Au cœur de Wallis
6 septembre 2017
Illustration par Kura Kaminari

Une épidémie s’était déclarée il y a quelques jours sur l’île de Wallis, un confetti de terre perdu dans l’immensité de l’océan Pacifique occidental. Ce territoire isolé, l’un des trois îlots formant l’archipel français des îles de Wallis-et-Futuna, avait été rapidement placé en quarantaine par la République française. L’objectif était clair : contenir la maladie pour éviter qu’elle ne se propage aux deux autres îles polynésiennes sous souveraineté française.
Sur cette terre où les habitants vivaient principalement d’agriculture et de pêche, la dépendance envers la métropole était totale. Sans ressources à exporter, Wallis reposait entièrement sur les approvisionnements maritimes en matières premières. Mais désormais, tout était suspendu. Les deux aérodromes de l’île, vestiges d’une époque où les Américains avaient laissé leur empreinte plusieurs décennies auparavant, étaient devenus inutiles. L’aéroport de Hihifo, habituellement une porte ouverte vers le monde extérieur, voyait ses pistes désertées. Tous les vols avaient été annulés.
Les seuls visiteurs du ciel étaient les hélicoptères militaires américains qui survolaient sporadiquement l’île. Ces appareils avaient été envoyés à la demande du ministère philippin via le bureau régional du Pacifique occidental. Mais malgré ces reconnaissances aériennes, aucune solution concrète n’émergeait pour venir en aide aux milliers d’habitants piégés sur leur îlot.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont le bureau régional le plus proche se trouvait à Manille, avait pris les rênes de la situation. Un plan de crise devait être élaboré en urgence pour faire face à cette épidémie mystérieuse. Les informations recueillies par des éclaireurs sur place permettaient peu à peu de dresser un tableau inquiétant du fléau.
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Selon des témoignages locaux, les premiers cas étaient apparus autour du 13 octobre dans le district de Hihifo, au nord de l’île, près du village reculé de Tufu’one. Une piste évoquant une tribu sylvestre attira rapidement l’attention des autorités sanitaires.
La maladie se propageait avec une rapidité alarmante et ses effets étaient terrifiants. Bien que les analyses neuropsychologiques manquaient encore, il était évident que le virus détruisait progressivement les fonctions exécutives : langage, mémoire, coordination motrice et même la flexibilité mentale semblaient disparaître chez les malades. La transmission semblait se faire par voie sanguine – morsures, griffures ou léchage d’une plaie – et s’accompagnait d’un comportement cannibale exacerbé. Ce dernier, déjà pratiqué dans certains rites funéraires selon des témoignages locaux, devenait incontrôlable avec l’apparition d’une démence précoce.
Face à cette situation critique, une intervention militaire restait envisagée mais suspendue : le risque d’échec était jugé trop élevé.
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Les recherches menées sur place confirmèrent une hypothèse troublante : une tribu autochtone antique pratiquait encore des rites cannibales funéraires dans la jungle dense de Wallis. Cette tradition ancestrale mêlée à des croyances en sorcellerie aurait permis l’apparition d’une maladie neurodégénérative similaire au kuru – une encéphalopathie spongiforme transmissible autrefois observée en Nouvelle-Guinée. Consommer des organes comme le cerveau ou les viscères semblait être à l’origine du fléau.
Mais ici, la situation prenait une tournure encore plus sinistre : le virus présentait des symptômes combinant anthropophagie et rage furieuse. Pire encore, sa période d’incubation était effroyablement courte – moins d’une heure avant que les premiers signes n’apparaissent. Les chercheurs soupçonnaient une mutation du kuru mais restaient incapables d’expliquer comment ce virus avait ressurgi dans cette région après avoir disparu depuis un demi-siècle.
Ce qui inquiétait le plus était le comportement violent et incontrôlable des infectés. La situation dépassait toute logique médicale ou scientifique connue.
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Alors que les forces armées philippines semblaient dépassées par l’ampleur de la crise, les bases militaires américaines stationnées dans le pays prirent le relais pour organiser une intervention conjointe avec la France.
Depuis Washington D.C., le président américain Donald Trump déclara avec fermeté : « Nous ne pouvons rester spectateurs face à ce désastre qui frappe nos alliés français. La situation est critique et nous devons agir pour protéger ces populations vulnérables. Les États-Unis feront preuve de courage et d’abnégation pour défendre nos valeurs communes : tolérance et respect mutuel. »
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Dans une chaumière délabrée aux abords d’un village déserté, Dolores Nunes était assise contre un tas de sacs de pommes de terre germées. La maison appartenant à son ami Oscár Da Silva avait été transformée en forteresse improvisée : portes et fenêtres barricadées par des planches clouées à la hâte, volets hermétiquement clos. Les deux jeunes gens s’étaient réfugiés au sous-sol où ils avaient renforcé la porte avec un panneau en contreplaqué solidement fixé.
Dolores avait vingt-et-un ans. Originaire du Portugal, elle portait encore son uniforme de travail : chaussures de sécurité usées mais robustes, blouse bleue légèrement froissée sur un tee-shirt gris et une salopette dont les poches débordaient d’outils – pied à coulisse, micromètres et autres instruments typiques d’une tourneuse-fraiseuse expérimentée.
Malgré son allure pratique et fonctionnelle, Dolores dégageait une élégance naturelle qui semblait défier les circonstances sordides dans lesquelles elle se trouvait.
