Balade en soirée

25 janvier 2018

Illustration par Kura Kaminari

Dans un village pittoresque du sud de l’Italie, niché entre collines verdoyantes et oliviers séculaires, vivait une jeune fille de dix-sept ans, Flora Colombo. Sa beauté délicate, presque éthérée, contrastait cruellement avec l’obscurité qui semblait envelopper son âme. Selon le médecin du village, un homme à la voix grave et aux lunettes cerclées d’or, Flora était ce qu’on appelait une « dépressive clinique ». Ses parents, bien que profondément aimants, ne comprenaient pas cette mélancolie qui consumait leur enfant. Eux, gens simples et pragmatiques, voyaient la vie comme une succession de tâches à accomplir sans trop réfléchir aux tourments de l’esprit.

Flora avait cessé de fréquenter l’université depuis des semaines. Chaque jour était une lutte silencieuse contre un vide intérieur qu’elle ne parvenait pas à combler. Ses journées se résumaient à des gestes mécaniques : s’habiller avec difficulté, grignoter un morceau de pain avant de retourner se réfugier dans son lit pour des heures interminables de sommeil. Sur sa table de chevet trônait une armée de flacons colorés – des médicaments psychiatriques prescrits par le docteur du village. Ce dernier, bardé de diplômes prestigieux obtenus dans les grandes universités de Bologne, vantait les mérites de ces pilules comme autant de petits miracles capables d’éclairer les ténèbres.

« La jeunesse, disait-il souvent avec une emphase presque théâtrale, est comme les abeilles : elle voltige de fleur en fleur pour récolter le nectar d’un trésor futur. »

Mais les parents de Flora étaient sceptiques. Pour eux, ce médecin n’était qu’un « médicastre », un charlatan aux paroles séduisantes mais aux méthodes douteuses. Ils voyaient ces comprimés multicolores comme des poisons déguisés en remèdes et étaient convaincus que leur fille avait besoin de quelque chose de plus profond que ces artifices chimiques. Pourtant, ils se retrouvaient démunis face à cette situation qui dépassait leur compréhension.

Dans ce contexte sombre et pesant, une lumière venait égayer la vie morose de Flora : Linh Phan. Cette camarade de classe avait dix-neuf ans et était d’origine vietnamienne. Née dans ce même village italien où tout le monde connaissait tout le monde et où les secrets étaient aussi rares que les jours sans soleil, Linh avait grandi avec une curiosité insatiable et une compassion naturelle. Elle était la seule personne qui semblait réellement s’intéresser à Flora et à son mal-être.

Chaque jour après les cours, Linh montait sur son vélo rouge vif et pédalait jusqu’à la maisonnette des Colombo. Les autres amis de Flora avaient choisi l’indifférence ou la médisance : pour eux, elle n’était qu’une adolescente capricieuse qui prétendait être malade pour éviter les responsabilités. Mais Linh refusait ces jugements hâtifs. Elle voyait au-delà des apparences et voulait comprendre ce qui rongeait son amie.

Lorsqu’elle arrivait chez les Colombo, Linh trouvait généralement Flora recroquevillée sous des couvertures épaisses – malgré la chaleur estivale – plongée dans un sommeil profond qui semblait être sa seule échappatoire. Mais ce jour-là était différent.

En approchant du porche de la maison, Linh aperçut son amie assise sur un vieux rocking-chair en bois, bercée doucement par le souffle léger du vent. Flora avait les yeux fermés et la tête inclinée en arrière dans une posture presque méditative. Ses cheveux blonds étaient relevés en torsade élégante, laissant s’échapper quelques mèches dorées qui dansaient au gré du zéphyr capricieux.

— Flora ? appela Linh avec douceur.

La jeune fille ouvrit lentement les yeux et fixa son amie avec une expression indéchiffrable. Son regard glissa sur Linh comme si elle voyait pour la première fois cette silhouette familière : la peau hâlée par le soleil italien, le tee-shirt blanc simple mais lumineux, la jupe plissée qui dévoilait des jambes élancées ornées de sandales noires.

— Flora ? insista Linh en s’approchant davantage. Tu vas bien ?

— Oui… répondit-elle d’une voix faible mais sincère.

— Tu veux faire un tour ? proposa Linh avec un sourire encourageant.

Flora hésita un instant avant de murmurer :

— J’sais pas…

Le dialogue entre les deux jeunes filles semblait suspendu dans l’air comme une note musicale fragile prête à se briser ou à s’épanouir selon le prochain souffle du vent.

