Bribes de souvenirs

11 janvier 2018

Illustration par Kura Kaminari

Elle avançait, encore et toujours, comme si fuir pouvait la sauver. Ses pas s’accéléraient, martelant le sol avec une urgence presque désespérée. À voix haute, elle comptait chaque foulée, un rituel dérisoire qu’elle avait inventé pour étouffer les pensées qui la hantaient. Ces pensées étaient des ombres insidieuses, toujours les mêmes, revenant inlassablement pour la ramener à cette douleur qu’elle n’avait jamais réussi à maîtriser. Une douleur vive, acérée comme une morsure venimeuse, prête à l’emporter à tout instant. Ses nuits étaient devenues des gouffres sans fin, s’étirant jusqu’à l’aube dans un silence oppressant. Elle ne savait plus comment rêver. Ses insomnies étaient des sanctuaires où elle récitait des prières à demi-murmurées, comme des incantations pour conjurer le vide.

Son nom était Yoona Jiyoung.

Dans son esprit régnait un chaos incessant. Un bourdonnement de mots se mêlait aux peurs et aux angoisses qui surgissaient avec la nuit. Elles l’assaillaient, la malmenaient, la poussaient au bord du précipice. Elle vacillait sous leur poids, attirée par l’abîme qui semblait l’appeler. Le désarroi et les sanglots trop nombreux brouillaient sa perception du présent. Ce dernier s’effaçait peu à peu, remplacé par un passé omniprésent qui s’imposait comme un tyran. Les souvenirs jaillissaient en vagues brutales : sons éclatants, murmures furtifs, impressions fugaces. Des voix riaient dans sa mémoire, mais elles étaient bientôt remplacées par des silences lourds et écrasants. Dans les replis de cette douleur infinie, une femme pleurait.

Yoona se souvenait de cette femme. Elle était là, assise à ses pieds, serrant contre elle un poupon bleu comme si ce dernier pouvait apaiser son chagrin. Yoona pleurait avec elle ce jour-là. Désemparée devant tant de tristesse, elle avait posé ses petites mains d’enfant sur celles de la femme qui tremblaient sans relâche. Les larmes coulaient en torrents sur le visage blême de cette inconnue qui semblait disparaître lentement dans l’obscurité de la nuit. Yoona n’était qu’une petite fille alors, mais elle avait fredonné une berceuse douce et fragile pour tenter de retenir cette femme un instant de plus dans le monde des vivants.

Et maintenant, Yoona marchait encore. Son corps frêle était secoué par des frissons qu’elle ne pouvait contrôler. Elle leva la tête vers le ciel en quête du soleil ; il était déjà loin derrière elle, réduit à une lueur pâle qu’elle distinguait à peine. Ses pas fatigués la portaient dans les rues désertes de la ville où les ombres furtives des passants anonymes se fondaient dans la nuit épaisse. Elle finit par s’arrêter dans un jardin public abandonné par les rires des enfants. Entre les toboggans rouillés et les balançoires immobiles, elle trouva enfin le silence qu’elle cherchait désespérément. Elle s’assit sur un banc froid et ferma les yeux. Ses pensées étaient saturées d’une tristesse profonde qui faisait résonner en elle le manque cruel d’une joie perdue — une joie innocente qui appartenait désormais au passé.

Un soir… ou peut-être était-ce un matin ?

Elle n’arrivait plus à s’en souvenir.

Tout ce qu’elle savait, c’est qu’un grain de sable avait grippé brutalement la mécanique bien huilée d’un bonheur paisible. Depuis ce jour-là, une mélancolie tenace s’était installée en elle comme une ombre indélébile. Elle traçait sur son corps des cicatrices invisibles mais bien réelles : des signes gravés à même sa chair qui portaient le témoignage muet d’un effondrement intérieur abyssal. Ce jour-là précisément, elle avait frôlé une frontière que les enfants ne savaient pas nommer — une limite où l’innocence se brise et où l’inconnu dévore tout sur son passage.

Une main était apparue dans ce néant où elle s’était réfugiée — une main tremblante de peur et de chagrin mais vibrante de vie malgré tout. Le cœur de Yoona avait battu violemment dans son corps dévasté lorsqu’elle sentit cette main contre la sienne. Elle l’avait saisie avec toute la force qu’il lui restait et ouvert les yeux sur un visage illuminé par un sourire sincère : celui d’une personne qui voulait désespérément qu’elle reste en vie.

Ce sourire avait été une lumière dans ses ténèbres — une lumière fragile mais suffisante pour lui rappeler que quelque part au-delà de sa douleur existait encore une raison de continuer à marcher…

— Madame, il est temps de partir. Je dois fermer le jardin pour la nuit.

La voix du gardien la tira de ses pensées. Elle se leva à contrecœur, abandonnant le banc qui avait recueilli son poids et ses tourments. Dans la rue, le froid mordait sa peau, mais elle n’y prêta guère attention. Elle trouva refuge dans un café aux lumières tamisées, une bulle de chaleur au milieu de la nuit glaciale. Elle commanda un chocolat chaud, insistant pour qu’il soit recouvert d’une épaisse couche de mousse et saupoudré généreusement de cacao. Sa voix, essoufflée et teintée d’une douceur enfantine, attira l’attention du garçon derrière le comptoir. Il resta figé, ses yeux scrutant son visage comme s’il cherchait à percer un mystère. Ce n’est que lorsqu’un autre client l’interpella qu’il se détourna à regret, laissant derrière lui un sourire béat.