Oscár Da Silva partageait son exil forcé. Âgé de vingt-deux ans, il portait lui aussi une tenue similaire mais moins soignée : sa veste bleu clair pendouillait négligemment sur ses épaules ouvertes sur un tee-shirt vert uni et une chemise à carreaux froissée. Sa carrure imposante contrastait avec son regard souvent indifférent et sa chevelure brune indisciplinée qu’il coiffait machinalement avec ses doigts.
— Ça se mange ce qu’il y a là ? demanda Dolores en désignant un coin sombre rempli de bocaux poussiéreux.
— J’sais pas… Je dors encore… marmonna Oscár sans ouvrir les yeux.
— Tes bocaux sont pas périmés ?
— J’sais pas lire les étiquettes…
— Y a même pas d’étiquettes ! soupira-t-elle avant de lâcher un « Não importa » résigné.
Tandis qu’Oscár tentait vainement de retrouver le sommeil sur un vieux matelas effondré, Dolores refit sa queue-de-cheval avec un élastique trouvé sur une étagère poussiéreuse avant de se lever pour inspecter leur abri précaire sous la lumière jaunâtre et vacillante d’une ampoule grésillante.
Après une vingtaine de minutes passées à tourner en rond dans cet espace confiné, Oscár se redressa soudainement avec des cernes profondes sous ses yeux fatigués :
— Eh… Dolores… C’est quelle heure ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Huit heures… répondit-elle sans détourner son regard inquiet vers la porte barricadée qui semblait être leur seule protection contre un monde devenu fou.
Oscár inspira profondément, bâilla avec une intensité presque théâtrale, et s’étira jusqu’à faire craquer ses articulations dans un bruit sec. D’un geste lent, il passa une main lourde sur son visage fatigué, frotta ses yeux rougis par le manque de sommeil, puis se redressa maladroitement. Un chiffon usé lui servait de couvre-chef, qu’il ajusta machinalement avant de parler d’un ton grave.
— Il faut qu’on sorte d’ici.
Le changement soudain dans ses paroles fit réagir Oscár, qui sembla s’éveiller pleinement. Il arracha son chiffon et le jeta sur le sol, son regard brûlant d’une colère contenue.
— Non, t’es complètement folle ! J’ai passé des heures à barricader cette maison comme une forteresse. Tu crois vraiment que c’est le moment de sortir faire bronzette à la plage ? On reste ici. Si t’arrives pas à dormir, prends du Valium et attends les secours comme tout le monde. L’armée française ou américaine finira bien par débarquer.
Dolores secoua la tête avec une amertume palpable.
— Personne viendra nous chercher.
Oscár roula des yeux et répliqua avec sarcasme :
— Personne viendra… bla-bla-bla… Sérieux, prends deux comprimés si ça peut te calmer. Tu dors pas depuis deux jours, et ça commence à se voir.
— Je m’en fiche ! lança-t-elle avec une détermination féroce. On prend des armes, et on se tire d’ici.
Oscár éclata d’un rire amer avant de répondre avec un cynisme mordant :
— Des armes ? Et quoi ? Tu veux te battre avec un manche à balai ? On vit sur un caillou perdu au milieu de nulle part. Ce caillou est tout ce qu’on a.
Dolores leva le bas de sa salopette déchirée pour révéler une cicatrice encore fraîche.
— Cette tarée m’a ratée, mais si j’avais eu une arme ce jour-là, je l’aurais pas loupée. Et si on reste ici, Oscár, on va crever dans ton cachot. C’est ça ton plan ?
Il grogna en réponse, visiblement agacé par ses propos :
— Ouais, ouais… Si tu le dis. Mais moi, je préfère oublier tout ça. Essaie juste de te calmer un peu, O.K. ?
Dolores s’avança vers lui, son regard brillant d’une colère froide.
— Tu t’forces à rester là parce que t’as peur de ce qui est dehors ? Tu crois que tu vaux mieux que moi ? T’es qu’un lâche !
Oscár fronça les sourcils et répondit sur la défensive :
— De quoi tu parles ?
Elle explosa alors dans un cri déchirant :
— Si on reste ici, on est MORTS ! Ce sous-sol est notre tombeau et toi tu veux attendre l’armée comme si c’était Noël ? Les Américains s’en fichent de nous et la France est à des milliers de kilomètres ! T’es qu’un menteur à dire que tout ira bien… Je te hais ! Je te déteste !
Avant qu’il ne puisse répondre, Dolores escalada les marches menant à la porte barricadée. Elle tenta désespérément de déloger le contreplaqué en utilisant la clef qu’elle avait subtilisée dans la poche d’Oscár pendant son sommeil agité.
— Dolores… Ma clef ! Eh ! cria-t-il en bondissant sur ses pieds.
Il monta les marches deux à deux et hurla :
— Nom de Dieu, Dolores ! Tu nous fous dans la merde tous les deux ! C’est chez moi ici !
Mais Dolores n’arrivait pas à retirer la barricade. Elle finit par s’effondrer sur le palier, les genoux au sol et les bras tendus devant elle. Sa voix brisée résonna dans l’espace confiné :
— J’veux pas mourir… Oscár… J’veux pas mourir…
Ses sanglots étaient si poignants qu’ils semblaient percer l’âme d’Oscár. Il s’approcha doucement et grimpa les marches pour s’agenouiller près d’elle.
— C’est bon… Dolores… Arrête s’il te plaît…
Elle leva un regard embué vers lui et murmura entre deux hoquets :
— J’ai tellement peur… Je…
Oscár la prit dans ses bras avec une douceur inattendue pour sa carrure imposante.
