Au centre de l’Univers
12 décembre 2018
Illustration par Kura Kaminari

Dans une freguesia reculée, nichée au cœur des vallons pittoresques du Portugal, une Maserati 3500 GT, rutilante et vrombissante, s’aventura dans les ruelles sinueuses du village. L’aube étalait sur l’horizon des nuances de saphir et d’opale, enveloppant le décor d’un voile mystérieux et amplifiant l’atmosphère d’anticipation palpable. Le véhicule avançait lentement, presque au rythme d’un promeneur contemplatif, et son arrivée provoqua une agitation immédiate parmi les habitants. Des rideaux furent tirés brusquement, des persiennes s’entrouvrirent avec précaution, et des regards curieux se tournèrent vers cette apparition incongrue qui brisait la quiétude habituelle.
La voiture finit par s’immobiliser devant le garage d’une maison abandonnée depuis des décennies. Les anciens du village se remémoraient avec nostalgie les propriétaires d’autrefois : un couple dont les souvenirs imprégnaient encore les lieux. L’homme avait été le premier à partir, suivi de sa femme quelques années après. Tous deux avaient eu droit à des funérailles catholiques empreintes de dignité et reposaient désormais côte à côte dans le cimetière local. Leur tombe était soigneusement entretenue, ornée de fleurs fraîches et de bougies vacillantes qui semblaient murmurer des prières silencieuses.
Le moteur s’éteignit dans un dernier soupir mécanique. La portière s’ouvrit avec une lenteur presque cérémoniale, dévoilant une femme aux traits délicats et à la peau lumineuse comme une pêche mûre. Florentina McNeil, âgée d’une trentaine d’années, était le fruit d’un métissage entre l’Écosse et le Portugal. Elle portait un haut sans manches et une jupe brodés en satin de soie et en guipure raffinée. Les motifs géométriques modernes de la dentelle contrastaient harmonieusement avec son allure classique, conférant à son style une élégance intemporelle. Ses sandales plates en cuir noir, ornées de clous dorés évoquant les malles luxueuses d’une célèbre maison française, complétaient son apparence soignée.
Florentina avait un visage empreint d’une douceur enfantine, illuminé par un éclat espiègle. Ses yeux verts profonds semblaient contenir des secrets inaccessibles tandis que sa bouche rouge vif ajoutait une touche de vivacité à son teint clair constellé de discrètes taches de rousseur. Sa longue chevelure rousse tombait en boucles gracieuses autour de son visage rond, encadrant ses traits comme une œuvre d’art naturelle. Malgré l’élégance ostentatoire de ses vêtements, elle ne portait aucun maquillage ; elle croyait fermement que la véritable beauté résidait dans la simplicité brute que Dieu lui avait donnée.
En sortant de la voiture, elle referma la portière avec gravité et posa ses yeux sur l’horizon comme un peintre cherchant l’inspiration dans les nuances infinies du ciel et des paysages environnants. Les rayons du soleil matinal jouaient sur ses accessoires en cuir finement travaillés, projetant des éclats dorés qui semblaient danser autour d’elle.
Les jeunes villageois observaient cette étrangère avec un mélange de curiosité et de fascination tandis que les anciens reconnaissaient sans hésitation en elle l’héritière du couple défunt. Discrète et solitaire, Florentina ne parlait qu’en anglais malgré ses racines portugaises écossaises. Elle avait hérité de cette modeste demeure familiale qu’elle visitait chaque printemps depuis Édimbourg, traversant Lisbonne pour rejoindre ce havre immuable qu’elle chérissait tant.
Elle ouvrit le coffre de sa voiture pour en sortir un sac lourd avant d’extraire une clé rouillée qu’elle utilisa pour déverrouiller la grille et la porte principale. L’intérieur était figé dans le temps ; rien n’avait changé depuis sa dernière visite. Ce village semblait échapper au passage des années comme tout le pays des Œillets. Cette constance était précisément ce qui attirait Florentina ici : un refuge où elle pouvait se recueillir loin du tumulte moderne.
Déposant son sac sur la table de la cuisine vieillissante, elle y rangea quelques affaires avant de ressortir avec des bougies et une boîte d’allumettes en main. Elle referma soigneusement la porte derrière elle avant de marcher jusqu’au cimetière voisin. Devant la tombe de ses parents, elle s’accroupit pour enlever les mauvaises herbes envahissantes et remplacer les fleurs fanées par des bougies fraîches qu’elle alluma dans un silence empreint de respect. Les flammes vacillantes semblaient saluer leurs âmes dans une danse lumineuse.
Son regard se détourna vers une croix en bois rudimentaire portant l’inscription latine : « Hodie mihi, cras tibi » (« Aujourd’hui moi, demain toi »). Elle savait que cette sépulture modeste appartenait à un homme oublié par tous : un déserteur méprisé par les villageois après la guerre d’indépendance du Mozambique.
Florentina se releva doucement, ses yeux brillants d’émotion contenue avant de retourner vers sa maison avec grâce. Sur le chemin du retour, elle croisa un vieux couple assis sur un banc rongé par le temps ; leurs murmures discrets ne retinrent pas son attention. Ici, dans cette freguesia immobile où rien ne semblait jamais changer, Florentina trouvait une paix inégalable loin des labyrinthes chaotiques de Lisbonne.