Flora ne parlait plus qu’en phrases courtes, sèches, presque mécaniques. Ce n’était pas intentionnel, ni par méchanceté, mais chaque mot lui semblait peser une tonne. Communiquer était devenu un effort douloureux, comme gravir une montagne sans fin. Pourtant, Linh ne se laissait jamais décourager. Elle venait pour aider son amie, pour lui offrir une main tendue dans l’obscurité. Aucun silence, aucune réplique froide ne pouvait ébranler sa détermination.

— Tu veux m’accompagner jusqu’au bord du lac ? demanda Linh avec un sourire chaleureux.

— Non. Y a trop d’monde, répondit Flora sans même ouvrir les yeux.

— Alors on peut aller dans la forêt ! proposa Linh avec entrain.

— J’ai pas envie d’marcher.

Linh fronça légèrement les sourcils, mais ne se laissa pas abattre. Elle tenta une autre approche :

— On peut être deux sur ma bicyclette. Tu veux bien ?

— Pour faire quoi ? murmura Flora, sa voix teintée d’un mélange de lassitude et de scepticisme.

— Je connais un endroit génial ! s’exclama Linh, son enthousiasme débordant presque.

Flora resta silencieuse un moment, ses yeux voilés d’une mélancolie insondable. Elle passa ses doigts dans ses bouclettes dorées qui s’échappaient de sa coiffure soignée, puis rouvrit les paupières pour poser son regard troublé sur Linh.

— Mais… on connaît tous les endroits dans ce village… dit-elle finalement d’une voix douce mais résignée.

Linh ne lâcha pas prise. Elle s’approcha un peu plus, son sourire éclatant comme un rayon de soleil à travers les nuages sombres.

— Allez, grimpe sur mon vélo ! Tu verras !

Flora sentit quelque chose vaciller en elle. Rester enfermée chez elle lui permettait de se perdre dans ses pensées sombres et de ruminer ses malheurs sans interruption. Pourtant, au fond de son cœur meurtri, il y avait ce désir enfoui : celui de retrouver un fragment des bonheurs passés, une lueur consolante au milieu de la tempête. Peut-être que Linh pouvait l’aider à trouver cette lumière.

Avec une hésitation palpable, Flora abandonna son rocking-chair et descendit les marches du porche. Alors qu’elle s’approchait de Linh, cette dernière put enfin voir l’ensemble de son accoutrement : une chemise à carreaux bleutée qui tombait jusqu’à mi-cuisse et dissimulait presque un minishort en jean. À ses pieds, des sandales plates orange révélaient des bracelets de cheville ornés de perles dorées scintillantes sous le soleil déclinant. Chaque bracelet était relié à une bague d’orteil par une fine chaînette élégamment ciselée. L’un portait l’emblème de l’Italie ; l’autre celui du Viêt Nam.

Linh observa Flora avec une admiration discrète mais sincère avant de lui tendre la main pour l’aider à monter sur le vélo. Ensemble, elles roulèrent jusqu’à un endroit isolé près du lac, loin des regards indiscrets et des murmures du village.

---

Assises sur un banc en bois sans dossier qui faisait face à la forêt et aux collines environnantes, elles profitèrent du calme apaisant. Derrière elles scintillait le lac azuré sous les derniers rayons du soleil couchant. Linh avait posé son vélo sur l’herbe et était allée chercher deux cafés glacés dans le distributeur automatique voisin. Les gouttelettes perlaient sur les canettes fraîches lorsqu’elle revint s’asseoir à côté de Flora.

— Tiens, prends ça ! dit-elle en tendant la boisson à son amie avant d’ouvrir sa propre canette et d’en boire quelques gorgées.

Flora prit la canette sans dire un mot et but à petites gorgées avant de murmurer :

— C’était pas c’que j’espérais…

Linh tourna la tête vers elle avec douceur.

— On est mieux ici, tu ne trouves pas ? C’est calme… Et il n’y a personne autour. J’aime bien cet endroit.

Flora hocha légèrement la tête avant de répondre :

— Oui… C’est vrai.

Un sourire illumina le visage de Linh.

— Je suis contente que tu sois venue avec moi aujourd’hui.

Après un moment de silence partagé entre elles deux et le paysage tranquille qui les entourait, Flora posa soudainement une question :

— Dis…

— Oui ? répondit Linh en se tournant vers elle.

— Pourquoi tu fais tout ça ?

Linh haussa légèrement les épaules avant de répondre avec simplicité :

— Parce qu’on est amies.

Flora baissa les yeux vers sa canette glacée qu’elle tenait entre ses mains tremblantes.

— Tu m’aimes bien ? demanda-t-elle timidement.

Linh rit doucement avant de répondre avec assurance :

— Évidemment ! Ça te surprend ?

Flora hésita avant de murmurer :

— J’sais pas c’que tu trouves d’intéressant chez moi…

Linh ne répondit pas tout de suite. Elle fixa le lac scintillant devant elles où le soleil couchant dessinait des reflets d’opale et d’or liquide sur l’eau calme. Puis elle tourna doucement la tête vers Flora et lui dit simplement :

— Tu es toi… Et ça me suffit.