— J’suis désolé… Moi aussi j’ai peur… Mais on est venus ici ensemble… Alors on reste ensemble…
Dolores sécha ses larmes d’un geste tremblant avant de murmurer :
— Qu’est-ce qu’on va devenir…
Il plongea son regard dans le sien et répondit avec une assurance fragile :
— Écoute-moi. On va pas mourir. Je sais que t’as peur… Moi aussi je suis terrifié… Mais fais-moi confiance. Ça va aller.
Elle hocha faiblement la tête mais ajouta avec une voix tremblante :
— Je veux pas rester ici… J’en peux plus…
Oscár détourna les yeux vers la barricade en silence. Il savait que leur abri n’était rien de plus qu’une illusion fragile face aux monstres qui rôdaient dehors. Mais sortir signifiait affronter l’inconnu – un choix aussi risqué que rester enfermé.
Finalement, il se releva et tendit sa main vers Dolores pour l’aider à se remettre debout. Le contact léger de son pouce contre sa paume suffit à lui donner un frisson inattendu. Elle lui remit la clef sans un mot tandis qu’il déplaçait le contreplaqué avec une force tranquille avant d’ouvrir la porte menant au rez-de-chaussée.
Oscár inspecta rapidement les pièces environnantes avant de faire signe à Dolores de le suivre.
— O.K., y a personne on dirait. Viens.
Elle entra à sa suite en jetant des regards nerveux aux fenêtres barricadées qui semblaient leur offrir un semblant de sécurité temporaire.
— C’est quoi le plan ? demanda-t-elle enfin.
Oscár répondit sans hésitation :
— On prend ma voiture. On roule jusqu’à la capitale.
Dolores fronça les sourcils avant de demander :
— Jusqu’à l’aéroport ?
Il acquiesça en silence avant de se diriger vers la cuisine pour récupérer deux flasques de whisky Tyrconnell dans une glacière poussiéreuse. Revenant vers elle, il lui tendit l’une des flasques en laissant leurs doigts se frôler brièvement – un contact qui sembla suspendre le temps pour Dolores.
— À l’aéroport… À la tour de contrôle… Ça doit marcher, dit-il en buvant quelques gorgées pour apaiser ses nerfs.
Dolores fixa sa flasque avant de murmurer :
— Oui… Oui… Ça peut marcher…
Elle arracha l’étiquette collée sur le métal froid avant de boire d’un trait la liqueur brûlante qui semblait être son dernier refuge contre la peur omniprésente.
Pendant que Dolores prenait une douche, Oscár se changea, troquant ses vêtements de travail contre une tenue plus décontractée. L’odeur de la vapeur chaude qui s’échappait de la salle de bain envahissait la pièce, mêlée à un parfum subtil d’alcool qui semblait imprégner l’air depuis leur dernière conversation. Ses yeux tombèrent sur les habits de Dolores, soigneusement déposés sur son lit. Elle avait conservé ses sous-vêtements, mais le reste de sa tenue était là, comme un vestige silencieux de leur fuite précipitée. Ce détail déclencha en lui une cascade de souvenirs.
Il se revit quelques mois plus tôt, lors de leur première rencontre à l’usine. Ce premier jour restait gravé dans sa mémoire, comme une photographie lumineuse au milieu des ombres. Pendant la pause matinale, il l’avait invitée à le rejoindre au bord de la rivière Lalolalo. C’était un mois de juillet radieux, où la chaleur estivale baignait tout dans une lumière dorée. Les oiseaux chantaient avec une joie éclatante, perchés sur les branches qui dansaient sous le souffle léger du vent. Leurs mélodies se mêlaient au murmure apaisant des cascades et au bruissement discret des feuilles.
Malgré ce décor enchanteur, Dolores avait quelque chose d’insaisissable. Elle était froide, distante, presque cynique. Son attitude étrange et son pessimisme avaient poussé Oscár à croire qu’elle se droguait – une intuition qui s’était révélée totalement fausse. Il n’avait jamais compris comment cette "Miss Gothique", comme il l’appelait parfois en plaisantant, avait convaincu le chef de l’usine de lui offrir un poste. Avec son allure rebelle et ses propos souvent saugrenus, elle semblait défier toutes les conventions.
Un souvenir particulier jaillit : leur promenade autour du lac. Elle avait grimpé sur des rochers pour atteindre un sommet et levé les bras en faisant le signe des cornes avec ses mains – un geste espiègle mais empreint d’une aura mystérieuse. À contre-jour, elle ressemblait à un ange noir, une figure troublante qui évoquait Lucifer, l’ange déchu. Cette image était restée gravée dans son esprit : Dolores était fascinée par l’ésotérisme et l’occultisme des siècles passés. Même sa signature portait ses initiales accompagnées du chiffre "onze", une référence aux règles sataniques qu’elle citait parfois avec désinvolture.
Oscár savait qu’il y avait une noirceur dans son cœur, un abîme rempli de mystères qu’il n’avait jamais pu comprendre pleinement. Ces pensées le ramenèrent à sa réalité actuelle : Dolores était dans la salle de bain et lui… il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Il craignait qu’elle ne se taillade les veines pour fuir cette situation désespérée – une idée qui lui glaça le sang. Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait tenté quelque chose d’aussi extrême.
Alors qu’il était perdu dans ses réflexions sombres, la voix douce mais ferme de Dolores le tira brusquement hors de ses pensées.
