Des différends à Seelow

20 avril 2016

Illustration par Kura Kaminari

Deux soldats, silhouettes fantomatiques dans l’obscurité glaciale, se tenaient entre un matelas déchiré et des palettes imbibées d’humidité, dans une usine abandonnée où le temps semblait s’être figé. Le vent s’insinuait à travers les ouvertures béantes des murs, faisant grincer les structures métalliques comme une plainte lugubre. Dehors, une giboulée s’entremêlait à une neige lourde et silencieuse, chaque flocon tombant avec une précision presque funèbre.

Les toits délabrés croulaient sous le poids des cristaux de glace, étincelants sous la lumière froide de la lune. Les fenêtres, craquelées et recouvertes d’un givre délicat, renvoyaient des éclats argentés, comme si elles pleuraient des larmes gelées. L’usine tout entière semblait respirer la désolation, un mausolée de fer et de rouille perdu dans un hiver sans fin.

Au-dessus de ce paysage sinistre, quelques oiseaux téméraires tentaient de voler. Mais le froid mordant s’accrochait à leurs plumes comme une malédiction. Ils se débattaient contre l’air glacial, leurs ailes raidies par le gel, avant de succomber et de chuter lourdement dans la cour enneigée. Leur descente évoquait celle des bombes : brutale, implacable. Leurs corps inertes s’ajoutaient aux débris éparpillés – un chaos figé dans le silence.

Partout autour d’eux s’étendaient des vestiges d’un monde brisé : ferrailles tordues, machines-outils rongées par la rouille, palettes détrempées et conteneurs ensevelis sous une couche immaculée de neige. La cour principale portait les stigmates d’une guerre sans pitié. Des cratères béants marquaient le sol, témoins muets des explosions récentes. Les restes de chars d’assaut gisaient comme des carcasses d’animaux préhistoriques, entourés de cadavres humains figés dans des postures grotesques. Fusils brisés, douilles éparses et éclaboussures de sang dessinaient un tableau macabre où se mêlaient terreur et désespoir.

Dans ce décor apocalyptique, les bombardiers soviétiques continuaient leur œuvre destructrice avec une régularité implacable. Les "oiseaux de fer" sillonnaient le ciel noirci au-dessus des fronts orientaux, Berlin en tête de leur liste de cibles. Le rugissement sourd des moteurs se mêlait au fracas des explosions qui ébranlaient les ruines déjà fragiles de la capitale allemande.

*

Pendant ce temps, dans les cercles du pouvoir nazi, Adolf Hitler désignait Theodor Busse comme général d’infanterie de la 9e armée après une série de discussions enflammées. Busse confiait alors à Gotthard Heinrici la tâche ardue de rassembler et diriger les divisions d’infanterie fragmentées pour repousser l’avancée soviéto-polonaise vers Berlin.

Gotthard Heinrici prenait position sur les rives glacées du fleuve Oder, entre Francfort et Seelow, traçant une ligne fragile entre l’Allemagne et la Pologne. Ses troupes tenaient bon malgré leur infériorité numérique face aux forces soviétiques et polonaises qui cherchaient à percer leurs défenses pour atteindre Berlin. Le fleuve devenait un théâtre d’affrontements féroces où chaque mètre gagné ou perdu coûtait des vies.

Cette nuit-là, l’Armée rouge se retirait temporairement pour préparer une nouvelle attaque sous la direction du commandant Gueorgui Joukov. Les projecteurs allemands balayaient les collines enneigées autour de Seelow, aveuglant les chars ennemis qui tentaient laborieusement d’avancer dans l’obscurité glaciale. Les tirs soviétiques pilonnaient sans relâche les positions allemandes mais manquaient souvent leur cible dans cette nuit opaque.

Gotthard Heinrici voyait poindre une lueur d’espoir au milieu du chaos. La stratégie qu’il avait mise en place consistait à faire replier ses troupes sur des lignes secondaires pour minimiser les pertes face aux bombardements aveugles ennemis. Cette tactique habile permettait aux soldats allemands de conserver leurs forces tout en ralentissant l’avancée soviétique.