Yoona s’installa à une table près de la fenêtre et vida son sac : des gants usés, deux livres aux couvertures fatiguées, quelques bonbons colorés, un portefeuille élimé, un carnet bleu écorné et un paquet de cigarettes. Mais rien pour écrire. Elle releva les yeux vers le garçon du café et l’interpella.

— Excusez-moi… auriez-vous un stylo ou un crayon ? J’ai envie d’écrire.

Il s’approcha avec curiosité.

— Écrire quoi ? demanda-t-il.

— Le deuil de temps anciens, répondit-elle après une pause.

— Rien d’autre ?

— Si… la commémoration. Mais je ne sais pas comment. Avec quels mots ? Dans quelle langue ? Les mots que je connais sont trop faibles… ou peut-être trop brutaux.

Elle baissa les yeux vers ses mains tremblantes et reprit d’une voix presque suppliante :

— Donnez-moi quelque chose pour écrire… s’il vous plaît. J’ai peur que ma mémoire me trahisse complètement. Elle s’efface déjà, elle glisse entre mes doigts comme du sable. Et cette solitude… elle est partout. Elle résiste à tout : aux amis, aux amours… Peut-être qu’en écrivant, ça ira mieux…

Le garçon hocha la tête en silence et posa un stylo devant elle avec sa boisson fumante.

Yoona se pencha sur son carnet bleu et noircit plusieurs pages d’une écriture nerveuse et pressée. Les mots coulaient sans retenue, mais ils ne parvenaient pas à apaiser la douleur qui grondait en elle. Chaque phrase semblait creuser davantage l’abîme au lieu de le combler. Épuisée et défaite, elle barra rageusement toutes les lignes qu’elle venait d’écrire et abandonna le stylo sur le coin de la table. Pourtant, l’urgence demeurait : cette nécessité viscérale de panser des blessures invisibles qui continuaient de saigner en silence. Ces blessures étaient des archives scellées dans une langue maternelle devenue étrangère, une langue qu’elle ne savait plus manier pour exprimer l’indicible.

Elle revoyait encore cette scène lointaine qui refusait de s’effacer : une femme pleurait dans l’ombre d’un passé figé. Yoona, petite fille à cette époque, tenait son poupon bleu contre elle en fredonnant une berceuse maladroite pour apaiser cette détresse insondable. Mais ses prières enfantines n’avaient rien changé. La femme continuait de pleurer, inconsolable.

Cette image vieille de quarante ans la hantait toujours. Qui était cette femme au visage défait par la tristesse ? Pourquoi pleurait-elle ainsi ? Une photographie lui revenait souvent en mémoire : elle y apparaissait avec sa sœur Saejin, serrant son poupon bleu dans ses bras potelés d’enfant. En arrière-plan, floue mais présente, une femme était assise sur les marches d’un perron. Son regard vide semblait ne plus attendre quoi que ce soit : ni de la vie, ni des autres, ni même de Dieu.

Un soir, Saejin lui avait murmuré quelques mots qui avaient dissipé une partie du brouillard.

— Yoona… cette femme triste sur la photo… c’est maman. Tu ne te souviens pas ? Tu avais quatre ans quand c’est arrivé…

Maman.

Le mot résonnait comme une cloche fissurée dans son esprit. La douleur de sa mère était devenue sa propre douleur — un héritage empoisonné qu’elle portait depuis toujours sans savoir comment s’en défaire. Yoona avait été témoin du séisme qui avait brisé sa mère en mille morceaux. Malgré tous ses efforts d’enfant pour combler ce vide béant avec des sourires ou des chansons maladroites, elle n’avait pu empêcher la folie de prendre racine.

Elle buta encore sur cette déchirure en écrivant ce soir-là au café : une plaie béante qu’aucun mot ne pouvait refermer. Le temps avait figé cette scène dans une enfance fracassée où tout était resté suspendu sous un silence oppressant. Yoona cherchait désespérément une brèche pour atteindre sa mère à travers les années écoulées — pour lui crier qu’elle était là, qu’elle n’était jamais partie.

Mais sa mère ne répondait pas.

La folie avait tout emporté : les souvenirs partagés, les gestes tendres, les instants où elle tressait doucement les cheveux de Yoona en une natte ornée de rubans blancs… Tout cela n’était plus qu’un mirage inaccessible.

Yoona se sentait dériver sans ancrage dans un océan d’oubli et d’errance. L’écriture était devenue son dernier refuge — le seul moyen d’invoquer cette mère absente qui continuait pourtant à hanter chaque recoin de son existence. Mais savait-elle que cette folie rôdait aussi autour d’elle ? Dans sa solitude étouffante et ses déambulations nocturnes, Yoona sentait parfois l’ombre maternelle planer sur elle comme une menace silencieuse.

Sa sœur disait que leur mère avait quitté la raison comme on quitte une maison trop lourde à porter — brutalement et sans retour possible. Murée dans cet ailleurs inaccessible, elle s’était réfugiée dans des histoires confuses pour anesthésier sa souffrance… mais les pleurs n’avaient jamais cessé.

Yoona les entendait encore aujourd’hui : ces sanglots ininterrompus qui résonnaient comme un écho cruel dans son esprit fatigué.

*

Il n’y a personne dans ma vie — seulement toi, maman. Ou plutôt ce qu’il reste de toi : des fragments épars qui flottent dans ma mémoire comme des îles perdues au milieu du néant.

Le souvenir est tout ce que j’ai pour combattre l’oubli.

Sache-le : malgré ton absence totale et absolue… je te conjugue toujours au présent dans mes écrits.

Vois comme je ne peux t’oublier !