— Oscár ?
Il tourna la tête vers elle.
— Je peux t’emprunter des habits ?
Elle se tenait là, nue devant lui, sans aucune gêne apparente. Sa voix était naturelle et légère, comme si la situation n’avait rien d’extraordinaire.
— Dolores… Tu…
— Oui ? répondit-elle avec un rire spontané qui semblait illuminer la pièce.
— Tu… Tu es… très jolie.
Elle haussa les épaules avec insouciance.
— Ah ? Je n’ai pas vu de serviette de bain.
Elle sourit malicieusement en jouant avec ses cheveux encore humides. Oscár tenta de soutenir son regard sans fléchir, mais ses prunelles profondes semblaient contenir tous les secrets du monde – des confessions silencieuses et des émotions brutes qu’aucun mot ne pouvait exprimer.
Dolores était belle, indéniablement belle, et elle ne cherchait pas à dissimuler cette vérité éclatante. Sa peau bronzée et veloutée capturait la lumière tamisée de la pièce ; son sourire radieux était presque hypnotique ; son corps finement sculpté semblait incarner une grâce naturelle mêlée à une sensualité assumée.
— Eh ! Oscár ! La serviette ! T’en as pas une ? Arrête de me regarder comme ça ! dit-elle en souriant tout en passant un doigt sur sa lèvre inférieure.
— Quelle serviette ? murmura-t-il distraitement.
Dolores s’allongea sur le lit d’Oscár avec une démarche légèrement titubante avant de s’étendre confortablement sur la couverture épaisse. Couchée sur le dos, elle croisa les jambes et posa sa tête sur l’oreiller avec un air détendu qui contrastait étrangement avec leur situation précaire.
Son regard chaleureux et pétillant semblait inviter Oscár à s’approcher sans dire un mot. Il hésita brièvement avant de se mettre à califourchon sur elle…
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Le lendemain matin arriva trop vite : le soleil brillait déjà haut dans le ciel lorsqu’ils se préparèrent à partir dans l’urgence. Dolores s’approcha doucement d’Oscár avant de glisser ses bras autour de lui dans une étreinte tendre.
— Oscár… Je veux pas te perdre… murmura-t-elle à son oreille avant d’effleurer sa joue d’un baiser délicat.
— Je t’abandonnerai jamais.
— Promis ?
— Promis. Allons-y.
Elle acquiesça avec un sourire fragile tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte d’entrée barricadée. Ils avancèrent prudemment, guettant le moindre bruit suspect derrière les planches clouées. Oscár prit une pince pour retirer les clous qui maintenaient leur dernier rempart contre le monde extérieur. Une fois la barricade levée, il ouvrit lentement la porte.
Un souffle frais balaya son visage.
Dehors, il n’y avait personne.
Ni sous le porche, ni dans les environs, le silence semblait s’étendre comme un voile oppressant. Oscár, toujours sur ses gardes, attrapa un tuyau métallique posé sur une table, son regard scrutant chaque recoin. Il fit un signe discret à Dolores, l’invitant à surveiller leurs arrières.
— Le garage est juste à côté. Prends ma main. Si tu vois quelqu’un, ne crie pas. On doit rester discrets.
Dolores hocha la tête sans un mot et posa sa main dans la sienne. Ensemble, ils sortirent de la maison à pas feutrés, leurs mouvements calculés pour éviter tout bruit susceptible d’attirer l’attention. Chaque pas semblait résonner dans leur esprit comme une alarme sourde. Arrivés devant le garage fermé, Oscár ouvrit lentement la porte métallique, le grincement des charnières amplifiant l’atmosphère tendue.
— Pourquoi y a personne ? chuchota-t-elle, son ton trahissant une inquiétude croissante.
— J’sais pas… murmura-t-il en retour. Allez, entre.
Le garage était un mélange de désordre et de nostalgie. Des toiles d’araignées tapissaient les coins sombres et la poussière recouvrait les surfaces comme une couche de temps figé. Mais au centre de ce chaos trônait une Chevrolet Camaro des années soixante-dix, éclatante et parfaitement entretenue – un contraste saisissant avec le reste de la pièce. À côté de la voiture, des jerrycans d’essence étaient posés sur des bidons d’huile et de lubrifiants, eux-mêmes empilés près de cartons jamais ouverts.
— Il faut que je mette de l’essence si on doit faire tout le trajet jusqu’à la capitale. Je déverrouille les portières, tu rentres et tu verrouilles la tienne.
Dolores hésita, son visage se fermant sous l’effet de l’inquiétude.
— Non… Je veux pas te laisser dehors !
— Ça va aller.
— Non ! Et s’ils arrivent ?
Oscár soupira doucement et tenta de rassurer sa partenaire :
— S’il te plaît, Dolores… t’inquiète pas pour moi.
Elle baissa la tête sans répondre, ses mains jointes devant son tee-shirt dans une posture presque enfantine. Son air boudeur était attendrissant, mais Oscár n’avait pas le luxe de s’attarder sur ses émotions. Il se concentra sur les jerrycans qu’il posa au sol avant de commencer à remplir le réservoir d’essence avec précaution. Pendant ce temps, Dolores monta dans la voiture et verrouilla sa portière comme il le lui avait demandé.
Le calme régnait autour d’eux, presque trop calme. Dolores scrutait l’extérieur depuis l’intérieur du véhicule tandis qu’Oscár vidait méthodiquement les bidons dans le réservoir. Après quelques minutes qui semblèrent durer une éternité, il referma le bouchon du réservoir et posa son tuyau contre le mur avant de rejoindre Dolores dans la Camaro.