Dans les hauteurs autour de Seelow, le paysage se transformait en un champ de ruines : façades éventrées par les obus, routes ensevelies sous des tonnes de gravats et arbres arrachés par la violence des explosions. La mort régnait partout – soldats tombés au combat, civils pris au piège dans ce cauchemar sans fin – mais certains continuaient à lutter désespérément pour survivre ou défendre leur patrie.

Chaque instant était marqué par le fracas des murs qui s’effondraient et le hurlement du vent chargé d’une odeur âcre de poudre et de sang. La guerre consumait tout sur son passage : bâtiments majestueux réduits en poussière, forêts calcinées par les flammes et vies humaines brisées en un battement de cœur.

Mais malgré cette destruction totale, certains soldats trouvaient encore la force de tenir leurs positions sur ces collines glaciales. Peut-être étaient-ils animés par un sens du devoir déformé ou simplement par l’instinct primal qui pousse à survivre coûte que coûte. Dans cette nuit glaciale où chaque souffle semblait voler un peu plus de chaleur vitale aux hommes comme à la terre elle-même, l’espoir brillait faiblement – fragile mais tenace – comme une flamme vacillante dans l’obscurité oppressante.

*

Chanal Rosenberg était l’une de ces âmes perdues, happées par la guerre et façonnées par ses absurdités. Adossée aux palettes détrempées, blottie contre un vieux matelas rongé par l’humidité, elle faisait partie de la 9e armée. À vingt-trois ans, elle portait fièrement le titre de tireuse d’élite volontaire, enrôlée dans l’Armée de terre depuis 1944.

Ses longs cheveux blonds ondulés encadraient un visage marqué par une beauté froide et distante. Ses yeux bleus, perçants comme des éclats de glace, semblaient scruter l’horizon avec une intensité presque surnaturelle. Malgré son uniforme masculinisé, Chanal conservait une coquetterie singulière : une façon de nouer son foulard ou de maintenir ses bottes impeccablement cirées. Sa présence près des champs de bataille était inhabituelle, presque déroutante. Pour certains, c’était un réconfort inattendu dans cet enfer ; pour d’autres, une énigme.

Mais ce n’était pas seulement son apparence qui attirait les regards et suscitait les murmures. Chanal représentait un cas complexe que les médecins nationaux-socialistes qualifiaient de « confusion mentale ». Ce diagnostic flou désignait une forme atypique de stabilité psychique mêlée à des accès névrotiques. Les médecins attribuaient ces épisodes à un état mélancolique latent, souvent ponctué de crises brèves mais intenses. Ces épisodes venaient et repartaient comme des ombres fugaces, laissant derrière eux une Chanal apparemment inchangée mais intérieurement ébranlée.

Ce soir-là, elle partageait son poste avec Heinrich Wickmayer, un autre tireur d’élite. Tous deux étaient installés au deuxième étage de l’usine désaffectée, dans une pièce glaciale où l’humidité suintait des murs fissurés. La tension entre eux était palpable.

Heinrich n’appréciait pas la compagnie de Chanal. Il la regarda avec une expression mêlant frustration et résignation avant de rompre le silence.

— J’ai bien souffert de vous qui êtes ma camarade, déclara-t-il d’un ton acerbe. Je ne saurais me consoler de cette peine, bien que j’essaie encore de puiser en vous une certaine bienveillance.

Chanal resta silencieuse, ses yeux fixés sur un point indéfini dans la pièce.

— Vous comprenez ? insista-t-il.

— Oui, répondit-elle simplement.

— J’ai tenté de comprendre.

— Je sais. Moi aussi.

— C’est difficile à expliquer.

— Je sais.

Heinrich semblait chercher ses mots, comme s’il hésitait à franchir une ligne invisible.

— Mais je me dois de comprendre, ajouta-t-il finalement.

