reliait la périphérie au parc. Ce lieu, il l’avait fait sien, un sanctuaire pour ses jours d’âme grise.

Il s’appelait Henry Schäfer.

Henry aimait la pluie.

Alors que d’autres se terraient dans leurs abris, redoutant ce ciel en colère, lui s’élançait dans ce déluge comme on plonge dans une mer familière. La pluie était son refuge, son miroir. Elle réveillait en lui une mélancolie douce et intime, une musique intérieure qu’il ne partageait avec personne.

Dans ce parc qu’il affectionnait tant, il y avait un refuge boisé. Les poutres du petit abri étaient enlacées par un lierre vigoureux, et des fleurs sauvages perçaient entre les fissures des dalles bétonnées, défiant le béton comme des éclats de vie dans la grisaille.

C’était là qu’il se dirigeait.

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Une heure plus tôt, une jeune femme s’était extirpée d’un sommeil lourd et troublé. Elle ouvrit les yeux avec difficulté, cherchant à travers le brouillard de sa conscience l’heure affichée sur son réveil posé sur une table basse encombrée. Des canettes de bière vides et de petites fioles éparpillées formaient un paysage chaotique autour d’elle. En relevant la tête, ses mèches teintes de vert tombèrent devant ses yeux fatigués. Le martèlement de la pluie contre sa fenêtre semblait l’appeler.

Elle s’appelait Anna Mederos.

Et Anna aimait la pluie.

Affalée sur son vieux canapé élimé, elle fixait la vitre où les gouttes traçaient des chemins sinueux, déformant la lumière blafarde du jour. Ses pieds nus reposaient négligemment sur l’accoudoir tandis qu’elle observait son appartement délabré avec une indifférence glaciale. Les cadavres de bouteilles et d’anxiolytiques jonchaient le sol en point de Hongrie comme autant de vestiges d’une bataille intérieure qu’elle livrait chaque jour.

Déjà vêtue d’une chemise blanche froissée et d’un pantacourt noir qui portaient les stigmates de la veille, elle ne prit pas la peine de se changer. Elle enfila ses escarpins noirs ouverts avec nonchalance, attrapa un paquet de cigarettes Winston et un briquet. Une flasque entamée trouva sa place dans la poche d’une veste verdâtre qu’elle enfila avant de sortir sous la pluie.

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Quand Henry atteignit le refuge boisé, il aperçut une silhouette inattendue : une jeune femme aux cheveux courts teintés d’un vert profond était assise sur un banc. Une fiole pendait mollement entre ses doigts tandis qu’elle observait distraitement l’averse. Lorsqu’elle croisa son regard, elle ne fit que le fixer avec une curiosité distante avant de détourner les yeux sans prononcer un mot.

Henry hésita un instant avant d’avancer lentement vers elle. Elle bougea légèrement pour lui céder une place à côté d’elle sur le banc. Il répondit par un hochement de tête discret et referma son parapluie avant de s’asseoir à ses côtés. Sortant un calepin usé et un crayon de son sac à dos détrempé, il se mit à dessiner avec application : visages expressifs, mains tendues, pieds arqués… Toute la complexité du corps humain prenait vie sous ses coups de crayon précis.

Anna jetait parfois des coups d’œil furtifs à cet homme concentré dont le calme semblait presque irréel sous cette pluie incessante. Elle remarqua sa manière méthodique de réfléchir entre deux traits : il levait souvent les yeux vers elle ou ailleurs pour chercher l’inspiration. Ses propres pieds nus dans ses escarpins noirs devinrent bientôt l’objet silencieux de son étude artistique.

Quand Anna vida sa flasque jusqu’à la dernière goutte, elle remit ses chaussures avec élégance avant de se lever en allumant une cigarette. Son parapluie ouvert au-dessus d’elle formait une bulle translucide alors qu’elle s’éloignait sur le sentier pavé du parc. Henry suivit chacun de ses mouvements du regard : sa démarche légère mais assurée, sa main qui passait dans ses mèches vertes éparses… Tout en elle semblait danser avec les rayons timides du soleil perçant à travers les nuages.

Lorsqu’elle disparut au détour du chemin bordé par des ornières profondes et des pierres moussues, Henry tenta de reprendre son dessin mais sentit que quelque chose manquait désormais à son inspiration.

