Enfermez-moi à jamais

7 novembre 2016

Illustration par Kura Kaminari

Lucie, jeune femme de vingt-deux ans, était représentante de commerce dans une modeste entreprise de mécanique située à Orléans, au cœur de la France. Sous ses airs professionnels se cachait une vie marquée par des tragédies familiales et un combat intérieur incessant.


Sa mère, fragile et tourmentée, avait succombé à une névrose obsessionnelle qui l’avait menée au suicide à l’âge de quarante-neuf ans. Cette disparition brutale avait laissé Lucie désemparée, mais ce n’était que le début d’une série de pertes. Son père, quant à lui, était un homme rongé par l’alcool. Ses escapades nocturnes en quête d’ivresse le rendaient souvent imprévisible et dangereux. Le delirium tremens s’emparait de lui régulièrement, transformant sa douleur en menace pour lui-même et pour ceux qui l’entouraient. À cinquante-huit ans, il fut retrouvé noyé sur les quais de la Loire, emporté par ce fleuve qui semblait avoir absorbé ses souffrances.

Malgré ses vices, Lucie gardait en mémoire les rares moments où son père avait montré une bonté sincère. Sa mort l’avait profondément bouleversée, la laissant seule face à ses propres fragilités psychologiques. Ces failles avaient pris racine dès son adolescence : à quinze ans, elle avait contracté une scarlatine qui avait affaibli son corps chétif. À l’école, elle était distante, indisciplinée et parfois étrange, suscitant des regards interrogateurs parmi ses camarades.

Après avoir terminé sa scolarité obligatoire, Lucie s’était acharnée à surmonter ses limites physiques et intellectuelles pour avancer dans la vie. Pourtant, elle restait convaincue qu’elle n’arriverait jamais à rien. Ce sentiment d’échec s’était intensifié lorsqu’un psychiatre renommé, Charles-Henry, sous la supervision du directeur du Centre hospitalier spécialisé Georges Daumézon, lui avait diagnostiqué une schizophrénie catatonique. Ce trouble mental se manifestait par des épisodes de mutisme profond et de passivité prolongée, parfois durant des semaines entières. Elle se renfermait sur elle-même dans un silence oppressant.

Incapable de subvenir à ses besoins ou même d’accomplir les tâches les plus simples, Lucie fut internée contre son gré. Dans sa chambre d’hôpital aux murs froids et impersonnels, elle passait ses journées immobile, fixant les murs ou le plafond avec des yeux vitreux. Parfois, des larmes silencieuses coulaient sur ses joues sans qu’elle puisse expliquer leur origine.

Le docteur Charles-Henry tentait désespérément d’établir un contact avec elle. « Lucie », disait-il doucement lors de leurs séances. « Parlez-moi… dites-moi ce que vous ressentez. » Mais la jeune femme restait muette la plupart du temps. Lorsqu’elle trouvait la force de répondre, ses mots étaient empreints d’une douleur poignante : « Je comprends ce que vous dites… mais je n’arrive pas à en sortir. »

À mesure que les jours s’écoulaient dans cet environnement stérile et oppressant, son état empirait. Une autre phrase qu’elle avait confiée au psychiatre résonnait comme un écho lancinant : « Je suis une plaie… je ne sais pas pourquoi vous me gardez ici. » Ces rares moments de lucidité étaient rapidement éclipsés par des crises schizophréniques terrifiantes.

Lorsqu’elle était en crise, Lucie se recroquevillait dans un coin de sa chambre comme une enfant effrayée par un monstre invisible. Elle murmurait des phrases incohérentes ou répétitives : « Il n’y a plus rien… plus rien à faire… » Ces paroles semblaient adressées à quelqu’un que personne ne voyait. Les infirmiers observaient ces scènes avec inquiétude ; bien que sa nonchalance la rende peu dangereuse physiquement, ses crises étaient imprévisibles et parfois violentes.

Ses hallucinations étaient omniprésentes : des voix murmuraient à son oreille des mots incompréhensibles tandis que des ombres dansaient devant ses yeux fatigués. Parfois debout au milieu de la pièce sans bouger ni parler, elle semblait figée dans un dialogue silencieux avec ces visions insaisissables.