Ils restèrent silencieux pendant un moment, leurs regards fixés sur la rue déserte devant eux.
— Oscár ? murmura-t-elle finalement.
Il ne répondit pas tout de suite, absorbé par ses pensées sombres.
— J’sais qu’c’est mal placé de dire ça maintenant… Je veux dire… Comme une sorte de testament… Mais si jamais quelque chose nous arrivait…
Sa voix tremblotante attira son attention. Il tourna lentement la tête vers elle, surpris par l’émotion qui transparaissait dans ses mots.
— Je voulais te dire que… T’es l’homme dont j’ai toujours rêvé. Je n’étais pas sûre au début… mais tu occupes mes pensées et… Et je n’avais jamais ressenti ça avant. Les seules fois où j’ai peur – comme tout le monde – c’est en pensant qu’on puisse te faire du mal. J’ai connu tellement de souffrances dans ma vie… Mais quand je suis avec toi… Tu me rends si heureuse que j’en oublie mon passé et toutes mes peines…
Elle marqua une pause pour déglutir avant de poursuivre :
— Je sais que je ne t’ai pas tout dit sur moi comme tu l’aurais voulu… Mais si on arrive à s’en sortir… J’veux passer ma vie avec toi. C’est ce que je voulais te dire depuis longtemps… J’ai peur de te perdre avant même d’avoir peur pour moi ou pour les autres…
Ses mots étaient sincères et chargés d’une émotion brute qui semblait suspendre le temps autour d’eux. Oscár resta immobile face à cette déclaration inattendue, ses yeux plongés dans les siens. Pour la première fois depuis longtemps, il sentit une larme rouler sur sa joue – une réaction qu’il ne pouvait ni contrôler ni dissimuler.
La sincérité désarmante de Dolores lui étreignit le cœur avec une force qu’il n’avait jamais connue auparavant. Il leva doucement sa main pour caresser sa joue avant de l’attirer vers lui dans un geste tendre mais déterminé.
Leur baiser fut intense et passionnel – un moment unique où tout semblait disparaître autour d’eux : la peur, le danger imminent, les horreurs du monde extérieur. Ce baiser était une promesse silencieuse mais indélébile, un lien qui transcendait leur situation désespérée.
Dolores sentit son cœur s’embraser sous cette étreinte fusionnelle. Ce fut à cet instant précis qu’elle comprit : Oscár n’était pas simplement l’homme dont elle avait rêvé – il était l’homme de sa vie.
— Je t’aime, Dolores… murmura Oscár, sa voix brisée par l’émotion.
Elle passa ses bras autour de son cou, se pressant contre lui, ses doigts glissant doucement dans sa longue chevelure. Ses yeux brillaient d’un amour sincère tandis qu’elle lui répondait avec une voix tremblante :
— Je t’aime aussi… Tellement… Je t’aime comme…
Mais avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase, un grondement assourdissant déchira le ciel. Le mont Lulu Fakahega, majestueux à cent cinquante mètres d’altitude, était désormais surplombé par une formation serrée d’avions de transport escortés par des escadrilles d’avions de chasse. Les cieux azurins étaient envahis par leur ballet mécanique, et leur trajectoire menaçante se dirigeait droit vers l’île.
— Qu’est-ce que… commença-t-elle, mais ses mots furent interrompus par le chaos.
Une pluie infernale de bombes au napalm s’abattit soudainement sur les rues. Les explosions dévastatrices pulvérisèrent les façades environnantes dans un fracas insoutenable. Les flammes rugissantes dévorèrent tout sur leur passage, projetant une chaleur suffocante et des débris brûlants contre la Camaro. Une vague de feu roula sur le pare-brise, laissant derrière elle une épaisse fumée noire qui s’infiltra dans l’habitacle comme un serpent mortel.
Dolores releva la tête avec difficulté, toussant pour expulser la poussière et les particules brûlantes de ses poumons. Son regard paniqué scruta les environs. À quelques mètres, la chaussée était éventrée par un cratère béant, éclaboussée de sang sombre et visqueux. Des morceaux de chair carbonisée gisaient parmi les débris – des fragments humains méconnaissables.
— Dolores ! Ça va ?! cria Oscár en se tournant vers elle.
— Je… Je sais pas ! répondit-elle, sa voix tremblante.
Une autre explosion retentit au loin, suivie de hurlements désespérés qui résonnaient comme un écho macabre. Puis le bruit distinct des pales d’hélicoptères se fit entendre. Plusieurs appareils de reconnaissance se posèrent sur les rues craquelées et désertes.
— C’est les Américains ! s’écria Dolores avec un mélange d’espoir et de confusion.
Oscár plissa les yeux en scrutant les soldats qui descendaient des hélicoptères.
— Quoi ? Non… Non, attends…
Sans réfléchir davantage, il sortit précipitamment de la voiture et agita ses bras frénétiquement pour attirer leur attention.
— Eh ! Eh ! On est des survivants ! Aidez-nous ! hurla-t-il à plein poumons.
Un lieutenant américain observait la scène depuis une position légèrement en retrait. Il semblait évaluer la situation avec froideur. Mais avant qu’une réponse ne puisse être donnée, une horde sauvage surgit des ruines proches, attirée par le bruit des hélices. Les infectés couraient à toute allure vers les soldats, leurs cris gutturaux résonnant comme une menace imminente.