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Le lendemain matin, Henry retourna au refuge boisé et trouva Anna déjà installée au même endroit :

— Ah ? Tiens… bonjour ! lança-t-elle sans détourner son regard du ciel grisâtre.

— Bonjour… répondit-il simplement.

Elle fumait une cigarette tout en basculant légèrement la tête en arrière, les yeux clos comme pour savourer chaque goutte tombant autour d’eux. La même fiole trônait à côté d’elle sur le banc tandis que ses escarpins noirs brillaient faiblement sous l’éclat humide du jour naissant.

Henry s’assit à côté d’elle sans dire un mot mais ne put s’empêcher cette fois-ci d’observer attentivement ces chaussures qui semblaient presque sculptées pour encadrer ses pieds gracieux. Il voyait dans leurs courbes et leurs détails un défi artistique fascinant : capturer leur essence sur papier serait glorifier leur beauté discrète mais saisissante.

— Qu’est-ce que tu gribouilles ? demanda-t-elle soudain en allumant une nouvelle cigarette.

Henry leva les yeux vers elle avec surprise avant de bafouiller :

— Hein ? Moi ?

— On n’est que deux ici ! sourit-elle malicieusement avant d’ajouter : Je peux voir ?

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La tension dramatique entre ces deux âmes solitaires venait seulement de commencer…

— Tu dois penser que je suis un peu cinglée… non ? lança Anna, un sourire en coin, comme si elle savourait l’idée d’être jugée.

Henry releva la tête, pris au dépourvu par cette question directe.

— Oh, mais euh… pas du tout ! répondit-il précipitamment, sa voix trahissant une légère nervosité.

Anna éclata d’un rire bref et rauque, avant de secouer la tête avec une nonchalance teintée de défi.

— Tu peux le dire, ça n’me gêne pas ! De toute façon, j’ai toujours trouvé que les gens étaient un peu…

Elle marqua une pause. Ses paupières se fermèrent doucement, comme pour chercher ses mots dans un lieu intérieur inaccessible à Henry.

Il ajouta timidement, après un instant :

— « Bizarres » ?

Elle rouvrit les yeux et le fixa avec un éclat amusé.

— Oui… c’est ça : bizarres. murmura-t-elle, comme si ce mot contenait une vérité universelle qu’elle seule pouvait comprendre.

Anna s’adossa contre le dossier du banc, ses épaules se relâchant tandis qu’elle tirait une longue bouffée de sa cigarette. La fumée grise s’échappa de ses lèvres en volutes paresseuses et se mêla à l’air humide chargé de pluie. Ses yeux se perdirent dans le déluge qui enveloppait le parc d’une mélodie aquatique. Henry, quant à lui, baissa la tête et reprit son dessin avec une concentration renouvelée. Pourtant, quelque chose dans son esprit restait en suspens, comme si chaque trait qu’il posait sur le papier manquait d’une âme qu’il cherchait désespérément à capturer.

Il prit du recul pour observer son travail. Les lignes étaient précises, les proportions impeccables. Mais il savait qu’il manquait encore quelque chose. Un détail. Une étincelle. Quelque chose de plus personnel.

Jetant un regard furtif à sa montre, il murmura :

— Bon… il faut vraiment que j’y aille.

Anna tourna légèrement la tête vers lui, ses yeux mi-clos trahissant une curiosité tranquille.

— Tu vas à ton école ? demanda-t-elle sans insistance.

— Oui. Mais je reviens chaque matin… quand il pleut.

Un sourire discret se dessina sur ses lèvres.

— Alors, on se reverra… dit-elle simplement.

Henry lui rendit son sourire avant de se lever. Il ajusta son sac à dos et ouvrit son parapluie transparent constellé de gouttes d’eau scintillantes. Sans un mot de plus, il s’éloigna sous l’averse qui semblait vouloir effacer ses pas derrière lui.