Son corps portait également les stigmates de sa maladie : voûtée comme une parkinsonienne en proie aux tremblements invisibles du désespoir, elle marchait d’un pas saccadé qui trahissait sa rigidité physique autant que mentale. Dans ses moments les plus sombres, elle s’accroupissait au sol pour serrer ses mains contre ses oreilles comme si elle voulait écraser ces voix parasites qui envahissaient son esprit. Elle frappait parfois sa tête contre le mur en criant : « Sortez ! Sortez de mon corps ! » Les soignants intervenaient alors pour éviter qu’elle ne se blesse gravement.

La progression inexorable de sa maladie plongeait tout le personnel médical dans un sentiment d’impuissance. Les techniques psychiatriques disponibles à cette époque semblaient inefficaces face à cette détresse profonde et complexe. Lucie oscillait entre auto-accusation et extase morbide ; son regard morne et fixe semblait contempler un monde inaccessible aux autres.

Elle était enfermée dans une spirale où chaque instant devenait une lutte contre elle-même – une lutte qu’elle semblait avoir déjà abandonnée.

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Un jour, Lucie fut transférée dans une cellule capitonnée après une énième crise schizophrénique qui avait alarmé le personnel soignant. La pièce était d’un blanc immaculé, ses murs matelassés absorbant tout son. Elle se tenait là, seule, recroquevillée dans un coin, les genoux ramenés contre sa poitrine. Sa tête reposait mollement contre le mur rembourré, ses paupières mi-closes comme si le poids du monde entier s’était abattu sur elle. Un soupir s’échappa de ses lèvres sèches, presque imperceptible. Le cocktail de Valium, de Quétiapine et de Prozac qu’on l’obligeait à avaler chaque jour engourdissait son esprit autant que son corps.

Quelques mèches rebelles s’échappèrent de sa chevelure désordonnée et vinrent caresser son visage pâle. Elle secoua la tête avec une énergie presque désespérée pour les chasser, mais elles retombèrent aussitôt sur son front. Elle aurait voulu les repousser de ses mains, mais celles-ci étaient fermement emprisonnées dans une camisole de force. Le tissu rugueux de la camisole lui comprimait les bras et les épaules, si bien qu’elle en ressentait des fourmillements constants. Cette prison de toile semblait peser des tonnes.

Depuis combien de temps était-elle enfermée ici ? Cinq jours ? Cinquante ? Le temps s’était dissous dans cette pièce sans fenêtres où la lumière artificielle ne variait jamais. Les infirmiers passaient à heures fixes pour lui administrer ses médicaments ou vérifier son état, mais leurs regards étaient vides de compassion. Certains murmuraient entre eux qu’elle était « schizophrène », d’autres allaient plus loin : « démente précoce ». Ces mots résonnaient encore dans sa tête comme un écho cruel.

Mais ils se trompaient tous. Ils ne savaient rien. Ils refusaient de voir la vérité.

Lucie se souvenait encore de son enfance et des pensées étranges qui l’avaient toujours habitée. Elle avait été fascinée par les animaux qui semblaient adopter des comportements humains. Cette idée l’avait hantée : et si ces créatures avaient leurs propres pensées, leurs propres plans ? Un chien ou un chat pouvait-il aimer ou haïr avec autant d’intensité qu’un humain ? Et si leur intelligence cachée leur permettait d’élaborer des stratégies ? Elle imaginait un chien fidèle devenir un assassin silencieux : faire bouillir de l’eau au milieu de la nuit pour la verser sur un maître endormi, puis l’étouffer avec un oreiller pour masquer ses cris.

« Non… ça n’arriverait jamais », se disait-elle alors pour se rassurer. Les chiens et les chats n’étaient pas une menace réelle. Mais cette pensée n’apaisait pas totalement ses angoisses. Elle était convaincue que l’humanité avait baissé sa garde face à des dangers bien plus grands.

Elle avait peur.

