Au café du Woodrock
13 janvier 2016
Illustration par Kura Kaminari

C’était un soir de pluie. Les gouttes s’écrasaient sur les trottoirs déserts, dessinant des éclats fugaces sous les lampadaires vacillants. Un vent froid balayait les rues silencieuses, chassant les rares passants qui se hâtaient de rentrer chez eux. À première vue, rien ne semblait troubler la tranquillité de cette nuit.
Dans le petit café du coin, le Woodrock, un homme était assis au comptoir. Frank, un quinquagénaire français à la carrure imposante, observait la pluie ruisseler sur la vitre embuée. Sa chemise canadienne rouge et son pantalon cargo kaki lui donnaient l’air d’un aventurier fatigué par la vie. Sa barbe blanche soigneusement taillée trahissait une certaine coquetterie, mais ses yeux injectés de sang racontaient une autre histoire : celle d’un homme usé par des années de magouilles et de mauvais choix.
Frank fit signe au barman de remplir son verre. Aussitôt servi, il avala d’une traite le liquide rougeâtre avant de plaquer le verre contre le comptoir. Son regard se perdit à nouveau dans les reflets de la rue, où les lignes électriques oscillaient sous le vent. Non loin, une silhouette élégante s’approchait du café : un homme coiffé d’un Borsalino ébène.
La porte s’ouvrit dans un grincement feutré. L’homme entra avec assurance, secouant son veston rouge vif pour en chasser quelques gouttes de pluie. C’était Khadir, un Africain mince à la barbiche soigneusement taillée. Ses gants blancs contrastaient avec sa tenue tape-à-l’œil, mais son regard était empreint d’une froideur calculatrice.
Frank lui fit signe de venir s’asseoir à ses côtés. Khadir commanda un café noisette avant de s’installer sur le tabouret voisin.
— Content de te revoir, Khadir, lança Frank avec un sourire forcé.
— Ouais, répondit Khadir sans détourner le regard du percolateur.
Frank hésita un instant avant de reprendre :
— Écoute… J’ai réfléchi à tout ça… et j’suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
Khadir haussa un sourcil sans se retourner.
— Tu mens.
— Quoi ? Mais non ! J’ai une famille… des gosses… J’peux pas me permettre ça.
— Et les autres fois ? Tu les as oubliées ? rétorqua Khadir en allumant une Dunhill avec une lenteur exaspérante.
Frank soupira profondément avant d’ajouter :
— C’est pas pareil. Cette fois-ci, c’est risqué. Chuis fiché, tu l’sais bien ! Ils attendent juste que je fasse une connerie pour m’entuber.
Khadir tira une bouffée de sa cigarette et fixa Frank droit dans les yeux.
— Si t’étais pas prêt à prendre des risques, tu m’aurais pas fait venir ici. Alors dis-moi pourquoi on est là.
Frank hésita avant de lâcher :
— J’ai un contact. Il dit qu’une Ford Mustang rouge immatriculée en Espagne va passer la frontière franco-suisse ce soir. Elle est chargée de coke sous la caisse. Si tout se passe bien, elle sera garée dans l’entrepôt désaffecté de Borex dans deux heures.
Khadir hocha la tête lentement.
— Et ton contact ? Qui c’est ?
Frank détourna le regard vers une table au fond du café où un homme lisait tranquillement son journal.
— Le Viet ? murmura Khadir avec mépris en suivant son regard.
— Oui… répondit Frank en baissant les yeux.
Khadir écrasa sa cigarette dans le cendrier avec agacement.
— Hors de question. Je bosse pas avec ces gens-là. Mon frère a fait confiance à ces Citrons pendant la guerre et ça lui a coûté la vie. Je ne répéterai pas ses erreurs.
Frank posa une main ferme sur le bras de Khadir et murmura :
— Écoute-moi bien… C’est une opportunité unique ! De l’argent facile comme on n’en aura jamais plus l’occasion ! On prend la caisse et on disparaît sans laisser de traces !
Khadir détourna le regard avec un sourire sarcastique :
— T’as l’air d’un vieux camé qui essaie de me vendre du crystal…
Après quelques instants d’hésitation, Khadir finit par céder :
— D’accord… Mais dis-lui bien qu’il n’a pas besoin de venir me serrer la main.
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La pluie avait cessé lorsque Frank retrouva ses deux complices près d’une vieille Lancia Zagato garée non loin du village de Borex. Xuân Quang, le Vietnamien silencieux au regard perçant, était déjà au volant. Vêtu d’un uniforme noir et arborant une chaîne militaire autour du cou, il semblait concentré sur leur mission.
Khadir grogna en prenant place à l’arrière :
— Ça m’emmerde d’être avec lui… Je ne le sens pas ton gars…
Frank tenta de calmer son ami :
— Arrête tes conneries ! On a besoin de lui pour ce coup-là !