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Le lendemain matin, Anna était déjà là. Seule sur le banc humide du refuge boisé. Elle scrutait les environs avec une expression indéchiffrable, mais ne voyait que la pluie et la flasque de whisky qu’elle serrait entre ses mains tremblantes. Luttant contre elle-même, elle tentait de résister à l’appel insidieux de l’alcool. Elle voulait être autre chose que ce qu’elle était devenue : ne pas être une alcoolique. Ne pas laisser sa vie se réduire à cet élixir amer qui lui apportait un répit illusoire. Mais les ombres de son passé semblaient toujours plus fortes que ses aspirations fragiles.

Parfois, dans un geste presque mécanique, elle remplissait des bouteilles d’eau fraîchement achetées avec de la vodka pour masquer son vice aux yeux des autres. Personne ne soupçonnait ce stratagème simple mais efficace — personne sauf elle-même.

Avec un mélange d’euphorie et de désespoir, Anna dévissa le bouchon de sa flasque et but d’une traite son contenu brûlant avant de ranger l’objet vide dans la poche intérieure de sa veste verdâtre. Elle posa ses coudes sur ses genoux et enfouit son visage dans ses mains tremblantes. Elle attendait que la chaleur familière de l’ivresse vienne envelopper son corps et apaiser son esprit tourmenté.

Une voix familière interrompit ses pensées :

— Bonjour ! Déjà là ? dit Henry en s’approchant avec prudence.

Anna releva la tête brusquement, surprise mais pas décontenancée.

— Oh… bonjour. Oui… Je me suis levée tôt… juste avant le lever du soleil. Je voulais voir… J’avais envie de regarder toutes les étoiles dans le ciel.

Henry sourit doucement avant de demander :

— C’était beau ?

Elle détourna le regard vers l’horizon grisâtre et murmura :

— Comme dans un rêve…

Mais en réalité, elle ne dormait jamais vraiment… Et les rêves avaient déserté son esprit depuis longtemps.

Henry s’installa à côté d’elle et sortit son carnet pour reprendre ses esquisses tandis qu’Anna semblait perdue dans ses pensées anxieuses. Elle se souvenait des jours où elle arpentait les sentiers bordés d’arbres majestueux avec insouciance. Ces instants simples — contempler un cours d’eau sous un pont boisé ou admirer les rayons du soleil filtrant à travers les feuillages — étaient autrefois des sources intarissables de bonheur pour elle. Mais ces souvenirs étaient maintenant teintés par l’amertume d’une dépendance qui avait triomphé de sa joie naïve.

Elle brisa soudain le silence :

— Tu sais… parfois… Parfois je me demande si je vais réussir à m’en sortir…

Henry releva la tête avec inquiétude :

— Te sortir de quoi ?

Elle secoua rapidement la tête comme pour chasser cette pensée intrusive :

— Pardon… Je ne voulais pas dire ça…

Elle changea brusquement de sujet :

— Alors ? Tu n’veux toujours pas me montrer c’que tu dessines ?

Henry hésita avant de répondre :

— Je n’aime pas trop montrer mes croquis… Je préfère attendre jusqu’à ce qu’ils soient vraiment réussis.

Anna le fixa intensément avant d’ajouter avec ironie :

— Hier tu dessinais mes chaussures…

Il rougit violemment :

— Pardon ? bredouilla-t-il maladroitement.

Elle éclata d’un rire franc et léger :

— Oh ! Ça n’me gêne pas ! Tu veux être styliste ?

Henry hocha timidement la tête avant d’expliquer :

— Euh… oui… entre autres. En fait… j’aimerais devenir cordonnier…

Le dialogue continua avec fluidité alors qu’une complicité naissante s’établissait entre eux...

Henry n’avait rien d’un cavalier flamboyant, drapé d’une mise haute et fière, ni d’un héros chevauchant un mustang sauvage des plaines du Nord-Ouest américain. Pourtant, sous l’élégance discrète de ses gestes et l’attention minutieuse qu’il portait à son travail, Anna percevait un charme inattendu. Ce n’était pas une attraction tapageuse, mais une douceur qui l’invitait à se perdre dans une rêverie nouvelle. Il était si attentionné, si délicat dans ses mouvements… Une gentillesse rare semblait émaner de lui, comme un baume invisible sur ses pensées tourmentées.

— Tu sais… murmura-t-elle soudain, sa voix presque emportée par le bruit de la pluie. Il y a quelque temps… je crois que j’ai oublié comment marcher…

Henry releva la tête, intrigué.