Les trains rugissants qui traversaient les villes comme des bêtes mécaniques incontrôlables ; les bombes suspendues au-dessus du monde comme des épées prêtes à tomber ; les tramways bringuebalants qui semblaient toujours sur le point de dérailler ; les Russes, les Asiatiques brandissant des fusils et des livres rouges ; les océans grouillant de requins aux dents acérées… Tout cela formait une toile d’angoisses qui l’étouffait.

Mais ce n’était pas tout. Lucie savait qu’il existait des forces bien plus hostiles que les humains eux-mêmes. Des entités invisibles observaient en silence, attendant leur heure pour frapper. Elles avaient appris à éliminer ceux qui savaient trop de choses – ceux comme elle. Lucie avait vu des hommes brillants sombrer dans la folie sous le poids de cette menace omniprésente. Certains avaient été réduits au silence par leurs ennemis ; d’autres s’étaient ôté la vie pour échapper à ce cauchemar.

Et puis il y avait ceux qu’on enfermait dans des cellules capitonnées comme celle-ci, hurlant leur vérité dans l’indifférence générale. Ces « fous », comme on les appelait, étaient ignorés, méprisés. Qui pourrait croire leurs paroles délirantes ? Et pourtant… c’était là toute la beauté cruelle du système : dissimuler la vérité derrière le masque de la folie.

Lucie releva lentement la tête et fixa le mur devant elle, son regard vide s’emplissant peu à peu d’une étrange intensité. « Ils ne m’auront pas », murmura-t-elle d’une voix rauque à peine audible. Ses mots se perdirent dans l’épais matelassage qui absorbait chaque son comme un gouffre insondable.

Elle ferma les yeux et se plongea dans ses pensées chaotiques, cherchant désespérément un sens à tout cela. Mais au fond d’elle-même, elle savait qu’il n’y avait aucune issue – seulement cette camisole qui lui broyait le corps et ces murs blancs qui semblaient se refermer sur elle un peu plus chaque jour.

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Contrairement à ce que beaucoup croyaient, la menace qui obsédait Lucie ne datait pas d’hier. Depuis des décennies, des hommes et des femmes avaient tenté de révéler au monde le plan sinistre qui se préparait. Les films, les romans, les œuvres d’art regorgeaient de références voilées. Mais pour protéger leur propre vie, ces visionnaires avaient dû se contenter de sous-entendus, d’allusions si subtiles que personne ou presque n’y avait prêté attention. Ceux qui osaient parler sans détour, eux, disparaissaient rapidement, emportés par une force mystérieuse. On ne savait jamais ce qui leur était réellement arrivé.

Lucie n’était pas folle. Elle le savait. Pourtant, le diagnostic du psychiatre Charles-Henry était sans appel : paranoïa schizophrénique. Elle repensait à cette journée où elle avait crié dans une épicerie bondée que la menace était proche, que certaines races mettaient en péril l’humanité entière. « Pourquoi ai-je fait ça ? » se répétait-elle. Elle s’était exposée sans précaution, sans discrétion. Elle s’en voulait terriblement.

Depuis cet épisode public, sa vie avait changé. Non pas parce qu’on l’avait enfermée immédiatement – elle était simplement rentrée chez elle après sa crise –, mais parce qu’elle sentait désormais un danger constant peser sur elle. Les rires moqueurs des témoins de son délire résonnaient encore dans sa tête. Ils avaient dû plaisanter à son sujet en famille autour d’un dîner, la traitant de folle ou d’excentrique. Pourtant, elle espérait que quelques-uns d’entre eux avaient réfléchi à ses paroles.

Si Lucie se trouvait aujourd’hui dans cette cellule capitonnée, les bras emprisonnés dans une camisole de force, c’était par choix. Elle n’en pouvait plus de vivre sous cette pression insoutenable. Après tout, ceux qu’elle dénonçait tenaient à ce que leur complot reste secret jusqu’à ce qu’ils soient prêts à agir. Toujours se sentir observée, craindre d’être éliminée… cela l’avait poussée à chercher refuge.