Le lieutenant réagit immédiatement en ordonnant à ses hommes :
— Open fire! Hold your position!
Les fusils d’assaut crépitèrent dans un déluge de balles qui fauchèrent plusieurs infectés. Pourtant, malgré leur puissance de feu impressionnante, la horde continuait d’avancer inexorablement. Les tirs semblaient insuffisants face à la masse croissante des contaminés qui envahissaient la rue principale.
— Fall-back position! Get outside us from there! ordonna le lieutenant avec urgence.
Les soldats battirent en retraite vers leurs hélicoptères sous une pression écrasante. Dans leur précipitation à évacuer, ils abandonnèrent les survivants à leur sort. Oscár se précipita vers la Camaro et monta dans le véhicule sans perdre une seconde.
— Dolores ! Attache-toi ! cria-t-il en démarrant brusquement.
La vieille Chevrolet rugit comme un monstre mécanique tandis qu’Oscár appuyait sur l’accélérateur à fond. Les pneus crissèrent violemment contre l’asphalte brûlé alors que la voiture s’élançait dans une course effrénée pour échapper au carnage environnant. Mais leur fuite fut interrompue brutalement : une rafale de balles perdues provenant d’une rue adjacente perça le pare-brise dans un fracas terrifiant.
Oscár s’effondra contre le volant, son visage frappé par une balle perforante qui lui fracassa la mâchoire. Une effusion de sang jaillit de sa bouche tandis qu’il toussait violemment, pris d’une hémoptysie incontrôlable. Le liquide rouge sombre se répandit rapidement sur l’habitacle dans une scène chaotique et désespérée.
— Oscár !! hurla Dolores avec horreur.
Elle plaqua instinctivement sa main sur sa blessure dans une tentative futile de stopper l’hémorragie. Sentant sa vie s’échapper peu à peu, Oscár s’affaissa contre elle, son corps lourd reposant contre sa poitrine tremblante. Dolores le serra fermement entre ses bras, ses larmes coulant sans retenue alors que des images de leur passé heureux ressurgissaient dans son esprit comme un film tragique.
Pendant ce temps, les avions de chasse larguèrent une série de missiles sur les routes obstruées par les infectés. Les explosions libérèrent temporairement les passages pour permettre aux hélicoptères d’évacuer leurs troupes – mais cela n’offrait aucun répit aux survivants laissés derrière.
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Un soldat en déroute courut vers eux avec son fusil d’assaut calé contre son épaule. Il regardait nerveusement autour de lui pour détecter toute menace immédiate avant d’interpeller Dolores :
— You’re okay?! cria-t-il avec urgence.
Dolores leva un visage désespéré vers lui :
— Aidez-nous par pitié !! supplia-t-elle en sanglots.
Le soldat observa Oscár avec inquiétude avant de répondre :
— Sortez ! Je vous escorte jusqu’au convoi ! Merde… Il est gravement blessé ! Aidez-le à sortir ! Allez vite ! ordonna-t-il avec un accent approximatif mais déterminé.
Dolores hocha la tête frénétiquement tout en essayant de soutenir Oscár dont le corps semblait s’alourdir davantage à chaque seconde qui passait.
Dolores sortit précipitamment de la Camaro, le souffle court, tandis que le soldat James Steele ouvrait la portière du conducteur. Oscár, affaibli et ensanglanté, fut aidé à sortir du véhicule, son corps lourd reposant contre l’épaule de Dolores. Ensemble, ils avancèrent avec difficulté, Oscár s’accrochant à elle dans une marche hésitante. James, en tête, tenait son émetteur-récepteur mobile tout en cherchant à s’éloigner de la zone dangereuse, ses mouvements rapides trahissant une tension palpable.
— *Where is the convoy? I’m the soldier James Steele! I lost contact with my troop, the aviation has a fuckin’ bloody mess here, who leads the fighters?!* cria-t-il dans son appareil.
Une voix grésilla en retour :
— *Where are you? You’re hurt?*
— *I’ve two survivors with me, a wounded and a woman! I see nobody in the streets, where is the helicopters fucking shit?!*
— *They moved north, go north, the area is secure! Don’t stay where you are!*
James rangea brusquement son appareil sans répondre. Dolores le regarda avec inquiétude, ses mains tremblantes alors qu’elle n’avait pas compris un mot de la conversation. Elle continua néanmoins à suivre le soldat tout en soutenant Oscár qui perdait toujours plus de sang.
— Quelle… journée de… murmura Oscár d’une voix faible.
— Ça va aller ! Tiens bon ! répondit Dolores en serrant les dents.
Ils longèrent des murs de pierres rugueuses et cimentées qui bordaient des maisonnettes délabrées. Le sol était jonché de cadavres mutilés par les explosions et les tirs. La verdure autrefois luxuriante était désormais réduite à des arbres calcinés et desséchés dont les branches brisées voltigeaient sous le vent. Chaque pas semblait les rapprocher davantage d’un enfer vivant.
Arrivés dans une ruelle étroite, Dolores aperçut au loin des infectés qui dévoraient des corps encore chauds. Leur démarche se fit plus prudente alors qu’ils tentaient de contourner la scène macabre. Mais soudain, un infecté surgit derrière eux et bondit sur le groupe. Dolores étouffa un cri tandis que James réagit instantanément : il abattit l’assaillant au sol d’un violent coup de crosse avant de lui asséner plusieurs coups de poing jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Le sang chaud du cannibale se répandit lentement sur les pavés.