Xuân Quang resta impassible aux provocations tandis qu’il démarrait la voiture pour rejoindre leur cible : l’entrepôt désaffecté où la Ford Mustang rouge était censée être garée.
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L’entrepôt était plongé dans l’obscurité lorsque les trois hommes arrivèrent sur place. Le terrain raviné était jonché de débris métalliques et de morceaux de verre brisé. La Mustang était là, immobile sous les faisceaux des lampadaires extérieurs.
Xuân Quang inspecta les lieux avec prudence avant de murmurer :
— Ça sent le piège…
Khadir acquiesça en silence tandis que Frank réajustait nerveusement son holster contenant un MAC 50 calibre 9 mm Parabellum.
Soudain, des projecteurs s’allumèrent en rafale autour d’eux, inondant l’entrepôt d’une lumière crue et aveuglante. Une voix forte résonna :
— Personne ne vole les Bertolozzi !
Les cliquetis métalliques des armes automatiques retentirent immédiatement après. Une pluie de balles s’abattit sur eux, ricochant sur les conteneurs rouillés et soulevant des éclats de béton.
— Merde ! hurla Frank en se jetant derrière une benne métallique.
Khadir plongea à couvert derrière un vieux chariot élévateur tandis que Xuân Quang, fidèle à son sang-froid légendaire, ripostait avec précision. Ses tirs étaient méthodiques, presque chirurgicaux, mais il savait qu’ils étaient en infériorité numérique.
— On est foutus si on reste là ! cria Khadir en rechargeant son arme.
Frank hocha la tête frénétiquement tout en tirant à l’aveuglette par-dessus le bord de sa cachette. La peur se lisait sur son visage ; il n’était pas fait pour ce genre de chaos.
Xuân Quang analysa rapidement leur situation. Il repéra une sortie latérale à quelques mètres, mais elle était exposée aux tirs ennemis. Il prit une décision rapide :
— Khadir ! Couvre-moi ! Je vais ouvrir un passage !
Sans attendre de réponse, il bondit hors de sa cachette et tira plusieurs rafales pour distraire leurs assaillants. Khadir obéit malgré lui, tirant frénétiquement pour maintenir la pression.
Mais tout bascula lorsque Khadir fut touché en pleine poitrine par une rafale ennemie. Il s’effondra lourdement au sol, son arme glissant hors de sa portée.
— Khadir ! hurla Frank en sortant brièvement de sa cachette avant de se raviser sous une nouvelle pluie de balles.
Xuân Quang se précipita vers son compagnon blessé. Ignorant ses protestations faibles, il le souleva sur son épaule avec une force surprenante pour sa stature mince.
— Laisse-moi… murmura Khadir entre deux râles d’agonie.
— Pas question, répondit Xuân Quang d’un ton ferme.
Il ouvrit la voie vers la sortie latérale en tirant des coups de feu pour maintenir les mafieux à distance. Frank tenta maladroitement de suivre mais trébucha sur des gravats. Alors qu’il se relevait péniblement, Xuân Quang se retourna brièvement et pointa son arme sur lui.
— Désolé, Frank… murmura-t-il avant d’appuyer sur la détente.
Le corps du Français s’effondra lourdement au sol tandis que Xuân Quang disparaissait dans l’obscurité avec Khadir sur l’épaule.
Dehors, la pluie redoublait d’intensité. Les gouttes s’écrasaient sur le pare-brise fissuré de leur vieille Lancia Zagato garée non loin du bâtiment. Xuân Quang déposa doucement le corps inerte de Khadir sur le siège arrière avant de démarrer en trombe sous une pluie battante qui venait de reprendre.
La course-poursuite fut brève mais intense : les forces suisses avaient déjà bloqué toutes les issues principales autour du village. La Lancia Zagato finit par perdre le contrôle dans un virage serré et s’écrasa contre une barrière métallique après plusieurs tonneaux spectaculaires.
Xuân Quang sortit péniblement du véhicule avec son arme encore chargée. Son visage était maculé de sang et ses mouvements étaient hésitants, mais il refusait d’abandonner. Derrière lui, Khadir gisait sans vie à l’arrière du véhicule accidenté.
Les sirènes retentissaient dans la nuit tandis que les policiers suisses encerclaient la scène avec prudence. L’un d’eux cria dans un mégaphone :
— Lâchez votre arme et mettez vos mains en l’air !
Xuân Quang leva lentement son pistolet avant de viser l’un des officiers. Il n’entendit que la première détonation avant que son corps ne soit criblé par une rafale synchronisée des forces de l’ordre.
Dans l’obscurité silencieuse qui suivit le chaos, les Bertolozzi roulaient tranquillement avec leur précieuse cargaison intacte dans leur Ford Mustang rouge étincelante…
Ils disparurent dans l’horizon sombre sans jamais revenir ni regarder derrière eux.
Les cliquetis métalliques des armes automatiques retentirent immédiatement...