Dernier jour d’ivresse
20 décembre 2017
Illustration par Kura Kaminari

Il n’avait jamais su mener une entreprise à son terme. Chaque tentative, chaque projet, chaque rêve s’effondrait comme un château de cartes sous le souffle cruel du destin. Une malédiction semblait s’être accrochée à lui, implacable et tenace, transformant sa vie en un enchaînement de ratages et d’errances désespérées. Il n’avait rien, absolument rien : ni travail, ni maison, ni famille. Seul son élixir lui tenait compagnie. Il buvait sans relâche, jour et nuit, noyant son existence dans la vodka et le whisky.
L’ivresse était devenue une extension de son être, une seconde peau dont il ne pouvait se défaire. Il était de ceux que l’on croise au détour d’une rue, allongés sur des cartons, les yeux vitreux et l’esprit embrumé, tandis que les passants détournaient le regard avec gêne ou indifférence. Ces braves gens, sobres et droits, passaient à côté de lui comme s’il n’existait pas.
Il était né sous le signe de l’alcool. Dès ses premiers souffles, il avait été imprégné par les vapeurs toxiques qui avaient traversé le corps de sa mère pour se loger dans le sien. Diagnostiqué « nourrisson intoxiqué », il avait hérité d’un lourd fardeau qu’il n’avait fait qu’alimenter au fil des années. Son père avait trouvé une solution radicale à ses pleurs incessants : trois lampées de fond de bouteille dans le biberon suffisaient à apaiser ses cris. « Quand on a soif, on boit de la bière ; quand on n’a pas soif, on boit du vin », lui répétait-il avec une conviction presque religieuse.
La vinasse était devenue sa madeleine de Proust. Elle portait en elle l’odeur de son enfance : celle de sa mère, celle de son père et celle de ses frères et sœurs. Elle était son oxygène, son eau, sa nourriture, ses rêves et ses amours. Mais elle était aussi la source de ses tourments.
Ce soir-là pourtant, il avait pris une décision radicale. Il allait se libérer de ce fardeau qui pesait sur ses épaules depuis toujours. Il allait arrêter de boire. Pas pour préserver sa santé – il se moquait bien des conséquences physiques –, mais pour goûter à cette étrange notion qu’on appelait la « normalité ». Avant que la vie ne l’abandonne définitivement, il voulait se faire un cadeau : marcher droit sans tituber, parler sans bafouiller, croiser des regards sans être évité comme un pestiféré.
Ce soir serait le début d’une nouvelle existence.
Point final.
Quand la nuit tomberait sur la ville, il viderait ses bouteilles dans le caniveau et s’assiérait sur le trottoir, adossé au mur froid pour contempler le ciel étoilé. Il vomirait probablement ses tripes dans l’attente du jour nouveau. Et lorsque l’aube pointerait enfin à l’horizon, tout changerait.
Frissonnant sous les affres du manque – peut-être même délirant –, il irait voir Martine au secours catholique pour obtenir des vêtements propres. Ensuite, il prendrait les transports publics sans tricher et s’offrirait une douche brûlante du côté de Ménilmontant. Avec quelques pièces en poche, il achèterait du shampoing et du savon parfumé à la lavande. Bien coiffé et les mains dans les poches, il se promènerait à Belleville en sifflotant… Peut-être serait-il heureux ? Si heureux qu’il oublierait même son élixir. Il deviendrait un autre homme : un homme lucide.
La lucidité… Voilà ce qu’il cherchait.
Mais cette clarté nouvelle lui révélerait aussi les cruelles injustices du monde : la loi impitoyable du plus fort ; une justice partiale ; des pauvres dévorés par leurs espoirs vains qui finiraient par mourir comme ils étaient nés – sans rien. Trimer toute une vie pour rien… Quelle ironie amère.
En passant devant ceux qui gisaient encore sur le trottoir – ivres morts –, il se demanderait s’il aurait un regard pour ces âmes perdues qui partageaient son ancienne condition. Eux aussi avaient abandonné leurs rêves ; eux aussi portaient dans leur cœur une désolation infinie. Ils avaient perdu foi en Dieu, en l’État… et en l’Homme.
Mais Dieu que cette lucidité lui donnerait soif !
Demain viendrait alors avec ses promesses fragiles : demain il serait un con comme les autres – un con joyeux peut-être –, sobre pour la première fois depuis toujours. Et quand la nuit reviendrait avec son obscurité pesante, quand ses jambes céderaient sous le poids du doute et du regret, il rejoindrait les siens près de la gare du Nord.
« Peut-être bien qu’on a fait de toi un boit-sans-soif », lui diraient-ils avec un sourire narquois. « Mais toi… pauvre abstinent… qu’as-tu fait ? »