Sous le choc, James se releva en s’appuyant sur ses genoux avant de poser une main contre un mur pour retrouver son équilibre. Mais au loin, la horde approchait rapidement.
— Restez derrière moi ! ordonna-t-il en reprenant son fusil d’assaut avec détermination.
Il ajusta son œil contre la lunette de visée et passa le sélecteur en mode semi-automatique. Les détonations retentirent dans l’air tandis qu’il abattait sept infectés avec neuf tirs précis. Bien que certains étaient gravement blessés, ils pouvaient encore se relever à tout moment. Mais le bruit des tirs attira une nouvelle horde qui surgit d’un entrepôt voisin. Ils couraient sans relâche, trébuchant les uns sur les autres avant de se relever comme des marionnettes désarticulées.
James dégoupilla une grenade sans attendre et la lança au cœur de la masse compacte. L’explosion résonna comme un hurlement déchirant dans leurs oreilles, laissant derrière elle un sifflement aigu. Des lambeaux de chair carbonisée retombèrent autour d’eux comme une pluie macabre.
Oscár s’effondra sous l’impact du souffle. James fut le premier à réagir : il attrapa Oscár par le col et le remit debout avec force avant de faire signe à Dolores d’être plus vigilante.
— Attends… attends… souffla Oscár faiblement.
— Mon amour… reste avec moi ! supplia Dolores en pleurant.
— Je… peux plus… supporter…
James grogna d’agacement :
— *Fuck!* Quelle galère ! Écoutez-moi ! On rentre dans cette bibliothèque là-bas ! On arrive aux portes et j’entre en premier ! Vous restez derrière moi ! Si l’escalier est dégagé, mademoiselle, vous prenez mon pistolet et surveillez nos arrières !
Il tendit son arme à Dolores avec fermeté :
— Je monte et j’inspecte le passage. Si c’est O.K., le type monte après moi et on le couvre. Vous restez en arrière ! C’est compris ? Aucun bruit ! Si vous repérez un danger : hurlez ! Ne tirez qu’en cas d’extrême nécessité.
Dans un dernier effort collectif, ils coururent jusqu’à la bibliothèque du village. James ouvrit les portes et inspecta rapidement l’intérieur : rien à signaler pour l’instant.
— Suivez-moi ! chuchota-t-il avec autorité.
Dolores hésita avant de demander :
— Pourquoi vous nous aidez ?
James ne répondit pas immédiatement, concentré sur leur avancée dans les couloirs poussiéreux du bâtiment. Il fit signe à Dolores et Oscár qu’ils pouvaient progresser jusqu’à lui.
— James ? insista-t-elle. On fait quoi ici ?
— On va au toit et on lance un fumigène.
— Vous êtes qui exactement ?
James tourna légèrement la tête vers elle avant de répondre sèchement :
— Je suis le soldat James Steele.
Dolores fronça les sourcils :
— D’accord… mais qu’est-ce que ça veut dire exactement « soldat » ? Vous faites quoi au juste ?
Oscár gémit faiblement :
— Dolores… arrête de parler… ça sert à rien…
Mais contre toute attente, James répondit :
— Voyez-vous comment est fait le corps humain ? Il est composé de millions de cellules : certaines transmettent des signaux électriques ; d’autres stockent l’information ; certaines absorbent les nutriments ; d’autres transportent l’oxygène. Mais sans cellules responsables de la défense, toutes périraient et l’organisme entier mourrait aussi. Ces cellules sont appelées macrophages : elles repèrent les infections, les attrapent et les détruisent.
Dolores secoua la tête :
— Et alors ? Quel rapport avec nous ?
James planta son regard froid dans celui de Dolores avant d’ajouter :
— Imaginez que cette île est un organisme humain composé de quarante mille cellules. Moi ? Je suis un macrophage – un tueur professionnel. C’est mon métier : liquider tout danger susceptible de mettre en péril l’organisme.
Mais avant qu’il puisse poursuivre davantage, son appareil grésilla soudainement :
— *Soldier James Steele? Reply.*
James Steele porta son émetteur-récepteur à son oreille, sa voix tendue trahissant une urgence qu’il ne pouvait dissimuler.
— *Yes, where are you now?* demanda-t-il.
La réponse grésilla dans l’appareil, rapide et sans équivoque :
— *They will explode the island soon! You must immediately go north!*
— *It’s a joke?!* rétorqua James, incrédule.
— *No. Where are you?*
— *In a large library, I don’t have a compass. Send a helicopter on the roof, now!*
La réponse fut glaciale :
— *No helicopter has the right to take off. Soldier James, I’m sorry, but you must…*
Il n’attendit pas la fin de la phrase. Dans un geste de rage impuissante, il jeta l’appareil au sol, où il se brisa en plusieurs morceaux. Dolores, agenouillée près d’Oscár, leva les yeux vers lui avec inquiétude.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda-t-elle.
James détourna le regard.
— Rien.
— Comment ça, « rien » ?! s’exclama-t-elle, sa voix montant d’un cran.
Le soldat soupira et s’assit lourdement sur le sol à côté d’eux.
— C’est comme ça… J’aurais jamais dû venir ici.
Dolores retourna son attention vers Oscár. Il était avachi sur une chaise rudimentaire, le visage bandé de manière improvisée avec des morceaux de tissu déchirés. Elle avait fait de son mieux pour comprimer ses blessures : la balle avait traversé ses joues sans toucher d’organes vitaux, mais son état restait critique. Sa respiration était laborieuse, chaque inspiration semblant un effort surhumain.