Après avoir fermé sa maison à clé et mis ses lunettes de soleil, elle s’aventura sur un sentier mystérieux bordé par la végétation sauvage. Ce chemin semblait interminable mais captivant ; il serpentait vers un autre village similaire niché derrière une montagne distante. Pourtant, Florentina savait que ce trajet serait périlleux en voiture ou trop long à pied.
Elle marcha longtemps avant d’atteindre une rivière scintillante où elle céda à l’appel irrésistible de l’eau cristalline pour se rafraîchir sous le soleil brûlant. Délaissant toute pudeur inutile, elle plongea dans cette oasis naturelle qui lui offrait une communion parfaite avec la nature intacte.
Florentina avançait sur le sentier étroit, remarquant l’absence d’ornières, signe évident que cette route n’était qu’un chemin de promenade oublié, rarement foulé par les pas humains. Peu à peu, elle s’enfonça dans une forêt dense où les arbres imposants semblaient former une cathédrale naturelle. Leurs troncs massifs et leurs feuillages entrelacés créaient une voûte verdoyante qui tamisait la lumière du soleil en éclats dorés et ombres mouvantes. L’air était chargé d’une odeur boisée mêlée à la chaleur écrasante d’un printemps portugais brûlant.
Soudain, Florentina s’arrêta. Faisant demi-tour, elle réalisa qu’elle avait marché longtemps sans croiser âme qui vive. Le silence était presque oppressant, seulement brisé par le bruissement des feuilles et le chant lointain des oiseaux. La chaleur devenait insupportable ; son souffle était court et sa gorge sèche. Ses pas se firent plus lourds tandis qu’elle dévalait une pente terreuse en quête de répit. Enfin, elle aperçut une rivière scintillante, ses eaux cristallines serpentant avec grâce au milieu des rochers et des herbes folles.
La température avoisinait les trente-cinq degrés et chaque rayon de soleil semblait peser sur ses épaules comme un manteau de feu. Sans hésiter, Florentina s’approcha de l’eau. Accroupie au bord, elle plongea une main curieuse dans les vaguelettes bleu-saphir qui caressaient doucement la rive. L’eau était tiède mais rafraîchissante, un baume apaisant pour sa peau échauffée par la marche.
Dans un élan de spontanéité libératrice, elle retira son haut et sa jupe avec une lenteur presque cérémoniale. Florentina n’était pas adepte des sous-vêtements ; sa nudité était pour elle une expression de pureté et de liberté absolue. Elle déposa ses vêtements soigneusement sur le sable chaud, les recouvrant de ses sandales comme pour les protéger du vent capricieux. Puis, avec une grâce naturelle, elle glissa dans l’eau accueillante.
La rivière semblait l’envelopper dans une étreinte bienveillante. Les courants doux caressaient son corps comme un murmure rassurant tandis que le zéphyr jouait avec ses cheveux roux qui se transformaient en mèches lisses et ruisselantes sous l’effet de l’eau. Florentina plongea la tête sous la surface, laissant ses bouclettes se plaquer contre sa peau de velours. Sous la voûte émaillée des arbres feuillus, elle se sentait comme une nymphe dans son royaume secret.
Les yeux fixés sur la cime des feuillages qui dansaient au gré du vent, elle leva lentement les bras vers le ciel, comme si elle cherchait à effleurer les nuages. Puis elle ferma les yeux et se laissa tournoyer doucement au gré du courant paisible. Une sensation d’apesanteur l’envahit, libérant son esprit de toute tension accumulée. Chaque élément autour d’elle semblait transfiguré : les brins d’herbe devenaient des émeraudes scintillantes, les reflets sur l’eau se changeaient en saphirs étincelants, ses cheveux roux prenaient la teinte ardente du rubis tandis que ses yeux brillants renvoyaient l’éclat du diamant.
Florentina prit alors conscience de l’unicité de cet instant suspendu dans le temps. Cette communion avec une nature préservée, intacte et délaissée par les hommes était plus qu’une expérience : c’était une révélation profonde. En observant son reflet ondoyant dans l’eau bleuâtre, elle ressentit une libération totale, un détachement des désirs artificiels et des conventions rigides imposées par la société moderne. Peu à peu, les mœurs et contraintes sociales s’effaçaient pour laisser place à une liberté vierge et sacrée.
Immergée dans cette rivière vivifiante, Florentina percevait la pulsation subtile de la vie autour d’elle. En tendant l’oreille avec attention, elle pouvait entendre le battement du cœur même de Dame Nature : un rythme ancestral qui résonnait dans chaque bruissement de feuille, chaque cascade fluide et chaque chant mélodieux d’oiseau. Cette symphonie harmonieuse semblait unir Florentina à ce sanctuaire naturel secret.
Elle se sentait transportée hors du temps et des limites humaines – dans un lieu originel où tout existait avant la philosophie, avant la religion ou même avant l’écriture. Dans cette forêt primordiale où régnait un équilibre parfait entre chaos et harmonie naturelle, Florentina accédait à une sagesse profonde : celle du bon sens universel et de l’ordre immuable des choses.
La jouvencelle baignait dans une sérénité absolue, trouvant dans cet environnement préservé non seulement un refuge mais aussi une source inépuisable d’inspiration et de paix intérieure. La rivière était devenue son temple sacré ; chaque goutte d’eau semblait porter en elle un fragment de vérité éternelle.