— Comment ça ? Je ne comprends pas.

Elle détourna les yeux vers le rideau liquide qui tombait autour d’eux.

— Marcher sur le droit chemin… précisa-t-elle d’un ton vague, presque inaudible.

Un silence lourd s’installa. Anna baissa la tête, le regard perdu dans le vide. Elle se souvenait de cette spirale infernale dans laquelle elle s’était laissée glisser. Au début, cela avait ressemblé à une renaissance : elle s’était sentie plus sociable, plus vivante, comme si l’alcool et les anxiolytiques avaient libéré une version meilleure d’elle-même. Mais cette illusion s’était brisée à mesure que sa consommation augmentait. Chaque gorgée l’éloignait un peu plus de ce qu’elle avait été autrefois. Pourtant, malgré tout, elle entrevoyait encore des éclats d’espoir — des signes fugaces d’une délivrance possible. Un paradis caché qui viendrait briser cet enfer intérieur.

Elle tourna la tête vers Henry et demanda soudainement :

— Comment tu t’appelles ?

— Euh… Henry. Henry Schäfer.

Anna resta silencieuse un moment, comme si elle pesait ce nom dans son esprit.

— Schäfer… T’es Allemand ! lança-t-elle finalement avec un sourire amusé.

— Oui, de Berlin, répondit-il simplement en continuant son travail.

Elle se redressa légèrement sur le banc et imita avec exagération un accent allemand caricatural :

— *Jawohl! Was ist richtig! En avant, soldats ! Sauvez notre Führer de l’impérialisme communiste !*

Henry fronça les sourcils et grommela :

— Il était cinglé…

Anna haussa les épaules avec désinvolture.

— Je ne sais pas… Je trouve qu’il avait beaucoup de caractère. C’est ce qui faisait son charme.

Henry leva les yeux vers elle avec une expression mi-amusée, mi-exaspérée.

— Tu aurais eu du succès dans la *Wehrmachtshelferin*…

Anna éclata de rire :

— Un peu, mon neveu ! J’serais allée sur le front pour dégommer du Rouge ! Et toi ? T’aurais été commandant ! Imagine : le commandant Schäfer ! *Guten Tag, Frau Anna Mederos! Die Juden sind für die Zerstörung ihres Planeten verantwortlich!*

Henry secoua la tête en soupirant :

— Mein Gott…

Anna riait aux éclats maintenant, emportée par la double ivresse de la vodka et de son propre humour absurde. Son regard brillait d’une lumière étrange — un mélange de cynisme et d’abandon joyeux. Henry ne pouvait s’empêcher de sourire malgré lui. La folie douce d’Anna avait quelque chose de contagieux.

Il reprit doucement :

— Anna Mederos ?

Elle se redressa légèrement et répondit avec une fausse solennité :

— Présente !

Henry esquissa un sourire sincère.

— C’est joli comme nom.

Elle haussa les épaules avec nonchalance :

— Merci. Je l’ai pas choisi… mais c’est tout comme !

Anna avait replié une jambe sous elle tandis que l’autre restait immobile, la plante posée sur la feuille où Henry travaillait. Elle posa ses mains fines sur le rebord du banc et cala sa joue contre ses doigts élancés aux ongles parfaitement vernis. Dans son état légèrement éméché, chaque détail semblait amplifié : les gouttes scintillant sur le toit du refuge, les rayons timides du soleil jouant à travers les arbres mouillés… Tout était plus beau sous cet étrange prisme qu’elle portait en elle.

Elle jeta négligemment son mégot d’une pichenette avant de déchausser son autre pied. Elle posa doucement ce dernier sur une dalle froide où quelques fleurs sauvages se pliaient délicatement sous son contact léger.

Henry leva les yeux vers elle et demanda doucement :

— Tu n’as pas froid ?

Elle secoua légèrement la tête.

— Non… il fait frais. Je me sens bien avec toi.