James se releva brusquement et déclara :
— Bon, allez. On bouge d’ici. On doit les retrouver. Ça va aller ? demanda-t-il en jetant un regard rapide à Oscár.
Ce dernier ne répondit pas mais hocha faiblement la tête. Ils se mirent en marche à travers la bibliothèque silencieuse. James ouvrait la voie avec prudence, Dolores soutenant Oscár qui peinait à avancer. Le groupe progressa jusqu’à un coin désert menant à une cage d’escalier. Là-bas, une mélodie lugubre résonnait faiblement : un vieux tourne-disque jouait une musique sans paroles, hantée par un tempo psalmodique qui ajoutait une couche d’étrangeté à l’atmosphère oppressante.
Les néons bleutés suspendus au plafond grésillaient sporadiquement, projetant des éclats de lumière vacillants sur les murs poussiéreux. James ouvrit la porte menant au dernier étage et se figea : une dizaine d’infectés se trouvaient là.
— Merde ! On redescend ! lança-t-il en refermant précipitamment la porte.
Mais alors qu’ils descendaient les escaliers en hâte, des infectés surgirent des étages inférieurs, attirés par le bruit du tourne-disque.
— C’est un cul-de-sac !! On remonte ! cria James.
Il prit les devants, fusil d’assaut en main, et commença à tirer sur les infectés au dernier étage tandis que Dolores tentait de contenir ceux qui montaient derrière eux avec le pistolet qu’il lui avait confié. Les détonations résonnaient dans l’escalier exigu tandis que des corps s’effondraient sur les marches dans un chaos sanglant. James élimina les derniers ennemis du haut avec précision et cria :
— C’est bon ! Allez-y ! Bloquez la porte !
Ils barricadèrent rapidement la porte du dernier étage avec des meubles trouvés sur place. Mais James vérifia son chargeur et constata qu’il était presque vide – c’était son dernier.
Il jeta son fusil au sol avec frustration avant de tendre la main vers Dolores :
— Donnez-moi mon pistolet. Je vais assurer la défense pendant que je cherche une autre sortie pour accéder au toit.
Dolores lui rendit l’arme sans discuter. Il vérifia le chargeur : six cartouches seulement restaient pour contenir les hordes qui tambourinaient déjà contre la porte barricadée.
— Restez ici ! ordonna-t-il avant de s’éloigner pour explorer les lieux.
Dolores et Oscár restèrent seuls dans un silence tendu. Elle essaya tant bien que mal de calmer sa respiration lorsqu’un gémissement sourd attira son attention. Elle se tourna vers Oscár et vit qu’il tremblait légèrement.
— Oscár… ça va ? murmura-t-elle en s’approchant doucement.
Il gémit à nouveau, cette fois plus distinctement. Puis il commença à fredonner quelque chose – une mélodie douce mais vacillante, comme s’il cherchait désespérément à retrouver un souvenir enfoui. Dolores écarquilla les yeux lorsqu’elle reconnut l’air : c’était une chanson qu’elle aimait chantonner il y a des années, le jour même où ils s’étaient rencontrés.
— Black Heaven… murmura-t-elle avec émotion.
Oscár acquiesça faiblement et continua à fredonner malgré sa douleur. Dolores s’assit près de lui et serra sa main dans la sienne avant de chanter doucement :
— « Contemple une dernière fois le ciel noirci par la fumée et écoute les cris de la bête humaine déchaînée… »
Sa voix tremblait légèrement mais portait toute la tendresse qu’elle pouvait offrir dans ce moment désespéré.
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James revint soudainement en courant :
— J’ai trouvé un escalier de secours ! Allez, on bouge !
Mais Dolores secoua lentement la tête :
— Non… répondit-elle calmement.
James fronça les sourcils :
— Quoi ?
— C’est fini…
— Vous voulez mourir ?! cria-t-il avec colère.
Dolores resta immobile et répondit simplement :
— Vous disiez que personne ne viendrait nous chercher…
Le soldat serra les dents avant de répondre d’un ton plus neutre :
— D’accord… Je comprends…
Il attrapa Oscár par le col et le traîna vers l’escalier malgré ses protestations douloureuses. Dolores tenta de l’arrêter mais il ne l’écouta pas :
— Laissez-le !! hurla-t-elle en pleurant.
James pointa son arme sur Oscár pour forcer Dolores à obéir :
— Montez… et ouvrez… la porte… ordonna-t-il froidement.
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Sur le toit, ils bloquèrent la porte en acier derrière eux tandis que les infectés frappaient dessus avec frénésie. Un hélicoptère américain approchait enfin avec une échelle de corde déployée, mais les charnières de la porte cédaient déjà sous la pression croissante des monstres derrière elle.
James cria :
— Allez grimper ! Maintenant !!
Dolores et Oscár hésitèrent avant de commencer leur ascension lente et maladroite vers l’hélicoptère. James resta en arrière pour couvrir leur retraite mais savait au fond que c’était inutile : il n’allait pas y arriver lui-même.
La porte céda finalement dans un fracas assourdissant et une horde d’infectés déferla sur le toit comme une vague incontrôlable. James recula lentement tout en tirant méthodiquement ses dernières balles sur eux – cinq au total – avant de lever son arme contre lui-même pour échapper à ce destin inéluctable.
Il se noya dans sa dernière balle… tandis que l’hélicoptère s’éloignait déjà du chaos infernal qui consumait l’île entière.