Chanal tourna lentement la tête vers lui et lâcha d’une voix plate :

— Je vais me suicider.

Heinrich fronça les sourcils, déconcerté par la brutalité de sa déclaration.

— Vous divaguez.

— C’est la vérité.

— Vos divagations ? Je n’en doute pas.

Chanal planta son regard dans le sien. Ses yeux avaient perdu leur éclat habituel ; ils étaient devenus vitreux, presque morts. Elle voulait exprimer du mépris, mais aucune émotion ne transparaissait réellement sur son visage figé.

— Revenons-en à la discussion, Chanal, reprit Heinrich en essayant de ramener la conversation sur un terrain plus rationnel.

Elle détourna les yeux et murmura :

— Je souffre.

— Oui… la souffrance… quel fléau…, répondit-il avec un soupir las.

— La souffrance… la guerre…, continua-t-elle comme si elle parlait à elle-même.

— Oui, la guerre aussi…, acquiesça Heinrich d’un ton qui trahissait une fatigue profonde.

Un silence pesant s’installa entre eux avant que Chanal ne reprenne :

— Tuer un Allemand… c’est les tuer tous…

Heinrich hocha lentement la tête avant d’ajouter :

— C’est vrai… Mais surtout cet Allemand-là…

Leurs regards se croisèrent à nouveau dans cette pièce glaciale où chaque mot semblait résonner comme un coup de feu. La guerre les avait transformés en ombres d’eux-mêmes – des êtres hantés par leurs propres pensées et par les horreurs qu’ils avaient vues ou commises. Le froid mordant qui imprégnait l’usine n’était rien comparé à celui qui s’était installé dans leurs âmes.

Chanal Rosenberg était une âme tourmentée, en proie à des idées délirantes qui s’ajoutaient à la tristesse chronique qui l’avait toujours accompagnée. Ses démons intérieurs la hantaient sans relâche, la poussant à envisager l’ultime échappatoire : la mort. Peu importait où elle se trouvait, son esprit ne cessait de chercher une issue, une fuite hors de ce monde. Cette obsession ne l’avait pas quittée depuis qu’elle était arrivée ici, dans cette usine désaffectée où le froid et l’humidité semblaient refléter son propre désespoir.

Chanal, avec ses longs cheveux blonds ondulés et son regard bleu glacé, était une énigme vivante. Elle cherchait constamment à se sauver, mais cette nuit-là, ses pensées prenaient une tournure encore plus sombre. Elle parlait davantage, ses mots devenant le reflet de sa psyché fracturée. Dans un souffle presque désespéré, elle se mit à confesser des choses qui trahissaient son état mental.

— Je l’ai tué parce que j’avais peur, murmura-t-elle.

Heinrich Wickmayer, son camarade et compagnon d’infortune, la scrutait avec une méfiance mêlée de colère.

— Peur de lui ou de vous-même ? demanda-t-il d’un ton tranchant.

— J’étais inquiète.

— Il était l’un des nôtres.

Chanal détourna le regard vers la fenêtre fissurée où le clair de lune illuminait les flocons de neige qui dansaient dans l’obscurité. Elle semblait ailleurs, perdue dans un univers qu’elle seule pouvait voir.

— L’astre mélancolique avait observé la Terre d’un triste sort et, dans sa lueur rouge, avait passé le tournant de la mort, dit-elle soudainement d’une voix rêveuse.

Heinrich fronça les sourcils.

— Je ne suis pas d’humeur poétique.

— *Poétesse*, corrigea-t-elle avec un sourire amer. Vous voyez, Heinrich ?

— Quoi ?

— Le clair de lune.

— Oui, et alors ?

Elle fixa le ciel avec une intensité presque mystique.

— Le ciel me semble comme un champ de neige.

Heinrich claqua sa langue contre son palais, agacé.

— Assez ! Vous délirez !

Mais Chanal continua comme si elle n’avait pas entendu.