Un silence complice s’installa entre eux tandis qu’Anna observait Henry travailler avec minutie. Ses outils — règle, compas et équerre — brillaient faiblement sous la lumière diffuse du matin. La giboulée continuait à ruisseler autour d’eux, chaque goutte tombant avec un bruit apaisant sur le toit du refuge ou se faufilant par les gouttières pour se déverser en trombes sur l’herbe détrempée en contrebas. Plus loin, l’étang miroitait sous cette pluie incessante ; des perles d’eau éclataient en cercles parfaits sur la surface calme où flottaient des nénuphars éclaboussés par des gouttelettes scintillantes. Un arc-en-ciel naissant se dessinait timidement au-dessus des arbres trempés.

Anna observa tout cela avec une étrange sérénité mêlée à une mélancolie latente. Elle reporta son regard sur Henry et murmura presque pour elle-même :

— Tu sais… c’est drôle… Parfois je me demande si ce genre de moments pourrait durer éternellement…

Henry releva brièvement les yeux vers elle avant de retourner à ses croquis sans répondre. Mais il savait qu’il pensait exactement la même chose.

Anna se surprit à imaginer qu’elle était l’arc-en-ciel d’Henry, une lumière radieuse au milieu des orages de sa vie. Elle se voyait comme l’arc céleste d’Iris, un éclat de couleurs dans lequel l’artiste puisait toute son inspiration. Les sept nuances de l’arc-en-ciel semblaient danser dans son esprit, chaque teinte vibrant comme une promesse silencieuse.

— Herr Schäfer ? murmura-t-elle avec un sourire taquin.

— Ja ? répondit-il sans lever les yeux de son croquis.

— À part ton école, t’as d’autres activités ?

Henry posa son crayon un instant, réfléchissant.

— J’ai un petit boulot les week-ends. Je travaille dans un restaurant vietnamien au centre-ville pour payer mes études.

Anna haussa les sourcils, impressionnée.

— Sacrément motivé pour tes études ! dit-elle avec une sincérité qui transparaissait dans son regard. Je suis contente de pouvoir t’aider à réaliser ton rêve.

Henry esquissa un sourire discret avant de répondre, presque philosophiquement :

— La réalité ne suffit à personne.

Un silence s’installa, chargé d’une étrange gravité. Puis Anna reprit, sa voix teintée d’une curiosité légère :

— T’as une petite amie ?

Henry releva brusquement la tête, surpris par la question.

— Hein ? Euh… pou… pourquoi tu me demandes ça ?

Elle éclata de rire, le trouvant adorable dans sa maladresse.

— Ah, ça veut dire « non » ! ricana-t-elle en le regardant rougir et baisser la tête.

Henry tenta de se concentrer sur son dessin, mais ses mains tremblaient légèrement sous le poids de l’embarras. Anna savourait ce moment. Sa question intime lui plaisait autant que la réponse qu’elle avait obtenue : elle aimait l’idée que le beau sexe pouvait encore étaler ses charmes et captiver cet artiste timide.

Fouillant dans son sac en plastique, elle en sortit une bière blonde Budweiser encore fraîche. Mais en cherchant son décapsuleur sans succès, elle eut une idée saugrenue. Déjà éméchée, elle tenta de décapsuler la bouteille avec ses dents comme dans un dessin animé.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Henry, amusé et inquiet à la fois.

— J’ai vu Lucky Luke ouvrir des bouteilles de Coca comme ça ! répondit-elle avec le plus grand sérieux.

Henry éclata de rire et posa son crayon avant de se lever.

— Tu vas te casser les dents. Utilise plutôt ton briquet, c’est beaucoup plus simple.

Anna plissa les yeux, perplexe.

— Mon briquet ? Pour quoi faire ?

Henry s’approcha d’elle et prit doucement sa main qui tenait la bouteille. Le contact de sa peau contre la sienne envoya un frisson délicat à travers tout son corps. Avec l’autre main, il plaça le briquet sous la capsule et exerça un effet de levier précis. La capsule voltigea avec grâce et retomba sur le sol humide.

— Oh… C’était tout bête… murmura Anna, impressionnée par la simplicité du geste.

— Le genre de truc qu’on apprend en restauration, répondit Henry en souriant avant de retourner à son croquis.