Elle avait passé quelques jours chez des amis dans l’espoir de ne jamais être seule. Mais rapidement, elle comprit qu’elle mettait leur vie en danger autant que la sienne. Ses ennemis pourraient frapper là où elle se cachait. Horrifiée par cette idée, elle fit ses valises et partit au matin sans un mot. Ses amis avaient commencé à la trouver étrange ; ils disaient qu’elle avait changé. Ses nuits étaient courtes et agitées ; son visage portait les marques visibles de la peur.

Lucie ne pouvait pas rester dehors longtemps. L’idée même d’être seule dans la rue la terrifiait : ils pouvaient rôder n’importe où. Ne sachant où aller, elle se présenta à l’hôpital psychiatrique et exagéra ses réponses lors des tests pour feindre la folie. Par chance – ou par malheur –, elle réussit et fut admise dans cette cellule capitonnée où elle espérait enfin trouver un semblant de sécurité.

Curieusement, sa vie semblait s’être améliorée depuis son internement forcé. Les médicaments qu’on lui administrait chaque jour apaisaient son esprit tourmenté et l’aidaient à dormir profondément. Ici, entourée de murs épais et surveillée en permanence par le personnel médical, elle n’avait plus peur d’être attaquée.

Lucie avait renoncé à mettre les gens en garde contre la menace qu’elle percevait si clairement. L’humanité était trop aveugle pour comprendre la vérité. Peut-être que certains survivraient lorsqu’ils attaqueraient… mais pour sa part, elle avait choisi d’abandonner ce combat perdu d’avance et de finir ses jours ici.

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Ce matin-là, Lucie s’approcha de la petite fenêtre ronde incrustée dans la porte de sa cellule et jeta un coup d’œil vers l’horloge accrochée au mur du couloir : huit heures précises. Son estomac criait famine tandis qu’elle attendait avec impatience son petit-déjeuner accompagné des médicaments qui calmeraient ses nerfs et lui permettraient de sombrer dans cet état second hypnotique qu’elle recherchait tant.

Une heure passa… puis une autre. À neuf heures quinze, l’infirmier n’était toujours pas venu. Lucie se leva nerveusement et commença à marcher de long en large dans sa cellule matelassée. Son estomac gargouillait bruyamment ; pourtant, elle ignorait ces signaux physiques pour se concentrer sur autre chose – sur le calme inquiétant du couloir.

Elle s’approcha à nouveau de la porte et fixa le couloir désert par la petite fenêtre ronde avec un regard inquiet. Rien ne semblait anormal… mais une idée sournoise s’insinua dans son esprit : *Et si… ?*

Non ! Elle secoua la tête pour chasser cette pensée absurde : ils ne pouvaient pas être prêts maintenant ! L’humanité était encore forte ; leurs plans ne pouvaient pas avoir abouti si tôt… Pourtant, cette crainte refusa de disparaître complètement.

Lucie recula lentement jusqu’à un coin de sa cellule et s’y recroquevilla comme une enfant effrayée par un monstre invisible. Si leur plan était en marche… alors ils viendraient bientôt pour elle.

Des bruits de pas résonnèrent soudainement dans le couloir vide : réguliers, secs… approchant inexorablement de sa porte. Lucie sentit son corps se couvrir d’une sueur froide tandis qu’elle fixait nerveusement la petite fenêtre ronde avec un mélange d’effroi et de résignation.

Une ombre apparut devant la vitre.

Puis une tête étrange : deux grands yeux ronds brillants d’une lueur inquiétante ; une fourrure grisâtre ; deux oreilles longues et pointues dressées vers le plafond ; un rictus mauvais dévoilant des incisives acérées… Un lapin géant ? L’absurdité grotesque du visage déclencha chez Lucie un rire incontrôlable qui monta crescendo jusqu’à devenir hystérique.

Ses rires se transformèrent soudain en sanglots étouffés… puis tout devint flou.

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— Ça empire ? demanda Charles-Henry en allumant calmement son cigare.

— Oui… je le crains, monsieur.

Le psychiatre soupira légèrement avant de répondre :

— Préparez une ampoule de Zyprexa, elle est sur le plateau.

Dans sa cellule capitonnée mal ajustée, Lucie continuait de rire et pleurer simultanément – prisonnière d’un délire dont personne ne pouvait la sauver.