— Quand je le vis au loin… comme un halo brillant sous ce clair de lune… sous sa douce clarté mêlée au champ de neige… et ce halo… L’Armée rouge…

Heinrich la coupa brusquement :

— Ce n’était pas un bolchevik. C’était un soldat allemand. Vous avez tué un soldat allemand. De notre patrie ; de notre sang. Vous comprenez ce que je vous dis ?

Chanal hocha la tête avec lenteur avant de répondre d’une voix éteinte :

— Le repos de la sépulture vaut cent fois mieux pour lui.

Son visage exprimait une souffrance profonde, presque insupportable. Elle n’était plus qu’une ombre d’elle-même – une jeune femme brisée par une maladie insidieuse qui dévorait son esprit et son âme. Heinrich serra les dents.

— Je ne vous permets pas de dire de telles absurdités ! s’exclama-t-il avec véhémence.

— La guerre est absurde.

Il éclata :

— Vous ! C’est vous qui êtes absurde ! Assumez la responsabilité de votre acte ! Bon Dieu ! Nous combattons pour notre liberté, Chanal ! Nous avons gravé dans nos cœurs ce droit sacré !

Mais Chanal semblait imperméable à ses paroles. Elle murmura doucement :

— Mon cœur erre dans ce champ de bataille et voit les morts arborant leur croix de bravoure où s’ajoutera une croix sépulcrale à leur tombe. J’espère que nos corps ne seront pas trop déchiquetés… ainsi on pourra nous identifier. Je souhaite avoir une tombe d’honneur au Cimetière boisé de Berlin-Zehlendorf… avec plein de sorbiers.

Heinrich sentit un frisson parcourir son échine. Elle était folle, pensa-t-il. Complètement folle. Mais il savait aussi que cette folie était contagieuse – qu’elle pouvait infecter même les esprits les plus solides dans cet enfer qu’était devenu leur quotidien.

Chanal soupira :

— Combien je serais redevable à qui me débarrasserait de ma vie…

Il rétorqua sèchement :

— Vous avez juré de combattre jusqu’au dernier souffle.

Elle répondit simplement :

— Je me bats à vos côtés.

Heinrich secoua la tête avec dédain :

— Vous mentez.

Chanal esquissa un sourire triste :

— Je l’ai promis au Führer en personne…

Mais Heinrich n’en pouvait plus. Il cala son Karabiner 98k sur son épaule et braqua sa carabine sur elle. La croix de fer 2e classe accrochée à son uniforme – un cadeau du Führer lui-même – scintillait faiblement sous le clair de lune.

Chanal écarquilla les yeux en voyant le canon pointé vers elle.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.

Elle posa ses petites mains contre sa poitrine comme pour se protéger, mais Heinrich ne bougea pas. Son regard était froid, implacable.

— Vous êtes folle. Les malades mentaux doivent être systématiquement tués. Vous en êtes consciente. Vous qui prétendez être une fervente admiratrice du Führer… vous ne discuteriez pas ses ordres.

Chanal tenta désespérément de le convaincre qu’elle était saine d’esprit. Mais ses mots étaient vains ; Heinrich avait déjà pris sa décision. Lorsqu’il pressa la détente, tout sembla s’arrêter : le bruit assourdissant du tir résonna dans toute l’usine tandis que la balle transperçait le thorax de Chanal avant d’atteindre son cœur. Sa croix de fer voltigea sur le sol humide tandis que son corps s’effondrait lentement sur le côté.

Leurs regards se croisèrent une dernière fois avant qu’elle ne ferme les yeux pour toujours. Son âme semblait s’envoler vers un monde meilleur – ou peut-être simplement vers l’oubli éternel.

Cette nuit-là marqua également la fin pour Heinrich Wickmayer : il mourut quelques heures plus tard lors d’une offensive ennemie qui prit le dessus sur leurs dernières lignes défensives. Dans l’indifférence totale, il succomba au milieu du chaos – un autre nom perdu parmi tant d’autres dans cette guerre absurde où honneur et loyauté n’étaient que des illusions brisées par la réalité impitoyable du combat.