Anna but deux gorgées avant de murmurer :

— Merci…

Elle se perdit un instant dans ses pensées tandis qu’Henry continuait à travailler. Elle sentait encore la chaleur du contact fugitif entre leurs mains. Ce moment avait éveillé en elle quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps : une tendresse sincère mêlée à un désir profond. Elle voulait déployer tous les charmes dont elle était capable pour captiver cet artiste discret, mais elle ne voulait pas perturber l’harmonie du dessin ni briser la pureté du lien qui se tissait entre eux.

Après quelques minutes d’un silence studieux, Henry termina enfin son croquis. Il mesura l’angle du talon depuis la cheville jusqu’au centre de la plante du pied avant d’ajouter les derniers détails techniques sur sa feuille soigneusement annotée.

— Voilà… J’ai terminé. J’ai tout ce qu’il me faut.

Anna se leva brusquement, chancelante mais enthousiaste, et se pencha près de lui pour voir le résultat :

— Wouah ! Ç’a l’air génial ! Tu vas faire des chaussures plates ou à talons ?

Henry sourit légèrement en répondant :

— Je pensais à des talons hauts compensés.

Elle rechaussa ses escarpins tout en demandant avec hésitation :

— Quand tu les auras terminées… elles seront pour moi ?

Henry sentit une bouffée d’émotion monter en lui. Il ne savait pas comment remercier cette modèle si dévouée et admirative. Alors il répondit avec une sincérité maladroite :

— Je te promets de les sublimer… juste pour toi.

Rougissant violemment après avoir prononcé ces mots, il se leva précipitamment pour changer de sujet :

— Il faut que j’y aille… mais demain… tu seras là ?

Anna s’approcha lentement et se mit sur la pointe des pieds pour atteindre sa hauteur. Ses cheveux courts effleurèrent doucement le visage d’Henry alors qu’elle déposait un baiser léger sur ses lèvres avant de chuchoter :

— Je serai là…

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Le lendemain matin, Anna était déjà là, adossée contre le banc avec une bouteille fraîche de Smirnoff dont les gouttelettes perlaient sur le verre transparent. Malgré son état légèrement pompette, ses idées étaient claires. Un véritable déluge tombait autour d’elle — une pluie dense qui semblait transporter son esprit dans une sérénité absolue.

En phase de manque constant, Anna délirait parfois. C’est pour cela qu’elle avait toujours des réserves d’alcool à portée de main : c’était sa manière de tenir bon face au désespoir qui menaçait constamment de l’engloutir. Elle avait souvent rêvé d’une vie normale comme celle des autres — sans dépendance ni douleur — mais elle n’y était jamais parvenue… jusqu’à hier soir.

Lorsqu’elle aperçut Henry au loin sur le chemin menant au refuge boisé, elle se redressa instinctivement et ébouriffa ses cheveux verts sauvages avec un geste élégant. Elle savait qu’il aimait ses cheveux — on savait toujours ces petites choses sur les hommes quand on était femme — et elle voulait briller devant lui comme une étoile éclatante dans ce ciel grisâtre.

Quand il arriva près d’elle, elle sentit cette chaleur familière envahir son cœur. Henry avait ce don étrange : il faisait disparaître toutes ses douleurs par sa simple présence. Il était devenu son rayon de soleil sous cette pluie incessante…

Le ruisseau serpentait avec grâce à travers l’herbe tendre et verdoyante de ce mois d’automne, roulant ses eaux cristallines comme un trésor liquide. Chaque détour semblait chanter une mélodie secrète, guidant Henry jusqu’à l’étang où Anna se tenait, perdue dans ses pensées. Elle fixait la surface miroitante de l’eau, qui brillait sous les rayons du soleil comme un ruban d’argent étincelant. Le reflet de sa silhouette dans cette nappe de cristal fut bientôt rejoint par celui d’Henry. Sentant sa présence, elle se retourna vivement :

— Henry ! s’exclama-t-elle avec un sourire radieux.

Henry resta immobile un instant, la contemplant de la tête aux pieds. Ses yeux semblaient capturer chaque détail : ses cheveux verts épars, sa posture délicate, et cette aura lumineuse qui l’entourait.

— Tu es… murmura-t-il, presque sans voix. Tu es vraiment très belle.

Anna rougit légèrement et baissa les yeux avant de répondre doucement :

— Oh… tu le penses vraiment ?