---

Le crépuscule enveloppait lentement le paysage tandis que Linh posait sa tête sur l’épaule de Flora avec tendresse.

— Tes sourires me manquent… dit-elle doucement après un moment.

Flora sentit ses yeux s’embuer alors qu’elle repensait aux jours où tout semblait plus simple – avant que l’université ne devienne un lieu d’humiliation et de douleur insupportable. Une larme solitaire roula sur sa joue alors qu’elle murmurait :

— J’veux plus y retourner…

Linh releva la tête pour croiser son regard brillant sous la lumière tamisée du soir.

— Où ça ? demanda-t-elle doucement.

Flora détourna les yeux vers le lac avant de répondre :

— À l’université… J’veux rester ici… Avec toi…

Un silence lourd mais chargé d’émotions s’installa entre elles avant que Linh ne prenne doucement la main de Flora dans la sienne et lui dise :

— Tu n’es pas seule… Je suis là… Et je serai toujours là…

Le silence s’étirait entre elles, mais ce n’était pas un vide. C’était un espace chargé d’émotions muettes, de pensées inavouées et de battements de cœur qui résonnaient comme des tambours étouffés. Le vent léger caressait leurs visages, jouant avec les mèches de leurs cheveux, tandis que le ciel s’assombrissait peu à peu, parsemé des premières étoiles timides.

Flora leva lentement les yeux vers Linh. Son regard, d’abord hésitant, s’accrocha à celui de son amie. Il y avait dans ces prunelles sombres une profondeur qui semblait vouloir sonder son âme. Linh ne détourna pas les yeux ; elle soutint ce regard avec une douceur infinie, un mélange d’assurance et de tendresse qui fit vaciller Flora.

Leurs respirations se faisaient plus lentes, plus profondes, comme si le monde autour d’elles avait cessé de tourner. Le murmure du lac derrière elles et le bruissement des feuilles dans les arbres semblaient s’évanouir pour laisser place à une bulle où seules leurs présences comptaient.

Flora sentit son cœur battre plus fort, non pas de peur, mais d’une émotion qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps – quelque chose entre la vulnérabilité et l’espoir. Elle tendit timidement la main et effleura du bout des doigts la joue de Linh. Celle-ci ne bougea pas, mais un frisson imperceptible parcourut son corps.

Alors, Flora ferma les yeux un instant, comme pour rassembler son courage, puis les rouvrit avec une résolution nouvelle. Elle se pencha légèrement en avant, ses mouvements hésitants mais sincères. Linh resta immobile, observant chaque geste avec une attention presque religieuse.

Quand enfin leurs visages furent si proches que leurs souffles se mêlèrent, Flora murmura presque inaudiblement :

— Merci… d’être là…

Et avant que Linh ne puisse répondre, Flora posa ses lèvres sur les siennes dans un baiser aussi fragile qu’un pétale tombé d’une fleur. Ce fut un contact bref d’abord, une simple caresse hésitante qui semblait demander la permission plutôt que l’imposer. Mais Linh répondit doucement, fermant les yeux à son tour et laissant ses mains glisser jusqu’aux épaules de Flora pour l’attirer un peu plus près.

Ce premier baiser se transforma en quelque chose de plus profond, plus intense. Leurs lèvres se cherchaient et se trouvaient avec une ardeur contenue, comme si elles avaient attendu ce moment depuis toujours sans jamais oser y croire. Chaque mouvement était empreint d’une délicatesse infinie, mais aussi d’un besoin brûlant de connexion – un besoin qui transcendait les mots ou les explications rationnelles.

Le temps semblait suspendu alors qu’elles s’abandonnaient à cet instant unique. Les étoiles au-dessus d’elles brillaient plus fort, comme pour bénir cette union silencieuse entre deux âmes égarées qui avaient trouvé refuge l’une en l’autre.

Quand enfin elles se séparèrent légèrement, leurs fronts restèrent collés l’un contre l’autre. Flora ouvrit les yeux et croisa le regard brillant de Linh. Il y avait dans ces prunelles sombres une lumière nouvelle – une promesse peut-être ou simplement une compréhension tacite que quelque chose venait de changer entre elles.

— Je… balbutia Flora avant de se taire à nouveau, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressentait.

Linh sourit doucement et effleura la joue de Flora du bout des doigts.

— Tu n’as pas besoin de parler… murmura-t-elle.

Alors elles restèrent là encore longtemps, assises dans l’herbe fraîche sous le ciel étoilé, leurs cœurs battant à l’unisson dans le calme apaisant de la nuit naissante.