Henry hocha la tête avec une sincérité désarmante.

— Oui. Viens… j’aimerais te montrer quelque chose.

Sans attendre sa réponse, il saisit sa main avec douceur et l’entraîna vers un coin tranquille en face de l’étang. Ils s’assirent sur l’herbe humide, encore tremblante après le départ de quelques papillons aux ailes bigarrées qui virevoltaient autour d’eux comme des éclats vivants de couleur. Henry sortit une boîte en carton qu’il tenait précieusement entre ses mains et la tendit à Anna avec un sourire timide.

— J’ai fini tes talons… murmura-t-il. Est-ce que tu veux les essayer ?

Les yeux d’Anna s’écarquillèrent sous le coup de la surprise et de l’excitation.

— C’est vrai ?! Oh oui, bien sûr que je veux ! répondit-elle en lâchant sa bouteille sans même y penser.

Elle ouvrit la boîte avec une impatience enfantine. À l’intérieur se trouvait une paire de talons compensés à bride d’une élégance rare. Le cuir velouté de chevreau était orné de strass scintillants aux reflets métalliques évoquant des émeraudes précieuses. Le talon architectural, inspiré du style Art Déco, était une véritable œuvre d’art : une structure métallique raffinée sublimée par une insigne dorée où était gravé son prénom, « Anna », comme une signature digne des plus grandes maisons de haute couture italiennes.

Anna porta une main à sa bouche, émue par tant de beauté et d’attention.

— Mets-les… murmura Henry avec douceur.

Elle retira ses sandalettes d’un geste léger, les faisant voltiger sur la verdure où chaque brin d’herbe scintillait sous la lumière du soleil, parsemé de gouttes de rosée semblables à des diamants. Debout, elle enfila les talons avec excitation. Dès les premiers pas sur l’herbe moelleuse, elle sentit le cuir épouser parfaitement la forme délicate de ses pieds. Chaque mouvement semblait naturel, comme si ces chaussures avaient été conçues pour elle seule.

— Elles sont… Elles sont magnifiques ! s’exclama-t-elle dans un éclat de joie pure. J’adore ! Je les adore ! Je les adore !

Henry se leva à son tour, rougissant légèrement devant son enthousiasme débordant.

— Je suis ravi qu’elles te plaisent… dit-il timidement.

Anna s’arrêta brusquement pour le regarder dans les yeux.

— Mais ça t’a coûté une fortune ?! demanda-t-elle avec inquiétude.

Henry secoua doucement la tête avant de répondre :

— Ce n’est pas important… Tu comptes beaucoup pour moi et… Anna… je t’aime. Je ne veux pas te perdre alors…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Anna se jeta sur lui sans hésiter et l’enlaça fermement, emprisonnant son torse contre elle dans une étreinte pleine d’émotion brute. Les pleurs jaillirent soudainement de ses yeux embués, traçant deux fins ruisseaux sur ses joues délicates avant que les larmes ne tombent sur l’herbe humide comme autant de petites émeraudes scintillantes sous le soleil.

Henry sentit son corps frémir contre le sien, vibrant sous l’intensité des émotions qui la traversaient. Elle semblait être une barque fragile ballottée par les vagues tumultueuses d’une mer agitée. Et même lorsqu’il desserra son étreinte pour lui laisser respirer, elle ne tenta pas d’essuyer ses yeux embués comme auraient pu le faire certaines femmes dans un geste pudique ou gêné.

Dans un mouvement instinctif et naturel, Henry posa ses lèvres contre les siennes. Leur baiser fut bref mais chargé d’une intensité qui semblait suspendre le temps autour d’eux. Lorsqu’il recula légèrement pour plonger à nouveau son regard dans celui d’Anna, il fut frappé par la profondeur infinie qu’il y trouva. Ses yeux étaient langoureux et brillants d’allégresse ; ils semblaient être des messagers silencieux des ordres du cœur. Une sincérité pure et lumineuse s’y reflétait comme un miroir parfait.

Anna murmura doucement :

— Pour toujours ?…

Henry répondit sans hésitation :

— Pour toujours.

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Ce moment marqua le début d’un lien indélébile entre eux deux — un amour né sous la pluie mais forgé dans la lumière éclatante du jour.